CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 2

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à M. Fabry.

 

6 Janvier 1771.

 

 

          Ce que vous me faites l’honneur de me mander, monsieur, est bien vraisemblable. Je ne me croyais sûr que de M. le marquis de Monteynard, par un de ses parents qui me l’avait mandé il y a près de huit jours.

 

          M. le marquis d’Ossun serait un choix heureux. Il favoriserait en Espagne, de tout son pouvoir, le commerce de ma petite colonie, et il l’avait protégé avec un zèle étonnant.

 

          On m’avait déjà parlé de M. l’évêque d’Orléans, qui s’était brouillé, dit-on, avec M. l’archevêque de Reims ; mais j’avais beaucoup de peine à croire cette nouvelle.

 

          Je ne puis concevoir comment M. le prince de Condé ayant pris place au conseil le 30, toute la France n’en ait pas été instruite.

 

          Il me semble que M. de Boynes (1) avait bien peu de rapport avec la marine ; mais il y a des génies qui sont propres à tout.

 

          Nous ne manquerons pas de ministres ; mais sans les soins que vous prenez, monsieur, pour la province, nous pourrions bien manquer de pain. Mille tendres respects.

 

 

1 – Bourgeois de Boynes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

A Ferney, 7 Janvier 1771.

 

 

          Voici, monsieur, le temps de neige où je suis mort, et je me soulève un peu de mon tombeau pour vous dire que c’est avec vous que je voudrais vivre.

 

          Je fais une grande perte dans M. le duc et dans madame la duchesse de Choiseul. On ne peut compter sur rien de ce qui dépend de la cour. Le premier homme de l’Etat n’est jamais sûr de coucher chez lui. Vous ne connaissez pas chez vous de pareils orages ; vous jouissez du moins d’une tranquillité assurée, et je tiens cette possession bien préférable aux autres.

 

          On dit qu’il va paraître, en Pologne, quelque ombre de pacification. Cela vous intéresse : je vous crois toujours attaché au roi. Votre Pologne est assurément pire que la France ; non seulement on ne couche pas chez soi dans ce pays-là, mais on y est tué sur le pas de sa porte.

 

          Voici un petit ouvrage (1) que vous ne connaissez probablement pas, et que je vous envoie pour vos étrennes. Je vous embrasse de tout mon cœur, et vous souhaite tout plein de bonnes années.

 

 

1 – L’opuscule intitulé : Dieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 9 janvier 1771.

 

 

          Je suis obligé d’importuner mon héros pour des pauvretés académiques : cela n’est pas fort intéressant, surtout par le temps qui court. Mais on me mande que vous voulez avoir pour confrère un président de Bourgogne, nommé de Brosses. Je vous demande en grâce, monseigneur, de ne me le donner que pour mon successeur ; il n’attendra pas longtemps, et vous me feriez mourir de chagrin plus tôt qu’il ne faut, si vous protégiez cet homme, qui est en vérité bien peu digne d’être protégé par mon héros. Daignez seulement jeter les yeux sur la copie de la lettre (1) que j’ai écrite sur cette petite affaire, et vous verrez si je ne mourrais pas de mort subite en cas que M. de Brosses fût académicien de mon vivant. Je vous supplie de ne point faire descendre mes cheveux blancs avec tristesse en enfer, comme dit la sainte Ecriture ; mais je vous supplie encore plus de me conserver vos bontés.

 

 

1 – A Le Goux de Gerland, du 2 janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

9 Janvier 1771.

 

 

          Je ne crois pas, mon cher Baron (1), que madame Denis vous ait encore écrit ; mais moi je vous écris, quoi que vous en disiez, et c’est pour vous dire que je vous ai envoyé une Sophonisbe de M. Lantin, que s’il faut encore quelques vers, ils sont tout prêts, mais que je doute fort qu’on joue cette pièce.

 

          Les Pélopides de M. Durand (2) seraient plus faits pour la nation  il y a là une petite pointe d’adultère qui ne réussirait pas mal ; il y a même un inceste assez galant et très honnête ; on ne peut pas faire un enfant avec un beau-frère avec plus de modestie. La vengeance est dure, je l’avoue ; mais cela se pardonne dans un premier mouvement.

 

          Un des malheurs de Crébillon (et ses malheurs sont innombrables) c’était de se venger après vingt ans de cocuage, et de se venger par plaisir, comme on fait une partie de chasse. M. Durand a mis beaucoup de nouvelles nuances à son enseigne à bière ; il a fait un cinquième acte tout battant neuf. Il a prié M. d’Argental de lui renvoyer toute l’ancienne copie ; il vous en fera tenir un autre incessamment. Il faut, s’il vous plaît, le plus profond secret.

 

          Il ne serait pas mal de savoir de M. d’Argental si on pourrait faire jouer cela pour le mariage (3), en s’adressant à M. le duc de Duras.

 

 

          Voilà le sommaire de tous les articles. Pressez-vous de me répondre ; car je me meurs, et je veux savoir à quoi m’en tenir avant ma mort. Ma dernière volonté est que je vous aime de tout mon cœur.

 

 

1 – Allusion à l’acteur de ce nom. (K.)

2 – Pseudonyme de Voltaire.(G.A.)

3 – Du comte de Provence. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

11 Janvier 1771 (1).

 

 

          Eh bien ! madame ; vous aurez des marcassites montées sur de l’argent avec crochet d’or. C’est sur cela qu’on attendait vos ordres pour travailler, parce qu’il faut que le metteur en œuvre travaille pour la montre : il y a longtemps qu’elle est commencée. Savez-vous bien qu’il faut cinquante paires de mains pour faire une montre, et que ce n’est pas une petite affaire d’avoir établi trois fabrique dans un village, en neuf mois de temps ?

 

          Je persiste toujours à croire qu’il est très permis d’écrire des balivernes à des dames qui sont, comme moi, à la campagne au mois de janvier.

 

          A propos de balivernes, j’en attends cinq, et même six, que je vous ai supplié de vouloir bien me renvoyer. Je vous avais bien dit qu’il fallait absolument vingt-deux jours à ce jeune homme ; il les a employés le mieux qu’il a pu pour plaire à mes anges. Cette plaisanterie devient très sérieuse Il faudrait, avant que je mourusse, que j’enterrasse Crébillon, qui m’avait enterré. J’ai revu son Atrée ; cela m’a paru le tombeau du sens commun, de la grammaire et de la poésie. On croirait que c’est l’ouvrage d’un Vandale qui a quelque génie, et qui a mal appris notre langue. Ce sera à vous à voir s’il faudra mettre le duc de Duras dans la confidence.

 

          Au reste, ne croyez pas que je fasse ces tours de force tous les six mois ; j’ai baissé beaucoup depuis ce temps-là, et j’ai pensé mourir ces jours-ci.

 

          Je vous supplie, quand vous écrirez à votre ami (2), de vouloir bien lui dire qu’il y a un vieux sorcier, au milieu des neiges de la Suisse, qui lui est attaché pour le reste de sa vie. Mille tendres respects à mes deux anges.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Praslin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à FRÉDÉRIC-GUILLAUME.

 

A Ferney, 11 Janvier 1771.

 

 

          Monseigneur, j’ai été tout près d’aller savoir des nouvelles positives de cet autre monde qui a si souvent troublé celui-ci, quand on n’avait rien de mieux à faire. Mon âge et mes maladies me jettent souvent sur les frontières de ce vaste pays inconnu, où tout le monde va, et dont personne ne revient. C’est ce qui m’a privé pendant quelques jours de l’honneur et du plaisir de répondre à votre dernière lettre. Il est beau à un jeune prince tel que vous de s’occuper de ces pensées philosophiques qui n’entrent pas dans la tête de la plupart des hommes ; mais aussi il faut que ceux qui sont nés pour les gouverner en sachent plus qu’eux. Il est juste que le berger soit plus instruit que le troupeau.

 

          Je prends la liberté de vous envoyer tout ce que je sais sur ces importantes questions dont votre altesse royale m’a fait l’honneur de me parler. Vous verrez que ma science est bien bornée ; et vous vous en direz cent fois plus que je n’en dis dans ce petit extrait (1). Il est tiré d’un petit livre intitulé Question sur l’Encyclopédie, dont on vient d’imprimer trois volumes. J’ai l’honneur d’envoyer à votre altesse royale ces trois tomes par les chariots de poste. Le quatrième n’est pas achevé, l’état où je suis en retarde l’impression ; mais rien ne peut retarder mon empressement de répondre à la confiance dont vous m’honorez.

 

          Le système des athées m’a toujours paru très extravagant. Spinosa lui-même admettait une Intelligence universelle. Il ne s’agit plus que de savoir si cette Intelligence a de la justice. Or il me paraît impertinent d’admettre un Dieu injuste. Tout le reste semble caché dans la nuit. Ce qui est sûr, c’est que l’homme de bien n’a rien à craindre. Le pis qui lui puisse arriver, c’est de n’être point ; et s’il existe, il sera heureux. Avec ce seul principe on peut marcher en sûreté, et laisser dire tous les théologiens, qui n’ont jamais dit que des sottises. Il faut des lois aux hommes, et non pas de la théologie  et avec les lois et les armes sagement employées dans la vie présente, un grand prince peut attendre à son aise la vie future. Je suis avec un profond respect, etc.

 

 

1 – La brochure sur Dieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

Ferney, 11 janvier 1771.

 

 

          J’étais, monseigneur, en colère comme Ragotin (1) quand on ne lui ouvrait pas la porte assez tôt : je grondais votre éminence dans le temps même que vous m’écriviez, et que je vous devais des remerciements.

 

          Si je réussis dans ma prédiction (2), je ne vous importunerai point pour les Etats du pape, mais je demanderai votre protection pour ceux du grand-Turc. C’était là le grand objet du commerce de ma colonie. Cette branche a été anéantie par la guerre avec les Russes. Le roi de Prusse m’a enlevé douze familles qui devaient s’établir dans mon hameau ; et les fermiers-généraux en ont fait déserter deux par leurs petites persécutions. Mais si Moustapha me reste, je suis trop heureux. Je vous prierai donc de faire au plus tôt la paix entre lui et la victorieuse Catherine II. C’est la grâce que j’attends, si vous retournez de Rome à Versailles, comme je l’espère. Quoi qu’il arrive, je suis sûr que vous serez heureux soit à Versailles, soit à Rome.

 

Est Ulubris, est hic, animus si te non deficit æquus.

 

HOR.,lib. I, ep. XI.

 

          Agréez toujours, monseigneur, les tendres respects de ce vieillard si colère.

 

 

1 – Voir le Roman comique, de Scarron. (G.A.)

2 –Voyez à la date du 3 janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Necker.

 

A Ferney, 14 Janvier 1771.

 

 

          Je n’écris jamais, madame, de lettres du jour de l’an ; mais mon cœur vous est attaché tous les jours de ma vie.

 

          Vous souvenez-vous que vous m’exhortâtes, il y a quelques mois, à réfuter le Système de la Nature, qui m’a toujours paru le système de la folie et de l’ignorance ? Je vous soumets ce que j’en ai écrit dans le quatrième tome des Questions sur l’Encyclopédie : il est juste de présenter mes idées sur la Divinité à un de ses plus charmants ouvrages.

 

          Agréez, madame, vous et monsieur Necker, mes très humbles hommages. Vous devez tous deux bien regretter celui que je regrette ; car je sais qu’il estimait M. Necker infiniment.

 

 

 

 

 

à M. Maigrot.

 

A Ferney, 14 Janvier (1).

 

 

          Je ne savais pas, monsieur, les obligations que je vous avais, et je vous assure que vous ne pouviez pas placer vos bontés plus à propos. On mande que monseigneur le duc de Bouillon me doit cinq années de mes rentes ; c’est ce que j’ignore entièrement. Tout ce que je sais, c’est que je me trouve dans la situation la plus triste, ayant fondé dans mes déserts une colonie et des manufactures assez considérables, que M. le duc de Choiseul avait protégées avec la plus grande générosité. Je me trouve à présent sur le point d’être ruiné avec elles, si on ne me paie point ce qu’on me doit.

 

          Je vous demande en grâce de vouloir bien prendre un peu mon parti auprès de M. Berard (2). Il faut que je fournisse de l’or tous les jours à mes colons qui travaillent en horlogerie. Je leur ai établi un commerce en Espagne, en Turquie et en Russie ; tout cela va tomber si je ne suis pas secouru.

 

          Monseigneur le duc de Bouillon fera subsister deux cents personnes, s’il ordonne à M. Berard de me payer tout ce qui m’est dû. Je vous supplie, monsieur, de lui présenter mes respects et mes besoins. Je compte sur sa générosité et sur sa justice, comme sur la vôtre. J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Capitaine de vaisseau dans la compagnie des Indes, qui disparut et lui emporta beaucoup d’argent. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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