CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 34

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 34

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à M. Dupont.

 

A Ferney, 15 Novembre 1765.

 

 

          Mon cher Cicéron d’Alsace, que ne puis-je être utile à votre famille ! Si le pays que vous habitez eût pu me convenir, j’aurais acheté le château d’Horbourg au lieu de celui de Ferney, et j’aurais bien trouvé le moyen de placer quelques-uns de vos enfants. Me voici depuis onze ans au pied des Alpes. La mort m’a privé de presque tous mes amis, les autres m’ont oublié ; il ne me reste que le regret de n’avoir pu servir un homme de votre mérite. Je me console par l’espérance que plusieurs princes d’Allemagne, dont vous serez le conseil, prendront soin de votre fortune.

 

          Je suis actuellement un peu embarrassé. J’ai entrepris des bâtiments et des jardins, sur la parole positive que M. Jean Maire m’avait donnée qu’il me paierait avec la plus grande exactitude. Les rentes viagères exigent qu’on ne manque jamais l’échéance ; il me fait un peu languir, et je suis obligé de renvoyer mes ouvriers, au hasard de voir l’hiver, qui est bien rude dans nos quartiers, détruire les ouvrages commencés pendant l’été. Je vous prie d’écrire un petit mot à M. Jean Maire pour l’engager à ne pas m’oublier. Je suppose qu’il n’a pas d’argent actuellement, mais il peut me fournir des lettres de change, en me faisant bon de l’escompte. Je lui ai proposé tous les tempéraments possibles ; ayez la bonté de le faire souvenir sérieusement de ses engagements, et de lui faire sentir que l’accumulation des arrérages deviendrait pour lui aussi désagréable que l’est pour moi la privation de ce qui m’est dû.

 

          Adieu, mon cher ami ; on ne peut vous être attaché plus tendrement que je le suis.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

19 Novembre 1765.

 

 

          Mon cher frère, voici des guenilles (1) qui ne sont pas miraculeuses, mais dans lesquelles un honnête impie se moque prodigieusement des miracles. Le prophète Grimm en demande quelques exemplaires ; je vous en envoie cinq. Ce ne sont là que des troupes légères qui escarmouchent ; vous m’avez promis un corps d’armée considérable. J’attends ce livre de Fréret (2), qui doit être rempli de recherches savantes et curieuses ; envoyez-moi une bonne provision ; la victoire se déclare pour nous de tous côtés. Je vous assure que dans peu il n’y aura que la canaille sous les étendards de nos ennemis, et nous ne voulons de cette canaille ni pour partisans ni pour adversaires. Nous sommes un corps de braves chevaliers défenseurs de la vérité, qui n’admettons parmi nous que des gens bien élevés. Allons, brave Diderot, intrépide d’Alembert, joignez-vous à mon cher Damilaville, courez sus aux fanatiques et aux fripons ; plaignez Blaise Pascal, méprisez Houteville et Abbadie autant que s’ils étaient Pères de l’Eglise ; détruisez les plates déclamations, les misérables sophismes, les faussetés historiques, les contradictions, les absurdités sans nombre ; empêchez que les gens de bon sens ne soient les esclaves de ceux qui n’en ont point : la génération naissant vous devra sa raison et sa liberté.

 

          Je vous ai toujours dit que M. le duc de Choiseul a une âme noble et sensible ; c’est un grand malheur qu’il soit mécontent de Protagoras.

 

          Est-il possible qu’un homme d’un esprit si supérieur que Saurin fasse toujours des pièces qui ne réussissent guère (3) ? à quoi tient donc le succès ? Des gens médiocres font des pièces qu’on joue pendant vingt ans ; on représente encore la Didon de Pompignan. Grâce au ciel, je n’ai point fait le Siège de Paris ; il y a pourtant là un certain évêque Goslin qui faisait une belle figure ; il n’exigeait point de billets de confession, mais il se battait comme un diable sur la brèche, et tuait des Normands tant qu’il pouvait. Si jamais on met des évêques sur le théâtre, comme je l’espère, je retiens place pour celui-là.

 

          N’oubliez pas de presser Briasson de tenir sa promesse (4). Je peux mourir cet hiver, et je ne veux point mourir sans avoir eu entre mes mains tout le Dictionnaire encyclopédique. Je commencerai par lire l’article VINGTIÈME.

 

          Nous vous embrassons tous.

 

 

1 – Les Lettres ou Questions sur les miracles. (G.A.)

2 – La Lettre de Thrasybule à Leucippe. (G.A.)

3 – L’Orpheline léguée, comédie en trois actes et en vers libres, de Saurin, avait été jouée sans succès le 6 Novembre. (G.A.)

4 – De lui envoyer les derniers volumes de l’Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 20 Novembre 1765.

 

 

          Il faut que vous sachiez, madame, qu’il y a près d’un mois que madame la duchesse d’Enville voulut bien se charger d’un assez gros paquet pour vous. Ce paquet, qui en contenait d’autres, est adressé à madame Florian, qui doit prendre ce qui est pour elle, et vous faire tenir ce qui est pour vous. Le départ de madame la duchesse d’Enville a été retardé de jour en jour ; mais enfin elle ne sera pas toujours à Genève.

 

          Je ne sais si ce que je vous envoie vous amusera ; mais vous verrez, dans la lettre (1) qui est jointe à ce paquet, que je vous ouvre entièrement mon cœur. Je m’y suis livré au plaisir de causer avec vous comme si j’étais au coin de votre feu. Je ne peux vous rien dire de plus que ce que je vous ai dit. Je pense sur le présent et sur l’avenir comme j’ai parlé dans ma lettre. Plus on vieillit, dit-on, plus on a le cœur dur : cela peut être vrai pour des ministres d’Etat, pour des évêques, et pour des moines ; mais cela est bien faux pour ceux qui ont mis leur bonheur dans les douceurs de la société et dans les devoirs de la vie.

 

          Je trouve que la vieillesse rend l’amitié bien nécessaire ; elle est la consolation de nos misères et l’appui de notre faiblesse, encore plus que la philosophie. Heureux vos amis, madame, qui vous consolent, et que vous consolez ! Je vous ai toujours dit que vous vivriez fort longtemps, et je me flatte que M. le président Hénault poussera encore loin sa carrière. Le chagrin, qui use l’âme et le corps, n’approche point de lui.

 

          On m’a mandé qu’on avait découvert un bâtard de Moncrif qui a soixante et quatorze ans. Si cela est, Moncrif est le doyen des beaux esprits de Paris ; mais il veut toujours paraître jeune, et dit qu’il n’a que soixante-dix-huit ans (2) ; c’est avoir un grand fonds de coquetterie.

 

          Je m’occupe à bâtir et à planter comme si j’étais jeune ; chacun a ses illusions. Je vous ai mandé que je commençais mon quartier de quinze-vingts, qui arrive tous les ans avec les neiges.

 

          Voilà la saison, madame, où nous devons nous aimer tous deux à la folie ; c’est dans mon cœur un sentiment de toute l’année.

 

          Je ne sais s’il est vrai que M. le dauphin ait vomi un abcès de la poitrine, et si cette crise pourra le rendre aux vœux de la France. Je voudrais que les mauvaises humeurs, qu’on dit être dans les parlements et dans les évêques, eussent aussi une évacuation favorable ; mais l’esprit de parti est plus envenimé qu’un ulcère aux poumons.

 

          Portez-vous bien, madame, et agréez mon tendre respect. Daignez ne me pas oublier auprès de votre ancien ami.

 

 

1 – Elle manque. (G.A.)

2 – C’était bien son âge. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le duc de Praslin.

 

Ferney, 20 Novembre au soir.

 

 

          En écrivant et en riant aux anges, je supplie monseigneur le duc de Praslin de jeter un coup d’œil sur le contenu ; mais, s’il n’en a pas le temps, vite le paquet aux anges. Il s’agit de grandes affaires.

 

          Je le supplie d’agréer l’attachement extrême et le respect de ce vieux Suisse qui ne vit que pour lui.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

25 Novembre 1765.

 

 

          Votre mal de gorge et votre amaigrissement me déplaisent beaucoup ; vous savez si je m’intéresse à votre bien-être et à votre long être. Notre Esculape Tronchin ne guérit pas tout le monde : madame la duchesse d’Enville pourra bien rester tout l’hiver à Genève. Quoi qu’il fasse, mon cher ami, la nature en saura toujours plus que la médecine. La philosophie apprend à se soumettre à l’une, et à se passer de l’autre ; c’est le parti que j’ai pris.

 

          Cette philosophie, contre laquelle on se révolte si injustement, peut faire beaucoup de bien, et ne fait aucun mal. Si elle avait été écoutée, les parlements n’auraient pas tant harcelé le roi et tant outragé les ministres. L’esprit de corps et la philosophie ne vont guère ensemble. Je crains que l’archevêque de Novogorod (1), dont vous me parlez, ne puisse les soutenir dans la seule chose où ils paraissent avoir raison, et qu’après avoir combattu mal à propos l’autorité royale sur des affaires de finance et de forme, ils ne finissent par succomber quand ils soutiennent cette même autorité contre quelques entreprises du clergé.

 

          Mais la santé de M. le dauphin est un objet si intéressant, qu’il doit anéantir toutes ces querelles. La bulle Unigenitus, et toutes les bulles du monde, ne valent pas assurément la poitrine et le foie d’un fils unique du roi de France.

 

          Madame Denis ne se porte pas trop bien ; elle me charge de vous dire combien elle vous aime et vous estime. Elle attend les boites de confitures (2) que vous voulez bien nous envoyer ; il n’y a qu’à les mettre au coche de Lyon.

 

          Embrassez pour moi MM. Diderot et d’Alembert, quand vous les verrez. Toute mon ambition est que la cour puisse les connaître, et rendre justice à leur mérite, qui fait honneur à la France.

 

          Qu’est devenu le très paresseux Thieriot ? Il m’écrit une ou deux fois l’an par boutade. Vous savez probablement que Jean-Jacques est à Strasbourg, où il fait jouer le Devin du Village ; cela vaut mieux que de chercher à mettre le trouble dans Genève, et d’être lapidé à Motiers-Travers. Les magistrats et les citoyens sont toujours divisés ; je ne les vois les uns et les autres que pour leur inspirer la concorde : c’est la boussole invariable de ma conduite.

 

          Je vous demande en grâce de presser M. de Beaumont sur l’affaire des Sirven ; elle me paraît toute prête ; le temps est favorable ; je ne crois pas qu’il y ait un instant à perdre.

 

          Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

1 – Voyez le Mandement, facétie. (G.A.)

2 – La Lettre de Thrasybule à Leucippe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Ce 25 Novembre 1765.

 

 

          Je présume que M. Lekain aura attendu un temps plus favorable pour faire débiter la tragédie qu’il imprime ; je viens de découvrir encore des vers répétés au troisième acte.

 

          Il y a dans la scène deuxième de ce troisième acte :

 

Vous acceptiez la main qui vous perça le flanc.

 

          C’est Nemours qui parle ; et Adélaïde lui dit, quelques vers après :

 

Enflé de sa victoire, et teint de votre sang,

Il m’ose offrir la main qui me perça le flanc.

 

          Je retrouve dans une vieille copie :

 

Tout doit, si je l’en crois, céder à son pouvoir ;

Lui plaire est ma grandeur, l’aimer est mon devoir.

 

          Cette version est sans doute la meilleure ; ces cartons ne sont pas une chose bien difficile, et il faut les préférer à des négligences insupportables.

 

          Je fais mille remerciements à M. Lekain.

 

          Je ne crois pas qu’il y ait eu des spectacles à Paris pendant les prières de quarante heures (1). S’il y a quelque chose de nouveau, je le supplie de vouloir bien en faire part à son ami V.

 

 

1 – Pour la santé du dauphin. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

27 Novembre 1765.

 

 

          Je ne manquai pas, mon cher ami, de faire chercher, il y a quelques jours, à Genève, chez le sieur Boursier, les deux petites facéties de Neuchâtel (1). Je les adressai sous l’enveloppe de M. de Courteilles, comme vous me l’aviez prescrit. Je serais fâché qu’elles fussent perdues ; il serait difficile de les retrouver. Ce sont des bagatelles qui n’ont qu’un temps, après quoi elles périssent comme les feuilles de Fréron.

 

          Les divisions de Genève continuent toujours, mais sans aucun trouble. Ce fut, ces jours passés, une chose assez curieuse de voir huit cent cinquante citoyens refuser leurs suffrages aux magistrats avec beaucoup plus d’ordre et de décence que les moines n’élisent un prieur dans un chapitre. Plusieurs magistrats et plusieurs citoyens m’ont prié de leur donner un plan de pacification. Je n’ai pas voulu prendre cette liberté sans consulter M. d’Argental. Je crois d’ailleurs qu’il faut attendre que les esprits un peu échauffés soient refroidis. M. Hennin, nommé à la résidence de Genève, viendra bientôt ; c’est un homme de mérite très instruit ; il est plus capable que personne de porter les Génevois à la concorde. Jean-Jacques a un peu embrouillé les affaires ; on découvre tous les jours de nouvelles folies de ce Jean-Jacques. Vous connaissez, je crois, Cabanis, qui est un chirurgien de grande réputation. Ce Cabanis a mis longtemps des bougies en sa vilaine petite verge ; il l’a soigné, il l’a nourri longtemps. Jean-Jacques a fini par se brouiller avec lui comme avec M. Tronchin. Il paraît que l’ingratitude entre pour beaucoup dans la philosophie de Jean-Jacques.

 

          Notre enfant, madame Dupuits, vient d’accoucher, à sept mois, d’un garçon qui est mort au bout de deux heures. Il a été heureusement baptisé ; c’est une grande consolation. Il est triste que père Adam n’ait pas fait cette fonction salutaire, dont il se serait acquitté avec une extrême dignité.

 

          Adieu, mon très cher écr. de l’inf…

 

 

P.S. – Je recommande toujours à vos bontés l’affaire de Sirven. Un homme de loi de son pays m’a mandé qu’il lui avait conseillé lui-même de fuir, et que, dans le fanatisme qui aliénait alors tous les esprits, il aurait été infailliblement sacrifié comme Calas. Cette seconde affaire fera autant d’honneur à M. de Beaumont que la première, sans avoir le même éclat. On verra que l’amour de l’humanité l’anime plutôt que celui de la célébrité.

 

 

1 – Lettres sur les miracles. (G.A.)

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