CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1764 - Partie 2

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à M. Duclos.

 

6 Janvier 1764.

 

 

          Quelque répugnance que j’aie toujours eue, monsieur, à mettre mon nom à la tête de mes ouvrages, et quoique aucune de mes dédicaces n’ait été accompagnée de la formule ordinaire d’une lettre, quoique cette formule m’ait paru toujours très peu convenable, et que j’en sois l’ennemi déclaré, cependant, puisque l’Académie veut cette pauvre formule, inconnue à tous les anciens, puisqu’elle veut mon nom, elle sera obéie (1).

 

          Je suppose que M. Cramer vous a envoyé sous enveloppe, à l’adresse de M. Janel, le livre (2) que vous demandez. Je sais que plusieurs personnes considérables, dont quelques-unes sont connues de vous, en ont été assez contentes. Mais je doute que cette requête, présentée par l’humanité à la puissance, obtienne l’effet qu’on s’est proposé ; car je ne doute pas que les ennemis de la raison ne crient très haut contre cet ouvrage. L’auteur, quel qu’il soit, fera plus de cas de votre suffrage qu’il ne craindra leurs clameurs. Quel homme est plus en droit que vous, monsieur, d’opposer sa voix aux cris des fléaux du genre humain ?

 

 

1 – Voyez la dédicace des Commentaires. (G.A.)

2 – Le Traité sur la Tolérance. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

7 Janvier 1764.

 

 

          Gabriel ne tâtera plus de mes contes ; ils ne courront plus Paris. Ces petites fleurs n’ont de prix que quand on ne les porte pas au marché ; mon cher frère a raison.

 

          J’ai été enchanté du discours de M. Marmontel, quoiqu’il y ait un endroit qui m’ait fait rougir. Il a pris, avec une habileté bien noble et bien adroite, le parti de nos frères contre les Pompignan. Tout annonce, Dieu merci, un siècle philosophique ; chacun brûle les tourbillons de Descartes avec l’Histoire du peuple de Dieu, du frère Berruyer. Dieu soit loué !

 

          Il y a longtemps que je n’ai reçu de lettres de M. et de madame d’Argental. Je ne sais plus de nouvelles ni des belles-lettres, ni des affaires. Frère Thieriot écrit quatre fois par an, tout au plus. On me dit que le parlement de Grenoble est exilé. Le roi paraît mêler à sa bonté des actions de fermeté ; d’un côté il cède à ce que les remontrances des parlements peuvent avoir de juste ; de l’autre il maintient les droits de l’autorité royale. Je crois que la postérité rendra justice à cette conduite digne d’un roi et d’un père.

 

          On m’assure toujours que le mandement de l’archevêque de Paris est imprimé clandestinement, et qu’on en a vu plusieurs exemplaires. Si vous pouvez, mon cher frère, me procurer une de ces Instructions pastorales et un Anti-financier, vous me soulagerez beaucoup dans ma misère. Je suis entouré de frimas, accablé de rhumatismes. Mes yeux vont toujours fort mal ; mais je me ferai lire ces deux ouvrages, que j’attends avec impatience de vos bontés fraternelles.

 

          Je ne sais rien de nouveau non plus du théâtre ; mais ce qui me touche le plus, c’est le beau projet que Dieu vous a inspiré à vous et à vos amis, et ce beau projet est … Ecr. l’inf…

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

8 Janvier 1764.

 

 

          Je ne cesserai, mon cher monsieur, de prêcher la tolérance sur les toits, malgré les plaintes de vos prêtres et les clameurs des nôtres, tant qu’on ne cessera pas de persécuter. Les progrès de la raison sont lents, les racines des préjugés sont profondes. Je ne verrai pas sans doute les fruits de mes efforts, mais ce seront des semences qui peut-être germeront un jour.

 

          Vous ne trouverez pas, mon cher ami, que la plaisanterie convienne dans les matières graves. Nous autres Français nous sommes gais ; les Suisses sont plus sérieux. Dans le charmant pays de Vaud, qui inspire la joie, la gravité serait-elle l’effet du gouvernement ? Comptez que rien n’est plus efficace pour écraser la superstition que le ridicule dont on la couvre. Je ne la confonds point avec la religion, mon cher philosophe. Celle-là est l’objet de la sottise et de l’orgueil, celle-ci est dictée par la sagesse et la raison. La première a toujours produit le trouble et la guerre ; la dernière maintient l’union et la paix. Mon ami Jean-Jacques ne veut point de comédie, et vous ne voulez pas être amusé par des plaisanteries innocentes. Malgré votre sérieux, je vous aime bien tendrement.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

8 Janvier 1764.

 

 

          Il faut que j’importune encore mes anges. Je viens de lire le livre de l’Anti-financier, et il me fait trembler pour celui de la Tolérance, car si l’un dévoile les iniquités des financiers, l’autre indique des iniquités non moins sacrées. Il n’est plus permis d’envoyer une Tolérance par la poste ; mais je demande comment un livre qui a eu le suffrage de mes anges, de M. le duc de Praslin, de M. le duc de Choiseul, de madame la duchesse de Grammont et de madame de Pompadour, peut être regardé comme un livre dangereux. Je suis toujours incertain si mes anges ont reçu mes paquets ; si ma réponse à l’aréopage comique leur est parvenue ; s’ils ont été contents des Trois manières ; s’ils conduisent toujours leur conspiration. Je les accable de questions depuis quinze jours. Je sais bien que les cérémonies du jour de l’an, les visites, les lettres, ont occupé leur temps, et je ne leur demande de leurs nouvelles que quand ils auront du loisir ; mais alors je les supplie de me mettre un peu au fait de toutes les choses sur lesquelles j’ai fatigué leur complaisance.

 

          Je ne sais encore si la Gazette littéraire est commencée (1) ; mais ce qui me fâche beaucoup, c’est que si mes yeux guérissent, la cure sera longue, et je ne serai de longtemps en état de servir M. le duc de Praslin ; s’ils ne guérissent pas, je ne le servirai jamais. Celui de mes anges qui ne m’écrit point me laisse toujours dans l’ignorance sur ses yeux et sur l’état de sa santé ; et l’autre qui m’écrit ne me dit pas un mot de ce qui m’intéresse le plus.

 

          N’avez-vous pas été frappés de l’énergie avec laquelle l’Anti-financier peint la misère du peuple et les vexations des publicains ? mais il est, ce me semble, comme tous les philosophes qui réussissent très bien à ruiner les systèmes de leurs adversaires, et qui n’en établissent pas de meilleurs.

 

          Je finis ma lettre et ma journée par la douce espérance que je serai consolé par un mot de mes anges.

 

 

1 – Elle commença en Mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

11 Janvier 1764.

 

 

          Je ne sais qui me tient que je ne … me plaigne de mes anges ; si je m’en croyais, je ferais… des remontrances à mes anges ; je leur dirais… leur fait. Mais je veux bien encore suspendre mon juste courroux pour cette poste ; je fais plus :

 

Je t’ai comblé de vers, je t’en veux accabler.

 

Cinna, act. V., sc. Dern.

 

          Je me suis aperçu que le cinquième acte de leur conspiration demandait encore quelques touches, qu’il y avait des morceaux trop brusques qui n’avaient pas leur rondeur nécessaire ; que quelques vers étaient faibles, trop peu énergiques, trop communs. Je me suis souvenu surtout que mes anges, dans le temps qu’ils m’aimaient, dans le temps qu’ils m’écrivaient, me disaient que Julie, en parlant à Octave, ressemblerait trop à Julie parlant à Néron (1).

 

          Enfin hier, ne faisant plus de contes, je repris ce cinquième acte en sous-œuvre, et, au lieu de fatiguer les conjurés de quantité de petites corrections qu’il faudrait porter sur leur ancien exemplaire, je leur envoie un cinquième acte bien propre. Mais que les conjurés prennent bien garde, qu’ils se souviennent qu’on connaît l’écriture de mon secrétaire, et qu’ils risqueraient d’être découverts ! Ainsi, selon leur grande prudence, ils feront transcrire le tout par une main inconnue et fidèle, ou, s’ils veulent, je leur en ferai faire une autre copie. Mais selon leur grande indifférence, ils me laissent dans ma grande ignorance sur tout ce que je leur ai demandé, sur les paquets que je leur ai envoyés, sur leur santé, sur leurs bontés, sur la Gazette littéraire, sur un paquet qui est venu pour moi d’Angleterre, à l’adresse de M. le duc de Praslin.

 

          Respect, tendresse, et douleur.

 

 

1 – Dans Britannicus. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

13 Janvier 1764.

 

 

          C’est donc aujourd’hui le 13 de janvier ; c’est donc en vain que j’ai envoyé des mémoires, des contes, des livres, des vers, des actes. Je languis sans réponse depuis le 22 de décembre ; je meurs ; les anges m’ont tué par leur silence : le silence est le juste châtiment des bavards. Je meurs, je suis mort. Un De Profundis,s’il vous plaît, à V.

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Ferney, 13 Janvier 1764.

 

 

          Je vous prie, mon cher philosophe, de relire la fable d’Esope ou de La Fontaine, dans quelle on introduit un héron qui refuse pour son dîner une carpe et une tanche, et qui se trouve trop heureux de manger un goujon. Il est si rare de trouver des acheteurs d’une marchandise de cabinet, que je vous conseille de saisir l’occasion qui se présente. Si cette occasion manquait, vous ne la retrouveriez plus. Saisissez-la, croyez-moi :

 

.  .  .  .  .  .  .   Connobbi pur l’inique corti.

 

LE TASSE, Jérus. dél., ch. VII, st. XII.

 

          On peut changer d’avis d’un jour à l’autre, et alors vous vous repentiriez bien de n’avoir pas accepté ce qu’on vous a offert. Songez qu’il y a des jésuites à Manheim.

 

          Adieu, mon cher philosophe ; ne m’oubliez pas auprès de M. et de madame de Freudenreich, et comptez que je suis à vous pour la vie.

 

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

A Ferney, 13 Janvier 1764.

 

 

          Vous voulez donc, monsieur, que les aveugles vous écrivent ; mais Tirésie et le vieux bon homme Tobie écrivaient-ils ? Que pouvaient-ils mander ? que pouvaient-ils dire : Les pauvres gens étaient sûrement bien empêchés. Quand Tobie aurait écrit trois ou quatre fois à un sénateur de Babylone qu’une hirondelle lui avait chié dans les yeux, pensez-vous que le sénateur eût été bien réjoui des bavarderies de Tobie ? Vous dirai-je que nous avons beaucoup de neige sur nos montagnes, que je me traîne avec un bâton au coin du feu, que je fais ce que je peux pour guérir mes yeux et que je n’en peux venir à bout, que mon théâtre est fermé, qu’il faut que je m’accoutume à toutes les privations ? Dieu vous préserve de jamais tomber dans cet état ! Heureusement vous êtes encore jeune ; vous avez l’occupation des affaires et l’amusement des plaisirs : voilà tout ce qu’il faut à l’homme. Conservez longtemps tous vos avantages ; gouvernez Bologne pendant l’hiver, et le théâtre pendant l’été. Jouissez de la vie ; je supporte la mienne, et tant qu’elle durera, je vous serai tendrement bien attaché.

 

 

 

 

 

à Madame la Margrave de Bade-Dourlach.

 

Au château de Ferney, par Genève, 17 Janvier.

 

 

          Madame, votre altesse sérénissime a été touchée de l’horrible aventure des Calas. Ce procès d’une famille protestante qui redemande le sang innocent, va bientôt être jugé en dernier ressort ; je mets à vos pieds cet ouvrage (1) consacré aux vertus que vous pratiquez. Si votre altesse sérénissime, daigne envoyer quelque secours pour subvenir aux frais qu’une famille indigente est obligée de faire, cette générosité sera bien digne de votre altesse sérénissime, et tous ceux qui ont pris en main la cause de ces infortunés vous regarderont dans l’Europe comme leur principale bienfaitrice. Souffrez que je sois ici leur organe, en vous renouvelant le profond respect avec lequel je suis, madame, de votre altesse sérénissime, etc.

 

 

1 – Traité sur la Tolérance. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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