CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 38

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1765 - Partie 38

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à M. Favart.

 

A Ferney, par Genève, 14 Décembre 1765.

 

 

          Je croyais, monsieur, être guéri de la vanité à mon âge ; mais je sens que j’en ai beaucoup avec vous. Non seulement vous avez flatté mon amour-propre en parlant de la bonne Gertrude, mais j’en ai encore davantage en lisant votre Fée Urgèle, car je crois avoir deviné tous les endroits qui sont de vous. Tout ce que vous faites me semble aisé à reconnaître ; et lorsque je vois à la fois finesse, gaieté, naturel, grâces et légèreté, je dis que c’est vous, et je ne me trompe point. Vous êtes inventeur d’un genre infiniment agréable ; l’Opéra aura en vous son Molière, comme il a eu son Racine dans Quinault. Si quelque chose pouvait me faire regretter Paris, ce serait de ne pas voir vos jolis spectacles, qui ragaillardiraient ma vieillesse ; mais j’ai renoncé au monde et à ses pompes. Vous n’avez pas besoin du suffrage d’un Allobroge enterré dans les neiges du mont Jura. Quand il y aura quelque chose de votre façon, ayez pitié de moi.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

 

 

 

 

 

à M. Beaumont-Jacob.

 

A Ferney, 16 Décembre (1).

 

 

          Je vous envoie, monsieur, le double de votre compte signé de moi. Il n’est pas possible que M. Sahler, ou un autre négociant, vous donne un demi pour cent de commission, outre un demi pour cent d’escompte. Cela ferait douze pour cent par an ; ce qui serait exorbitant et ruineux pour lui.

 

          S’il vous convient, monsieur, qu’on stipule que vous serez toujours payé au bout de trois mois, cela vous fera par an une somme assez honnête. On pourra bien demander qu’il soit permis de vous payer quelquefois au bout de deux mois ; mais je crois que cela sera très rare. M. Sahler est, je crois, un négociant de Montbéliard, associé du trésorier du comté de Montbéliard et dépendances. Je crois que son principal négoce consiste dans les forges de Montbéliard, et des terres de Franche-Comté. Voilà tout ce que je peux vous en dire pour le présent. Je lui ai écrit. J’attendrai sa réponse, et je serai toujours prêt à vous marquer, monsieur, les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Au château de Ferney, 17 Décembre 1765 (1).

 

 

          Madame, je ne saurais voir finir cette année sans souhaiter les plus nombreuses et les plus heureuses à votre altesse sérénissime, à toute votre auguste famille, et à la grande maîtresse des cœurs. Il y a plus de douze ans que je vis dans ma retraite, et il y a tout juste ce temps-là que je regrette les plus agréables moments de ma vie. Ma vieillesse et mes maladies ne me permettent pas de me mettre aux pieds de votre altesse sérénissime aussi souvent que je le voudrais ; mais le cœur n’y perd rien ; il est toujours plein de vos bontés ; je m’informe, à tous les Allemands qui voyagent dans nos cantons, de votre santé et de tout ce qui vous intéresse. J’ignore actuellement si vous n’avez point eu quelque ressentiment d’une incommodité passagère, dont vous me parliez dans la dernière lettre dont vous m’avez honoré. Je pardonnerai tous mes maux à la nature, si votre personne en est exempte.

 

          Le roi de Prusse a eu quelques atteintes assez violentes, mais il se conserve par un grand régime. Il me fait l’honneur de m’écrire quelquefois ; mais je n’ai plus la santé et la force nécessaires pour soutenir un tel commerce. J’applaudis toujours au service qu’il a rendu au nord de l’Allemagne ; sans lui vous auriez peut-être des jésuites et des capucins dans la Thuringe ; ce qui est pire à la longue que des housards. Je ne sais par quelle fatalité la partie méridionale de l’Allemagne est plongée dans la plus plate superstition, tandis que le nord est rempli de philosophes. Genève est bien changée depuis quelques années. Calvin ne reconnaîtrait pas sa ville.

 

          Que votre altesse sérénissime daigne toujours agréer avec bonté mon très tendre respect.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Au château de Ferney, 17 Décembre 1765.

 

 

          Si je pouvais sortir, monsieur, je serais venu me mêler dans la foule de ceux qui vous ont vu arrivé, le rameau d’olivier à la main. Mon âge et mes maladies me retiennent chez moi en prison. J’ai bu aujourd’hui à votre santé dans ma masure de Ferney avec M. Roger. Quand vous serez las des cérémonies et des indigestions de Genève, vous serez bien aimable de venir chercher la sobriété et la tranquillité à Ferney. Je vous remettrai un Mémoire de deux avocats de Paris (1) sur les tracasseries de Genève, et vous verrez que l’ordre des avocats en sait moins que vous. M. d’Argental devait le remettre à M. de Saint-Foix pour vous le donner, mais vous êtes parti précipitamment. Je vais le faire copier, et je serais très flatté d’avoir l’honneur de vous entretenir en vous remettant l’original.

 

          Quand vous aurez quelques ordres à me donner, vous pouvez les envoyer aux Rues-Basses, chez M. Souchai, marchand drapier, près du Lion-d’Or.

 

          Madame Denis vous fait mille compliments. Nous ne pouvons vous exprimer à quel point nous sommes enchantés de nous trouver dans votre voisinage.

 

          J’ai l’honneur d’être avec le plus tendre et le plus respectueux attachement, etc.

 

 

1 – Les Questions ou Lettres sur les miracles. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Genève, 20 Décembre 1765.

 

 

          J’obéis à vos ordres, monsieur ; je vous envoie les deux lettres de M. Covelle (1), que j’ai trouvées avec beaucoup de peine. Si je trouve les deux autres que vous demandez, je ne manquerai pas de vous les faire parvenir, supposé que vous ayez reçu les premières.

 

       M. Evrard m’a dit que vous aviez été malade ; j’y prends la part la plus sensible, ainsi que tous ceux qui ont eu l’honneur de vous voir à Genève. On nous a dit aujourd’hui que M. de Voltaire ne se portait pas trop bien : il s’est donné beaucoup de peine pour accommoder nos petits différends avant que nous eussions M. Hennin. Les magistrats et les citoyens lui en ont témoigné la plus grande satisfaction.

 

       J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. J.L. BOURSIER.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Argental du 2 décembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

21 Décembre 1765.

 

 

          Mes anges de paix, j’ai remis à M. Hennin les rameaux d’olivier que vous avez bien voulu m’envoyer. La consultation de vos avocats m’a paru, comme je vous l’ai mandé, pleine de raison et d’équité. Ils se sont trompés sur quelques usages de Genève, qu’ils ne peuvent connaître ; ils ont dit ce qui leur a paru juste ; et M. Hennin conciliera la justice et les convenances. Je crois surtout qu’il ne souffrira pas qu’on donne des soufflets impunément à nos présidents (1), et qu’il soutiendra la dignité de résident de France mieux que ne faisait ce pauvre petit Montpéroux.

 

          Berne et Zurich sont près d’envoyer des médiateurs à cette pauvre république qui ne sait pas se gouverner elle-même. On dit, dans Genève, que M. le duc de Praslin enverra M. le marquis de Castries. Si c’est un bruit faux, comme je le crois, je ne vois pas pourquoi le résident de France ne serait pas nommé médiateur. Il me semble que les lois en seraient plus respectées et la paix mieux affermie, quand le médiateur, restant résident, serait en état de faire aller la machine qu’il aurait montée lui-même.

 

          De plus, M. Hennin, étant déjà très au fait du sujet des dissensions, serait plus capable que personne de concilier les esprits. Enfin c’est une idée qui me vient ; il ne me l’a point du tout suggérée, et je vous la soumets ; voyez si vous voulez en parler à M. le duc de Praslin.

 

          Il y a quelques têtes mal faites dans Genève qui trouvent mauvais, dit-on, qu’on ait consulté des avocats de la petite ville de Paris sur les affaires de la puissante ville de Genève : on prétend même qu’elles veulent engager Cromelin à s’en plaindre. Je ne crois pas qu’elles veuillent pousser le ridicule jusque-là. Je n’ai d’ailleurs rien fait que sur les prières des meilleurs citoyens, je n’ai agi que dans des vues d’impartialité et de justice ; et cela est si vrai, que je me suis adressé à vous.

 

          En voilà assez pour Genève ; venons à l’autre tripot. Il se peut faire qu’en lisant rapidement la copie d’Adélaïde du Guesclin, que Lekain m’avait envoyée, et la voyant en général assez conforme à un exemplaire que j’avais, je n’aie pas fait assez d’attention à ces deux malheureux vers qui feraient tomber Phèdre et Athalie :

 

Gardez d’être réduit au hasard dangereux

Que les chefs de l’Etat ne trahissent leurs vœux.

 

          Je n’aurais pas fait de pareils vers à l’âge de quatorze ans ; on a fait une coupure en cet endroit. Il se peut que cette coupure ait été faite autrefois pour une seconde représentation, et qu’on ait cousu ces deux vers diaboliques pour attraper la rime.

 

          Quand je les ai vus imprimés, j’ai été sur le point de m’évanouir, comme vous croyez bien. Si vous voyez Lekain, je vous prie de lui peindre le juste excès de ma douleur. Je suis bien loin de l’accuser de ce sanglant affront, j’en rejette l’opprobre sur Quinault (2). Comptez que ces deux vers-là, et ceux qu’on m’envoie de Paris, contribueront à abréger ma vie.

 

          On m’a mandé que le Philosophe sans le savoir n’avait ni nœud, ni intrigue, ni dénouement, ni esprit, ni comique, ni intérêts, ni vraisemblance, ni peinture des mœurs ; mais il faut bien pourtant qu’il y ait quelque chose de très bon, puisque vous l’approuvez. Après tout, ce n’est qu’à la longue, comme vous savez, que les ouvrages en tous genres peuvent être appréciés.

 

          Je vous souhaite les bonnes fêtes, comme on dit à Parme ; et puisse le temps des bonnes fêtes ne vous pas faire le même mal qu’il a fait à ma poitrine et à mes yeux.

 

          Vous serez bien aimable de faire valoir un peu auprès de M. le duc de Praslin la manière franche et désintéressée dont je me suis conduit avec mes voisins, avant l’arrivée de M. Hennin. Respect et tendresse.

 

 

1 – Quinault-Dufresne, qui avait créé le rôle de Vendôme en 1734. (G.A.)

2 – Lettre du 7 Décembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 21 Décembre 1765.

 

 

          J’écris à M. d’Argental,  monsieur. Je lui dis que je vous ai remis le Mémoire de ses avocats. Ils n’ont consulté que l’étiquette. Ils se trompent sur quelques usages de Genève. Vous accorderez la justice avec les convenances.

 

          Comme je dis à M. d’Argental tout ce qui me passe par la tête, je propose que vous soyez nommé médiateur. Je ne trouve rien de plus à sa place. Vous êtes sur les lieux ; vous êtes au fait ; on a confiance en vous. Vous monterez la machine comme médiateur. Vous la ferez aller ensuite comme résident. Vous serez l’arbitre du petit Etat où vous êtes ministre, jusqu’à ce qu’on vous donne des emplois plus importants. Je ne vois nulle difficulté à cette nomination. Un résident de France vaut bien un ministre de Berne. Vous croyez bien qu’en écrivant dans cette vue à M. d’Argental, je suis loin de vous compromettre, que je donne cette idée comme une de mes imaginations que notre ancienne amitié me met en droit de lui confier. Enfin c’est une niche que je vous ai faite, et dont je vous avertis, afin que vous puissiez parer les coups que je vous porte, s’il vous en prend envie.

 

          Si quelque jour vous faits l’honneur au vieux solitaire de venir dîner dans sa retraite, je vous promets moins de monde. Vous verrez des cœurs français aussi enchantés de vous pour le moins que les cœurs génevois, et beaucoup plus sensibles.

 

          Mille respects.

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 25 Décembre 1765.

 

 

          Eh bien ! je vous disais donc, monsieur, que je suis dans mon lit, environné de neige ; que je voudrais de tout mon cœur pouvoir venir vous demander à dîner, et que madame Denis voudrait pouvoir venir arranger vos meubles ; que je vous crois cent fois plus propre à concilier tout qu’aucun lieutenant-général des armées du roi ; que vous êtes très aimable ; que je persiste dans mes souhaits plutôt que dans mon avis ; que Jean-Jacques Rousseau n’est ni le plus habile ni le plus heureux des hommes ; que les deux partis pourraient bien avoir un peu tort ; que la meilleure médiation est de les faire boire ensemble ; que la paix est rare chez les hommes ; qu’après avoir essayé bien des choses, on trouve que la retraite est ce qu’il y a de mieux ; et que dans ma retraite ce qu’il y aura de mieux pour moi, ce sera que vous vouliez bien l’honorer quelquefois de votre présence, quand vos affaires, ou plutôt les affaires d’autrui, vous le permettront ; qu’enfin je suis entièrement à vos ordres tant que je végèterai au pied du mont Jura.

 

 

 

 

 

 

 

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