CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 37
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis de Villevieille.
A Ferney, 4 Décembre 1765.
Mes maladies, qui me persécutent, monsieur, quand l’hiver commence, et mes yeux qui se couvrent d’écailles quand la neige arrive, ne m’ont pas permis de répondre aussitôt que je l’aurais souhaité à votre obligeante lettre. Madame Denis et madame Dupuits sont aussi sensibles que moi à l’honneur de votre souvenir. Madame Dupuits s’est avisée d’accoucher à sept mois d’un petit garçon qui n’a vécu que deux heures ; j’en ai été fâché en qualité de grand-père honoraire ; mais ce qui me console, c’est qu’il a été baptisé. Il est vrai qu’il l’a été par une garde huguenote ; cela lui ôtera dans le paradis quelques degrés de gloire que père Adam lui aurait procurés.
Je ne suis point étonné, monsieur, que vous ayez de mauvais comédiens à Nancy ; on dit que ceux de Paris ne sont pas trop bons. Il est difficile de faire naître des talents quand on les excommunie. Les Grecs qui ont inventé l’art, avaient plus de politesse et de raison que nous.
Il me paraît que vous n’êtes pas plus content de la société des femmes que du jeu des comédiens ; le bon est rare partout en tout genre. Vous trouverez dans votre philosophie des ressources que le monde ne vous fournira guère. Si jamais le hasard vous ramène vers l’enceinte de nos montagnes, n’oubliez pas l’ermitage où l’on vous regrette.
Agréez les respects de V.
à M. Lekain.
7 Décembre 1765.
Mon cher ami, vous aurez sans doute le crédit de faire mettre deux cartons à cette pauvre Adélaïde : le libraire ne pourra refuser de prendre cette peine, que j’ai offert de payer.
Les deux fautes dont je me plains sont capitales, et peuvent faire très grand tort à un ouvrage que vous avez fait valoir.
Le premier carton doit être à la page 30.
Non, c’est pour obtenir une paix nécessaire ;
Gardez d’être réduit au hasard dangereux
Que les chefs de l’Etat ne trahissent leurs vœux.
Il faut mettre à la place :
Non, c’est pour obtenir une paix nécessaire ;
On la veut, on en traite, et dans tous les partis
Vous serez prévenu, je vous en avertis.
Passez-les en prudence, etc.
Le second carton doit être à la page 39, où il se trouve deux vers répétés dans la même scène :
Enflé de sa victoire, et teint de votre sang,
Il m’ose offrir la main qui vous perça le flanc.
Il faut mettre à la place :
Tout doit, si je l’en crois, céder à son pouvoir ;
Lui plaire est ma grandeur, l’aimer est mon devoir.
Je vous demande en grâce d’exiger ces deux cartons. Si le libraire les refuse, exigez du moins qu’on fasse un errata, dans lequel ces deux corrections se trouvent. Vous sentez à quel point ma demande est juste. Celui qui a glissé dans ma pièce ce détestable vers inintelligible,
Que les chefs de l’Etat ne trahissent leurs vœux,
ne m’a pas rendu un bon service.
Mandez-moi, je vous prie, quand vous jouez Gustave.
On m’a écrit que si monseigneur le dauphin se porte mieux, il y aura encore des spectacles à Fontainebleau ; mais j’en doute beaucoup.
Je crois M. d’Argental à la cour ; c’est pourquoi je vous adresse cette lettre en droiture.
Adieu ; vous savez combien je vous suis tendrement dévoué.
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
8 Décembre 1765.
Béni soit Dieu, monsieur ! vous et votre chanoine vous faites de bien belles actions ; couronnez-les en faisant de J. Meslier ce que vous avez fait de la Lettre sur Calas. Il faut que les choses utiles soient publiques ; vous en pouvez venir très aisément à bout. Vous rendrez un service essentiel à tous les honnêtes gens. Ayez cette bonne œuvre à cœur. Il n’y a pas un homme de bien, dans le pays que j’habite, qui ne pense comme vous, et je me flatte qu’il en sera bientôt de même dans le vôtre.
Le docteur Tronchin craint pour les jours de M. le dauphin ; on dit que les médecins de la cour ne sont pas d’accord ; tout le monde est dans les plus vives alarmes ; mais on a toujours des espérances dans sa jeunesse et dans la force de son tempérament. Dieu veuille nous conserver longtemps le fils et le père. Adieu, monsieur ; nous faisons les mêmes vœux pour toute votre famille.
à M. Damilaville.
A Ferney, 9 Décembre 1765.
Mon cher ami, ma lettre doit commencer d’une façon toute contraire aux Epîtres familières de Cicéron (1) ; et je dois vous dire : Si vous vous portez mal j’en suis très affligé ; pour moi, je me porte mal. La différence entre nous, c’est que vous êtes un jeune chêne qui essuyez une tempête, et que moi je suis un vieux arbre qui n’a plus de racines. Tronchin ne guérira ni vous ni moi. Vous vous guérirez tout seul par votre régime : c’est là la vraie médecine dans tous les cas ordinaires. Il se peut pourtant que votre grosseur à la gorge n’ayant pas suppuré, l’humeur ait reflué dans le sang : en ce cas, vous seriez obligé de joindre à votre régime quelques détersifs légers. Peut-être que la petite sauge avec un peu de lait vous ferait beaucoup de bien. Les aliments et les boissons qui servent de remèdes ont seuls prolongé ma vie, et je ne connais point de médecin supérieur à l’expérience.
Je fais bien des vœux pour que notre cher Beaumont trouve l’exemple qu’il cherche. Il fera sûrement triompher l’innocence des Sirven comme celle des Calas.
On dit qu’il s’est déjà présenté soixante personnes pour remplir le nouveau parlement de Bretagne ; en ce cas, c’est une affaire finie, et la paix ne sera plus troublée dans cette partie du royaume. Je me flatte qu’elle régnera aussi dans notre voisinage : il n’y a pas eu la moindre ombre de tumulte, et il n’y en aura point. Vous pouvez être sûr que tout ce qu’on vous dit est sans fondement.
Rien n’est plus ridicule que l’idée que vous dites qu’on s’est faite de ce pauvre P. Adam ; il me dit la messe et joue aux échecs : voilà, en vérité, les deux seules choses dont il se mêle. Il ne connaît pas un seul Génevois, il ne va jamais à la ville. J’ai eu le bonheur de plaire aux magistrats et aux citoyens, en tâchant de les rapprocher, en leur donnant de bons dîners, en leur faisant l’éloge de la concorde et de leur ville.
M. Hennin, qui arrive incessamment, trouvera les voies de la pacification préparées, et achèvera l’ouvrage. J’ai joué le seul rôle qui me convînt, sans faire aucune démarche, recevant tout le monde chez moi avec politesse, et ne donnant sur moi aucune prise. M. d’Argental sait bien que telle a été ma conduite ; M. le duc de Praslin en est instruit ; je laisse parler les gens qui ne le sont point. Je sais bien qu’il faut que dans Paris on dise des sottises. Il y a cinquante ans que je suis en butte à la calomnie, et elle ne finira qu’avec moi. Je m’y suis accoutumé comme aux indigestions.
Digérez, mon cher ami, et mandez-moi, je vous en conjure, des nouvelles de votre santé.
1 – Cicéron dit : « Si vales, bene est ; ego valeo. »
à M. le marquis de Villette,
SUR UN PORTRAIT DE L’AUTEUR, QU’IL AVAIT FAIT GRAVER.
A Ferney, le 11 Décembre 1765.
J’ouvre une caisse, monsieur ; j’y vois, quoi ? moi-même en personne, dessiné d’une belle main. Je me souviens très bien que
Ce Danzel, beau comme le jour,
Soutien de l’amoureux empire,
A, dans mon champêtre séjour,
Dessiné le maigre contour
D’un vieux visage à faire rire.
En vérité c’était l’Amour
S’amusant à peindre un satire
Avec les crayons de La Tour.
Il est vrai que dans l’estampe on me fait terriblement montrer les dents. Cela fera soupçonner que j’en ai encore. Je dois au moins en avoir une contre vous de ce que vous avez passé tant de temps sans m’écrire.
Bérénice disait à Titus :
Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien.
Act. II, sc. IV.
Je pourrais vous dire :
Ecrivez-moi plus souvent, et ne me peignez point.
Mais je suis si flatté de votre galanterie, que je ne peux me plaindre du burin. Je remercie le peintre, et je pardonne au graveur.
On prétend que vous avez des affaires et des procès ; qui terre n’a pas souvent a guerre, à plus forte raison qui terre a.
. . . . . . . . . . . . . . . Di tibi formam,
Di tibi divitias dederunt, artemque fruendi.
Hor., lib. I, ep. IV.
Ajoutez-y surtout la santé, et ayez la bonté de m’en dire des nouvelles quand vous n’aurez rien à faire. L’absence ne m’empêchera jamais de m’intéresser à votre bien-être et à vos plaisirs. Si vous êtes dans le tourbillon, vous me négligerez ; si vous en êtes dehors, vous vous souviendrez, monsieur, d’un des plus vrais amis que vous ayez. Vous l’avez dit dans vos vers (1), et je ne vous démentirai jamais.
1 – Mis au bas du portrait de Voltaire. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
14 Décembre 1765.
Mes anges, vous n’allez point à Fontainebleau, vous êtes fort sages ; ce séjour doit être fort malsain, et vous y seriez trop mal à votre aise. J’ai peur que la cour n’y reste tout l’hiver. J’ai peur aussi que vous n’ayez pas de grands plaisirs à Paris ; la maladie de M. le dauphin doit porter partout la tristesse. Cependant voilà une comédie de Sedaine (1) qui réussit et qui vous amuse ; celle de Genève ne finira pas sitôt. Je crois, entre nous, que le conseil s’est trop flatté que M. le duc de Praslin lui donnerait raison en tout. Cette espérance l’a rendu plus difficile, et les citoyens en sont plus obstinés. J’ai préparé quelques voies d’accommodement sur deux articles ; mais le dernier surtout sera très épineux, et demandera toute la sagacité de M. Hennin. Je lui remettrai mon mémoire et la consultation de votre avocat : cet avocat (2) me paraît un homme d’un grand sens et d’un esprit plein de ressources. Si vous jugez à propos, mes divins anges, de me faire connaître à lui, et de lui dire combien je l’estime, vous me rendrez une exacte justice.
Je ne chercherai point à faire valoir mes petits services ni auprès des magistrats, ni auprès des citoyens ; c’est assez pour moi de les avoir fait dîner ensemble à deux lieues de Genève ; il faut que M. Hennin fasse le reste, et qu’il en ait tout l’honneur. Tout ce que je désire, c’est que M. le duc de Praslin me regarde comme un anti-Jean-Jacques, et comme un homme qui n’est pas venu apporter le glaive, mais la paix. Cela est un peu contre la maxime de l’Evangile ; cependant cela est fort chrétien.
Vous ne sauriez croire, mes divins anges, à quel point je suis pénétré de toutes vos bontés. Vous me permettez de vous faire part de toutes mes idées, vous avez daigné vous intéresser à mon petit mémoire sur Genève, vous me ménagez la bienveillance de M. le duc de Praslin, vous avez la patience d’attendre que le petit ex-jésuite travaille à son ouvrage ; enfin votre indulgence me transporte. Je souhaite passionnément que les parlements puissent avoir le crédit de soutenir dans ce moment-ci les lois, la nation, et la vérité contre les prêtres ; ils ont eu des torts sans doute, mais il ne faut pas punir la France entière de leurs fautes. Vive l’impératrice de Russie ! vive Catherine, qui a réduit tout son clergé à ne vivre que de ses gages, et à ne pouvoir nuire !
Toute ma petite famille baise les ailes de mes anges comme moi-même.
1 – Le Philosophe sans le savoir, comédie en cinq actes et en prose, jouée le 2 Décembre. (G.A.)
2 – Jabineau de La Voute. (G.A.)
à M. Beaumont-Jacob.
A Ferney, 14 Décembre (1).
J’ai l’honneur de vous renvoyer, monsieur, la liste de la loterie que vous avez eu la bonté de me prêter.
Je vous supplierai de vouloir bien, à votre loisir, mander à vos correspondants de Paris, de faire porter chez M. de La Borde, banquier du roi, mes trente-six billets de loterie, y compris les billets qui ont gagné les lots. M. de La Borde aura la bonté de joindre cette petite parcelle aux billets dont il a bien voulu se charger pour moi, et la petite masse sera réunie à la grande. Quand cette opération sera faite, je serais bien aise que vous voulussiez me faire savoir ce qui vous restera entre les mains.
J’aurais une autre affaire à vous proposer ; vous verrez, monsieur, si elle convient à vos arrangements.
Il s’agit de savoir si vous pourriez, à commencer au 1er de janvier, me faire toucher, tous les trois mois, un argent assez considérable que doit me payer un négociant nommé M. Sahler ; il n’a pas toujours son argent prêt à l’échéance. Je consentirais à payer un demi pour cent par mois pour votre escompte ; mais je voudrais que le change fût toujours au pair ; ce qui reviendrait au même pour vous, attendu que M. Sahler vous paierait en espèces.
Il restera à savoir si vous pouvez vous dégarnir, tous les trois mois, d’une somme d’environ quinze mille livres. J’écrirai à M. Sahler suivant votre réponse.
J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments qui vous sont dus, monsieur, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)