CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 1

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à M. Gui Duchesne.

 

Aux Délices, 1er Janvier 1764.

 

 

          Le dessein que vous me communiquez, monsieur, de faire une jolie édition de la Henriade, sera, je crois, approuvé, parce que notre nation, devenue de jour en jour plus éclairée, en aime Henri IV davantage. J’ai été toujours étonné qu’aucun littérateur, aucun poète du temps de Louis XIII et de Louis XIV n’eût rien fait à la gloire de ce grand homme. Il faut du temps pour que les réputations mûrissent.

 

          Le bel Eloge de Maximilien de Sully, par M. Thomas, a rendu le grand Henri IV plus cher à la nation : ainsi je pense que vous prenez le temps le plus favorable pour réimprimer la Henriade, et que l’amour pour le héros fera pardonner les défauts de l’auteur. Je n’étais pas digne de faire cet ouvrage quand je l’entrepris, j’étais trop jeune, et à présent je suis trop vieux pour l’embellir.

 

          La dédicace que vous voulez bien m’en faire m’est très honorable ; mais, en me dressant ce petit autel, je vous prie d’y brûler en sacrifice votre Zulime et votre Droit du Seigneur, que vous avez imprimés sous mon nom, et qui ne sont point du tout mon ouvrage. Vous avez été trompé par ceux qui vous ont donné les manuscrits, et cela n’arrive que trop souvent ; c’est le moindre des inconvénients de la littérature.

 

          Quant aux souscriptions pour le Corneille, arrangez-vous avec l’éditeur de Genève ; je ne me suis mêlé que de commenter et de souscrire : tout ce que je sais, c’est que l’édition est finie. J’ai fait mes commentaires avec une entière impartialité, sachant bien que les belles pièces de Corneille n’ont pas besoin de louanges, et ses fautes ne font aucun tort à ce qu’il a de sublime.

 

          On m’a envoyé de Paris un conte intitulé Ce qui plaît aux Dames. J’y ai trouvé remormora pour remémora, frange pour fange, une rime oubliée, et d’autres fautes ; je ne crois pas que l’imprimeur s’appelle Robert Estienne.

 

          Je suis, de tout mon cœur, monsieur, votre très humble, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Janvier 1761 (1).

 

 

          Je n’envoie point de nouveaux contes à mes anges, sans savoir auparavant si les Trois manières ont trouvé grâce devant leurs yeux. Je suis bien fâché qu’on ait imprimé Ce qui plaît aux dames et l’Education des filles ; c’est faner de petites fleurs qui ne sont agréables que quand on ne les vend pas au marché.

 

          Je ne leur dis rien des roués, je ne leur dis rien d’Olympie la religieuse, parce que c’est à eux à tout dire, à tout faire, à me conduire, à me donner leurs ordres.

 

          Je ne dis rien de la Gazette littéraire par la même raison. Oserai-je prendre la liberté de leur adresser et de mettre sous leur protection ce petit paquet pour le bon homme Corneille (2) ? Je me flatte qu’avant qu’il soit un mois l’édition cornélienne paraîtra dans Paris. Il y aura des clabauderies ; mais je suis endurci à la fatigue.

 

          J’ai préparé un grand mémoire sur Olympie. Mes anges l’auront, quand j’aurai reçu leurs commandements, que j’attends avec respect et tendresse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le père de Marie Corneille. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

4 Janvier 1764.

 

 

          Mon cher confrère, il y a un endroit de votre beau discours qui m’a bien fait rougir. Tout le reste m’a paru très digne de vous, et la fin m’a attendri. Vous donnez un bel exemple aux gens de lettres en rendant les lettres respectables. Je ne désespère point de voir tous les vrais philosophes unis pour se défendre mutuellement, pour combattre le fanatisme, et pour rendre les persécuteurs exécrables au genre humain. Apprenez-leur, mon cher ami, à bien sentir leurs forces. Ils peuvent aisément diriger à la longue tous ceux qui sont nés avec un esprit juste. Ils répandent insensiblement la lumière, et le siècle sera bientôt étonné de se voir éclairé.

 

          Quoi ! des fanatiques auraient été unis, et des philosophes ne le seraient pas : Votre discours (1), aussi sage que noble, et qui en fait entendre plus que vous n’en dites, me persuade que les principaux gens de lettres de Paris se regardent comme des frères. La raison est leur héritage : ils combattront sagement pour leur bien de famille. J’en connais qui ont un très grand zèle, et qui ont fait beaucoup de bien sans éclat.

 

          Vous ne me dites rien sur M. le duc de Praslin et sur M. d’Argental ; faites-moi l’amitié de m’écrire quelques mots que je puisse leur envoyer afin qu’ils puissent connaître vos sentiments, qui ne se sont jamais démentis.

 

          Si j’avais l’honneur d’être le moins du monde en relation avec M. le prince de Rohan (2), je prendrais la liberté de lui écrire pour le remercier des obligations que vous lui avez, c’est-à-dire que je lui ai. Je vous supplie de lui présenter ma respectueuse reconnaissance.

 

          Que tout ceci soit entre nous : les profanes ne sont point faits pour les secrets des adeptes.

 

 

1 – Marmontel fut reçu à l’Académie le 22 Décembre. (G.A.)

2 – Plus tard, cardinal de Rohan. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Motte-Gefrard.

 

A Ferney, le 5 Janvier 1764.

 

 

          Je vous demande bien pardon, monsieur, de répondre si tard. Mais les gens de l’autre monde, dont j’ai l’honneur d’être, ne sont pas des correspondants bien exacts. Je ne suis plus qu’une ombre : non seulement j’ai perdu le peu qui me restait de santé, mais je suis presque entièrement privé de la vue ; je me flatte que dans un mois l’édition de Corneille, dont vous me faites l’honneur de me parler, sera publiée par M. Cramer à Genève, et bientôt après par leurs correspondants à Paris et dans les provinces. Si vous avez souscrit, c’est à eux qu’il faudra s’adresser. Je ne me suis mêlé que d’éplucher des vers, ce qui est une besogne délicate et peu agréable ; je suis infiniment sensible aux bontés que vous me témoignez.

 

          J’ai l’honneur, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Janvier 1764 (1).

 

 

          Comme il y a eu en dernier lieu de petites réformes au bureau des postes, je crains que mes anges n’aient pas reçu de gros paquets que je leur ai adressés sous l’enveloppe de M. de Courteilles, en mémoires.

 

          Je leur ai adressé aussi des petits paquets ; et le dernier ne contenait, si je ne me trompe, qu’une lettre pour le neveu de Pierre. L’avant-dernier contenait ma réponse aux seigneurs de la troupe au sujet d’Olympie, et je demandais les ordres de mes anges. Je leur ai précédemment envoyé un conte à dormir debout et des Tolérances.

 

          Lorsque mes anges auront un moment de loisir, je les supplierai de vouloir bien m’accuser la réception de mes guenilles.

 

          On m’a écrit qu’on voulait voir Olympie à Versailles ; mais je ne le crois pas. D’ailleurs il faut une salle de spectacle fort vaste pour représenter cette pièce, et autant qu’il m’en souvient, il n’y avait à Versailles qu’un théâtre de polichinelle.

 

          Je souhaite à mes anges une brillante santé, que je n’ai point.

 

          Respect et tendresse.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

A Ferney, 6 Janvier 1764.

 

 

          Non seulement j’ai craint de vous importuner, monseigneur, mais je n’ai pu vous importuner. Mes fluxions sur les yeux ont si fort augmenté, que je suis devenu un petit Tirésie, ou un petit Tobie. Le Vieux de la montagne ne sera pas longtemps le Vieux de la montagne ; mais, pour égayer la chose, je me suis mis à faire des contes et à les dicter : il y en a un qu’on a imprimé à Paris (1) aussi mal que les Quatre Saisons. Je n’ai point osé l’envoyer à un prince de la sainte Eglise romaine. Je l’aurais autrefois présenté à Babet, et je l’aurais priée d’y jeter quelques-unes de ses fleurs. Mais si votre éminence veut s’amuser d’un conte plus honnête, je lui en enverrai un (2) pour ses étrennes ; elle n’a qu’à dire. Je ne peux et ne dois vous parler que de belles-lettres ; ainsi je prendrai la liberté de vous demander si vous avez lu le discours de votre nouveau confrère (3) à l’Académie. Il m’a paru qu’il y avait de bien belles choses dans l’Eloge du duc de Sully (4), qui, après avoir rendu de grands services à la France, alla vivre à la campagne, et finit sa belle vie comme Scipion à Linternes. La campagne est un port d’où l’on voit tous les orages.

 

Suave mari magno turbantibus æquora ventis, etc.

 

LUCR., liv. II.

 

          On m’envoie de Paris une Lettre d’un honnête Quaker à un frère du célèbre M. de Pompignan ; je ne sais si votre éminence l’a vue ; c’est une réponse très courte à un gros ouvrage ; mais tout cela est déjà oublié : et que n’oublie-t-on pas ! toutes les pièces nouvelles sont déjà hors de la mémoire des hommes. Il n’en est pas de même de celles de Pierre Corneille ; l’édition est entièrement finie : votre éminence aura incessamment ses exemplaires. Elle a vu, par quelques échantillons, dans quel esprit j’ai travaillé. Je n’ai voulu être ni panégyriste ni censeur : je n’ai songé qu’à être utile. C’est précisément en ne songeant qu’à cela qu’on s’attire quelquefois des reproches : mais je suis endurci : mon cœur ne l’est certainement pas ; il est plein de l’attachement le plus respectueux pour votre éminence.

 

 

1 – Ce qui plaît aux dames. (G.A.)

2 – Les Trois manières. (G.A.)

3 – Marmontel. (G.A.)

4 – Par Thomas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

Ferney, 6 Janvier 1764.

 

 

          Je ne m’étonne plus, madame, que vous n’ayez pas reçu la Jeanne que je vous avais envoyée par la poste, sous le contre-seing d’un des administrateurs. Aucun livre ne peut entrer par la poste en France sans être saisi par des commis, qui se font, depuis quelque temps, une assez jolie bibliothèque, et qui deviendront en tous sens des gens de lettres. On n’ose pas même envoyer des livres à l’adresse des ministres. Enfin, madame, comptez que la poste est infiniment curieuse ; et, à moins que le président Hénault ne se serve du nom de la reine (1) pour vous faire avoir une Pucelle, je ne vois pas comment vous pourrez parvenir à en avoir des pays étrangers.

 

          Je m’amusais à faire des contes de ma mère l’Oie, ne pouvant plus lire du tout. Je ne suis pas précisément comme vous, madame ; mais vous souvenez-vous des yeux de l’abbé de Chaulieu, les deux dernières années de sa vie ? figurez-vous un état mitoyen entre vous et lui ; c’est précisément ma situation.

 

          Je pense avec vous, madame que quand on veut être aveugle, il faut l’être à Paris ; il est ridicule de l’être dans une campagne avec un des plus beaux aspects de l’Europe.

 

          On a besoin absolument, dans cet état, de la consolation de la société. Vous jouissez de cet avantage ; la meilleure compagnie se rend chez vous, et vous avez le plaisir de dire votre avis sur toutes les sottises qu’on fait qu’on imprime.

 

          Je sens bien que cette consolation est médiocre ; rarement le dernier âge de la vie est-il bien agréable : on a toujours espéré assez vainement de jouir de la vie ; et à la fin, tout ce qu’on peut faire c’est de la supporter. Soutenez ce fardeau, madame,  tant que vous pourrez ; il n’y a que les grandes souffrances qui le rendent intolérable.

 

          On a encore, en vieillissant, un grand plaisir qui n’est pas à négliger, c’est de compter les impertinents et les impertinentes qu’on a vus mourir, les ministres qu’on a vu renvoyer, et la foule de ridicules qui ont passé devant les yeux. Si de cinquante ouvrages nouveaux qui paraissent tous les mois il y en a un de passable, on se le fait lire, et c’est encore un petit amusement. Tout cela n’est pas le ciel ouvert ; mais enfin on n’a pas mieux, et c’est un parti forcé.

 

          Pour M. le président Hénault, c’est tout autre chose : il rajeunit, il court le monde, il est gai, et il sera gai jusqu’à quatre-vingts ans, tandis que Moncrif et moi nous sommes probablement fort sérieux. Dieu donne ses grâces comme il lui plaît.

 

          Avez-vous le plaisir de voir quelquefois M. d’Alembert ? non seulement il a beaucoup d’esprit, mais il l’a très décidé, et c’est beaucoup ; car le monde est plein de gens d’esprit qui ne savent comment ils doivent penser.

 

          Adieu, madame ; songez, je vous prie, que vous me devez quelque respect ; car si dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois, je suis assurément plus que borgne ; mais que ce respect ne diminue rien de vos bontés.

 

          Il y a  longtemps que je suis privé du bonheur de vous voir et de vous entendre ; je mourrai probablement sans cette joie. Tâchons, en attendant, de jouer avec la vie ; mais c’est ne jouer qu’à colin-maillard.

 

 

1 – Hénault était surintendant de la maison de la reine. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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