DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 12

Publié le par loveVoltaire

DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 12

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A comme ART DRAMATIQUE.

 

 

 

 

DE L’OPÉRA.

                                         

 

 

 

 

          C’est à deux cardinaux que la tragédie et l’opéra doivent leur établissement en France ; car ce fut sous Richelieu que Corneille fit son apprentissage, parmi les cinq auteurs que ce ministre faisait travailler, comme des commis, aux drames dont il formait le plan, et où il glissait souvent nombre de très mauvais vers de sa façon ; et ce fut lui encore qui, ayant persécuté le Cid, eut le bonheur d’inspirer à Corneille ce noble dépit et cette généreuse opiniâtreté qui lui fit composer les admirables scènes des Horaces et de Cinna.

 

          Le cardinal Mazarin fit connaître aux Français l’opéra, qui ne fut d’abord que ridicule, quoique le ministre n’y travaillât point.

 

          Ce fut en 1647 qu’il fit venir pour la première fois une troupe entière de musiciens italiens, des décorateurs et un orchestre ; on représenta au Louvre la tragi-comédie d’Orphée en vers italiens et en musique : ce spectacle ennuya tout Paris. Très peu de gens entendaient l’italien ; presque personne ne savait la musique, et tout le monde haïssait le cardinal : cette fête, qui coûta beaucoup d’argent, fut sifflée : et bientôt après les plaisants de ce temps-là « firent le grand ballet, et le branle de la fuite de Mazarin, dansé sur le théâtre de la France par lui-même et ses adhérents. » Voilà toute la récompense qu’il eut d’avoir voulu plaire à la nation.

 

          Avant lui on avait eu des ballets en France dès le commencement du seizième siècle ; et dans ces ballets il y avait toujours eu quelque musique d’une ou deux voix, quelquefois accompagnées de chœurs qui n’étaient guère autre chose qu’un plain-chant grégorien. Les filles d’Achéloüs, les sirènes, avaient chanté en 1582 aux noces du duc de Joyeuse ; mais c’étaient d’étranges sirènes.

 

          Le cardinal Mazarin ne se rebuta pas du mauvais succès de son opéra italien ; et lorsqu’il fut tout-puissant, il fit revenir ses musiciens italiens qui chantèrent les Nozze di Peleo e di Tetide en trois actes, en 1654. Louis XIV y dansa ; la nation fut charmée de voir son roi, jeune, d’une taille majestueuse et d’une figure aussi aimable que noble, danser dans sa capitale après en avoir été chassé ; mais l’opéra du cardinal n’ennuya pas moins Paris pour la seconde fois.

 

          Mazarin persista ; il fit venir en 1660 le signor Cavalli, qui donna dans la grande galerie du Louvre l’opéra de Xerxès, en cinq actes : les Français  bâillèrent plus que jamais, et se crurent délivrés de l’opéra italien par la mort de Mazarin, qui donna lieu en 1661 à mille épitaphes ridicules, et à presque autant de chansons qu’on en avait fait contre lui pendant sa vie.

 

          Cependant les Français voulaient aussi dès ce temps-là même avoir un opéra dans leur langue, quoiqu’il n’y eût pas un seul homme dans le pays qui sût faire un trio, ou jouer passablement du violon ; et dès l’année 1659, un abbé Perrin, qui croyait faire des vers, et un Cambert, intendant de douze violons de la reine-mère, qu’on appelait la musique de France, firent chanter dans le village d’Issi une pastorale qui, en fait d’ennui, l’emportait sur les Hercole amante et sur les Nozze di Peleo.

 

          En 1669, le même abbé Perrin et le même Cambert s’associèrent avec un marquis de Sourdeac, grand machiniste, qui n’était pas absolument fou, mais dont la raison était très particulière, et qui se ruina dans cette entreprise. Les commencements en parurent heureux ; on joua d’abord Pomone, dans laquelle il était beaucoup parlé de pommes et d’artichauts.

 

          On représenta ensuite les Peines et les Plaisirs de l’Amour ; et enfin Lulli, violon de Mademoiselle, devenu surintendant de la musique du roi, s’empara du jeu de paume qui avait ruiné le marquis de Sourdeac. L’abbé Perrin inruinable se consola dans Paris à faire des élégies et des sonnets, et même à traduire l’Enéide de Virgile en vers qu’il disait héroïques. Voici comme il traduit, par exemple, ces deux vers du cinquième livre de l’Enéide (v. 480) :

 

Arduus, effractoque illisit in ossa cerebro,

Sternitur, exanimisque tremens procumbit humi bos.

 

Dans ses os fracassés enfonce son éteuf,

Et tout tremblant, et mort, en bas tombe le bœuf.

 

          On trouve son nom souvent dans les Satires de Boileau, qui avait grand tort de l’accabler ; car il ne faut se moquer ni de ceux qui font du bon, ni de ceux qui font du très mauvais, mais de ceux qui, étant médiocres, se croient des génies, et font les importants.

 

          Pour Cambert, il quitta la France de dépit, et alla faire exécuter sa détestable musique chez les Anglais, qui la trouvèrent excellente.

 

          Lulli, qu’on appela bientôt monsieur de Lulli s’associa très habilement avec Quinault, dont il sentait tout le mérite, et qu’on n’appela jamais monsieur de Quinault. Il donna dans son jeu de paume de Bélair, en 1672, les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, composées par ce poète aimable ; mais ni les vers ni la musique ne furent dignes de la réputation qu’ils acquirent depuis ; les connaisseurs seulement estimèrent beaucoup une traduction de l’ode charmante d’Horace (liv. II, od. IX) :

 

Donec gratus eram tibi,

Nec quisquam potior brachia candidæ

Cervici juvenis dabat,

Persarum vigui rege beatior.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

          Cette ode, en effet, est très gracieusement rendue en français, mais la musique en est un peu languissante.

 

          Il y eut des bouffonneries dans cet opéra, ainsi que dans Cadmus et dans Alceste. Ce mauvais goût régnait à la cour dans les ballets, et les opéras italiens étaient remplis d’arlequinades. Quinault ne dédaigna pas de s’abaisser jusqu’à ces platitudes :

 

Tu fais la grimace en pleurant,

Je ne puis m’empêcher de rire.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Ah ! vraiment, je vous trouve bonne,

Est-ce à vous, petite mignonne,

De reprendre ce que je dis ?

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Mes pauvres compagnons, hélas !

Le dragon n’en a fait qu’un fort léger repas.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Le dragon étendu ! ne fait-il point le mort ?

 

 

          Mais dans ces deux opéras d’Alceste et de Cadmus, Quinault sut insérer des morceaux admirables de poésie. Lulli sut un peu les rendre en accommodant son génie à celui de la langue française ; et comme il était d’ailleurs très plaisant, très débauché, adroit, intéressé, bon courtisan, et par conséquent aimé des grands, et que Quinault n’était que doux et modeste, il tira toute la gloire à lui. Il fit accroire que Quinault était son garçon poète, qu’il dirigeait, et qui sans lui ne serait connu que par les Satires de Boileau. Quinault, avec tout son mérite, resta donc en proie aux injures de Boileau et à la protection de Lulli.

 

          Cependant rien n’est plus beau, ni même plus sublime, que ce chœur des suivants de Pluton dans Alceste (Acte IV, scène III) :

 

Tout mortel doit ici paraître.

On ne peut naître

Que pour mourir.

De cent maux le trépas délivre :

Qui cherche à vivre,

Cherche à souffrir…

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Est-on sage

De fuir ce passage ?

C’est un orage

Qui mène au port…

Plaintes, cris, larmes,

Tout est sans armes

Contre la mort.

 

          Le discours que tient Hercule à Pluton paraît digne de la grandeur du sujet (acte IV, scène V) :

 

Si c’est te faire outrage

D’entrer par force dans ta cour,

Pardonne à mon courage,

Et fais grâce à l’amour.

 

          La charmante tragédie d’Atys, les beautés, ou nobles, ou délicates, ou naïves, répandues dans les pièces suivantes, auraient dû mettre le comble à la gloire de Quinault, et ne firent qu’augmenter celle de Lulli, qui fut regardé comme le dieu de la musique. Il avait en effet le rare talent de la déclamation : il sentit de bonne heure que la langue française étant la seule qui eût l’avantage des rimes féminines et masculines, il fallait la déclamer en musique différemment de l’italien. Lulli inventa le seul récitatif qui convînt à la nation, et ce récitatif ne pouvait avoir d’autre mérite que celui de rendre fidèlement les paroles. Il fallait encore des acteurs, il s’en forma ; c’était Quinault qui souvent les exerçait, et leur donnait l’esprit du rôle et l’âme du chant. Boileau (Satire X, 141-42) dit que les vers de Quinault étaient des

 

.  .  .  .  Lieux communs de morale lubrique,

Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.

 

          C’était au contraire Quinault qui réchauffait Lulli. Le récitatif ne peut être bon qu’autant que les vers le sont : cela est si vrai qu’à peine, depuis le temps de ces deux hommes faits l’un pour l’autre, y eut-il à l’Opéra cinq ou six scènes de récitatif tolérables.

 

          Les ariettes de Lulli furent très faibles ; c’étaient des barcarolles de Venise. Il fallait, pour ces petits airs, des chansonnettes d’amour aussi molles que les notes. Lulli composait d’abord les airs de tous ces divertissements ; le poète y assujettissait les paroles. Lulli forçait Quinault d’être insipide ; mais les morceaux vraiment poétiques de Quinault n’étaient certainement pas des lieux communs de morale lubrique. Y a-t-il beaucoup d’odes de Pindare plus fières et plus harmonieuses que ce couplet de l’opéra de Proserpine ? (Acte I, scène I.)

 

Les superbes géants, armés contre les dieux,

Ne nous donnent plus d’épouvante ;

 Ils sont ensevelis sous la masse pesante

Des monts qu’ils entassaient pour attaquer les cieux.

Nous avons vu tomber leur chef audacieux

Sous une montagne brûlante :

Jupiter l’a contraint de vomir à nos yeux

Les restes enflammés de sa rage expirante ;

Jupiter est victorieux,

Et tout cède à l’effort de sa main foudroyante.

Goûtons dans ces aimables lieux

Les douceurs d’une paix charmante.

 

          L’avocat Brossette a beau dire, l’ode sur la prise de Namur, « avec ses monceaux de piques, de corps morts, de rocs, de briques, » est aussi mauvaise que ces vers de Quinault sont bien faits. Le sévère auteur de l’Art poétique, si supérieur dans son seul genre, devait être plus juste envers un homme supérieur aussi dans le sien ; homme d’ailleurs aimable dans la société, homme qui n’offensa jamais personne, et qui humilia Boileau en ne lui répondant point.

 

          Enfin, le quatrième acte de Roland et toute la tragédie d’Armide furent des chefs-d’œuvre de la part du poète ; et le récitatif du musicien sembla même en approcher. Ce fut pour l’Arioste et pour le Tasse, dont ces deux opéras sont tirés, le plus bel hommage qu’on leur ait jamais rendu.

 

 

 

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