EPÎTRE : A Madame de Fontaine-Martel
Photo de PAPAPOUSS
A MADAME DE FONTAINE-MARTEL.
(1)
O très singulière Martel (2),
J’ai pour vous estime profonde :
C’est dans votre petit hôtel,
C’est sur vos soupers que je fonde
Mon plaisir, le seul bien réel
Qu’un honnête homme ait en ce monde.
Il est vrai qu’un peu je vous gronde ;
Mais, malgré cette liberté,
Mon cœur vous trouve, en vérité,
Femme à peu de femme seconde ;
Car sous vos cornettes de nuit,
Sans préjugés et sans faiblesse,
Vous logez esprit qui séduit,
Et qui tient fort à la sagesse.
Or, votre sagesse n’est pas
Cette pointilleuse harpie
Qui raisonne sur tous les cas,
Et qui, triste sœur de l’Envie,
Ouvrant un gosier édenté,
Contre la tendre Volupté
Toujours prêche, argumente, et crie ;
Mais celle qui si doucement,
Sans effort et sans industrie,
Se bornant toute au sentiment,
Sait jusques au dernier moment
Répandre un charme sur la vie.
Voyez-vous pas de tous côtés
De très décrépites beautés,
Pleurant de n’être plus aimables,
Dans leur besoin de passion
Ne pouvant rester raisonnables,
S’affoler de dévotion,
Et de rechercher l’ambition
D’être bégueules respectables ?
Bien loin de cette triste erreur,
Vous avez, au lieu de vigiles,
Des soupers longs, gais et tranquilles ;
Des vers aimables et faciles,
Au lieu des fatras inutiles
De Quesnel et de Letourneur ;
Voltaire, au lieu d’un directeur ;
Et, pour mieux chasser toute angoisse
Au curé préférant Campra,
Vous avez logé à l’Opéra,
Au lieu de banc à la paroisse ;
Et ce qui rend mon sort plus doux,
C’est que ma maîtresse chez vous,
La Liberté, se voit logée ;
Cette Liberté mitigée,
A l’œil ouvert, au front serein,
A la démarche dégagée,
N’étant ni prude, ni catin,
Décente, et jamais arrangée,
Souriant d’un souris badin
A ces paroles chatouilleuses
Qui font baisser un œil malin
A mesdames les précieuses.
C’est là qu’on trouve la Gaieté,
Cette sœur de la Liberté,
Jamais aigre dans la satire,
Toujours vive dans les bons mots ;
Se moquant quelquefois des sots,
Et très souvent, mais à propos,
Permettant au sage de rire.
Que le ciel bénisse le cours
D’un sort aussi doux que le vôtre !
Martel, l’automne de vos jours
Vaut mieux que le printemps d’une autre.
1 – La comtesse de Fontaine-Martel, fille du président Desbordeaux : elle était telle qu’elle est peinte ici. Sa maison était très libre et très aimable. (1767) – Voltaire alla habiter chez elle vers la fin de décembre 1731. (G.A.)
2 – Il y avait d’abord quatre vers d’envoi :
D’un recoin de votre grenier,
Je vous adresse cette lettre
Que Beaugeney doit vous remettre
Ce soir au bas de l’escalier. (G.A.