DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ART DRAMATIQUE - Partie 11
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A comme ART DRAMATIQUE.
COMÉDIE.
En parlant de la tragédie, je n’ai point osé donner de règles ; il y a plus de bonnes dissertations que de bonnes pièces ; et si un jeune homme qui a du génie veut connaître les règles importantes de cet art, il lui suffira de lire ce que Boileau en dit dans son Art poétique, et d’en être bien pénétré : j’en dis autant de la comédie.
J’écarte la théorie, et je n’irai guère au-delà de l’historique. Je demanderai seulement pourquoi les Grecs et les Romains firent toutes leurs comédies en vers, et pourquoi les modernes ne les font souvent qu’en prose ? N’est-ce point que l’un est beaucoup plus aisé que l’autre, et que les hommes en tout genre veulent réussir sans beaucoup de travail ? Fénelon fit son Télémaque en prose parce qu’il ne pouvait le faire en vers.
L’abbé d’Aubignac, qui, comme prédicateur du roi, se croyait l’homme le plus éloquent du royaume, et qui, pour avoir lu la Poétique d’Aristote, pensait être le maître de Corneille, fit une tragédie en prose, dont la représentation ne put être achevée, et que jamais personne n’a lue.
La Motte, s’étant laissé persuader que son esprit était infiniment au-dessus de son talent pour la poésie, demanda pardon au public de s’être abaissé jusqu’à faire des vers. Il donna une ode en prose et une tragédie en prose ; et on se moqua de lui. Il n’en a pas été de même de la comédie ; Molière avait écrit son Avare en prose pour le mettre ensuite en vers ; mais il parut si bon, que les comédiens voulurent le jouer tel qu’il était, et que personne n’osa depuis y toucher.
Au contraire, le Convive de Pierre, qu’on a si mal à propos appelé le Festin de Pierre, fut versifié après la mort de Molière par Thomas Corneille, et est toujours joué de cette façon.
Je pense que personne ne s’avisera de versifier le George Dandin. La diction en est si naïve, si plaisante, tant de traits de cette pièce sont devenus proverbes, qu’il semble qu’on les gâterait si on voulait les mettre en vers.
Ce n’est pas peut-être une idée fausse de penser qu’il y a des plaisanteries de prose et des plaisanteries de vers. Tel bon conte, dans la conversation, deviendrait insipide s’il était rimé ; et tel autre ne réussira bien qu’en rimes. Je pense que monsieur et madame de Sottenville, et madame la comtesse d’Escarbagnas, ne seraient point si plaisants s’ils rimaient. Mais dans les grandes pièces remplies de portraits, de maximes, de récits, et dont les personnages ont des caractères fortement dessinés, telles que le Misanthrope, le Tartufe, l’Ecole des femmes, celle des Maris, les Femmes savantes, le Joueur, les vers me paraissent absolument nécessaires ; et j’ai toujours été de l’avis de Michel Montaigne, qui dit que « la sentence, pressée aux pieds nombreux de la poésie, s’eslance bien plus brusquement, et me fiert d’une plus vifve secousse. »
Ne répétons point ici ce qu’on a tant dit de Molière ; on sait assez que dans ses bonnes pièces il est au-dessus des comiques de toutes les nations anciennes et modernes. Despréaux a dit (Epître VII, 33-38) :
Mais sitôt que d’un trait de ses fatales mains
La Parque l’eut rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée.
L’aimable Comédie, avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
Put plus est un peu rude à l’oreille ; mais Boileau avait raison.
Depuis 1673, année dans laquelle la France perdit Molière, on ne vit pas une seule pièce supportable jusqu’au Joueur du trésorier de France Regnard, qui fut joué en 1697 ; et il faut avouer qu’il n’y a eu que lui seul, après Molière, qui ait fait de bonnes comédies en vers. La seule pièce qu’on ait eue depuis lui a été le Glorieux de Destouches, dans laquelle tous les personnages ont été généralement applaudis, excepté malheureusement celui du Glorieux qui est le sujet de la pièce.
Rien n’étant si difficile que de faire rire les honnêtes gens, on se réduisit enfin à donner des comédies romanesques qui étaient moins la peinture fidèle des ridicules, que des essais de tragédies bourgeoises ; ce fut une espèce bâtarde qui, n’étant ni comique ni tragique, manifestait l’impuissance de faire des tragédies et des comédies. Cette espèce cependant avait un mérite, celui d’intéresser ; et, dès qu’on intéresse, on est sûr du succès. Quelques auteurs joignirent aux talents que ce genre exige, celui de semer leurs pièces de vers heureux. Voici comme ce genre s’introduisit.
Quelques personnes s’amusaient à jouer dans un château de petites comédies qui tenaient de ces farces qu’on appelle parades : on en fit une en l’année 1752 (1), dont le principal personnage était le fils d’un négociant de Bordeaux, très bon homme et marin fort grossier, lequel croyant avoir perdu sa femme et son fils, venait se remarier à Paris, après un long voyage dans l’Inde.
Sa femme était une impertinente qui était venue faire la grande dame dans la capitale, manger une grande partie du bien acquis par son mari, et marier son fils à une demoiselle de condition. Le fils, beaucoup plus impertinent que la mère, se donnait des airs de seigneur ; et son plus grand air était de mépriser beaucoup sa femme, laquelle était un modèle de vertu et de raison. Cette jeune femme l’accablait de bons procédés sans se plaindre, payait ses dettes secrètement quand il avait joué et perdu sur sa parole, et lui faisait tenir de petits présents très galants sous des noms supposés. Cette conduite rendait notre jeune homme encore plus fat ; le marin revenait à la fin de la pièce, et mettait ordre à tout.
Une actrice de Paris, fille de beaucoup d’esprit, nommée mademoiselle Quinault, ayant vu cette farce, conçut qu’on en pourrait faire une comédie très intéressante, et d’un genre tout nouveau pour les Français, en exposant sur le théâtre le contraste d’un jeune homme qui croirait en effet que c’est un ridicule d’aimer sa femme, et une épouse respectable qui forcerait enfin son mari à l’aimer publiquement. Elle pressa l’auteur d’en faire une pièce régulière, noblement écrite ; mais ayant été refusée, elle demanda permission de donner ce sujet à M. de la Chaussée, jeune homme qui faisait fort bien des vers, et qui avait de la correction dans le style. Ce fut ce qui valut au public le Préjugé à la mode. (En 1735.)
Cette pièce était bien froide après celles de Molière et de Regnard ; elle ressemblait à un homme un peu pesant qui danse avec plus de justesse que de grâce. L’auteur voulut mêler la plaisanterie aux beaux sentiments ; il introduisit deux marquis qu’il crut comiques, et qui ne furent que forcés et insipides. L’un dit à l’autre :
Si la même maîtresse est l’objet de nos vœux,
L’embarras de choisir la rendra trop perplexe.
Ma foi, marquis, il faut avoir pitié du sexe.
Le Préjugé à la mode,acte III, scène V.
Ce n’est pas ainsi que Molière fait parler ses personnages. Dès lors le comique fut banni de la comédie. On y substitua le pathétique ; on disait que c’était par bon goût, mais c’était par stérilité.
Ce n’est pas que deux ou trois scènes pathétiques ne puissent faire un très bon effet. Il y en a des exemples dans Térence ; il y en a dans Molière ; mais il faut après cela revenir à la peinture naïve et plaisante des mœurs.
On ne travaille dans le goût de la comédie larmoyante que parce que ce genre est plus aisé ; mais cette facilité même le dégrade : en un mot, les Français ne surent plus rire.
Quand la comédie fut ainsi défigurée, la tragédie le fut aussi : on donna des pièces barbares, et le théâtre tomba ; mais il peut se relever.
1 – C’était la comédie de Voltaire intitulée les Originaux, ou Monsieur du Cap Vert. Trois actes en prose. (G.A.)