DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : F comme FIGURE - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : F comme FIGURE - Partie 1

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F comme FIGURE.

 

 

 

 

 

 

          Si on veut s’instruire, il faut lire attentivement tous les articles du grand Dictionnaire de l’Encyclopédie, au mot FIGURE.

 

          Figure de la terre, par M. d’Alembert ; ouvrage aussi clair que profond, et dans lequel on trouve tout ce qu’on peut savoir sur cette matière.

 

          Figure rhétorique, par César Dumarsais ; instruction qui apprend à penser et à écrire, et qui fait regretter, comme bien d’autres articles, que les jeunes gens ne soient pas à portée de lire commodément des choses si utiles. Ces trésors, cachés dans un Dictionnaire de vingt-deux volumes in-folio, d’un prix excessif, devraient être entre les mains de tous les étudiants pour trente sous.

 

          Figure humaine, par rapport à la peinture et à la sculpture ; excellente leçon donnée par M. Watelet à tous les artistes.

 

          Figure, en physiologie ; article très ingénieux, par M. d’Abbés de Caberoles.

 

          Figure, en arithmétique et en algèbre, par M. Mallet.

 

          Figure, en logique, en métaphysique et belles-lettres, par M. le chevalier de Jaucourt, homme au-dessus des philosophes de l’antiquité, en ce qu’il a préféré la retraite, la vraie philosophie, le travail infatigable, à tous les avantages que pouvait lui procurer sa naissance, dans un pays où l’on préfère cet avantage à tout le reste, excepté à l’argent.

 

 

 

 

 

FIGURE OU FORME DE LA TERRE.

 

 

          Comment Platon, Aristote, Erastosthènes, Posidonius, et tous les géomètres de l’Asie, de l’Egypte et de la Grèce, ayant reconnu la sphéricité de notre globe arriva-t-il que nous crûmes si longtemps la terre plus longue que large d’un tiers, et que de là nous vinrent les degrés de longitude et de latitude ; dénomination qui atteste continuellement notre ancienne ignorance ?

 

          Le juste respect pour la Bible, qui nous enseigne tant de vérités plus nécessaires et plus sublimes, fut la cause de cette erreur universelle parmi nous.

 

          On avait trouvé dans le psaume CIII que Dieu a étendu le ciel sur la terre comme une peau ; et de ce qu’une peau a d’ordinaire plus de longueur que de largeur, on en avait conclu autant pour la terre.

 

          Saint Athanase s’exprime avec autant de chaleur contre les bons astronomes que contre les partisans d’Arius et d’Eusèbe. « Fermons, dit-il, la bouche à ces barbare, qui, parlant sans preuve, osent avancer que le ciel s’étend aussi sous la terre. » Les Pères regardaient la terre comme un grand vaisseau entouré d’eau ; la proue était à l’orient, et la poupe à l’occident.

 

          On voit encore dans Cosmas, moine du quatrième siècle, une espèce de carte géographique où la terre a cette figure.

 

          Tostato, évêque d’Avila, sur la fin du quinzième siècle, déclare, dans son Commentaire sur la Genèse, que la foi chrétienne est ébranlée pour peu qu’on croie la terre ronde.

 

          Colombo, Vespuce et Magellan ne craignirent point l’excommunication de ce savant évêque, et la terre reprit sa rondeur malgré lui.

 

          Alors on courut d’une extrémité à l’autre ; la terre passa pour une sphère parfaite. Mais l’erreur de la sphère parfaite était une méprise de philosophes, et l’erreur d’une terre plate et longue était une sottise d’idiots (1).

 

          Dès qu’on commença à bien savoir que notre globe tourne sur lui-même en vingt-quatre heures, on aurait pu juger de cela seul qu’une forme véritablement ronde ne saurait lui appartenir. Non-seulement la force centrifuge élève considérablement les eaux dans la région de l’équateur, par le mouvement de la rotation en vingt-quatre heures ; mais elles y sont encore élevées d’environ vingt-cinq pieds deux fois par jour par les marées. Il serait donc impossible que les terres vers l’équateur ne fussent perpétuellement inondées ; or elles ne le sont pas ; donc la région de l’équateur est  beaucoup plus élevée à proportion que le reste de la terre ; donc la terre est un sphéroïde élevé à l’équateur, et ne peut être une sphère parfaite. Cette preuve si simple avait échappé aux plus grands génies, parce qu’un préjugé universel permet rarement l’examen.

 

          On sait qu’en 1672, Richer, dans un voyage à la Cayenne près de la ligne, entrepris par l’ordre de Louis XIV sous les auspices de Colbert, le père de tous les arts ; Richer, dis-je, parmi beaucoup d’observations trouva que le pendule de son horloge ne faisait plus ses oscillations, ses vibrations aussi fréquentes que dans la latitude de Paris, et qu’il fallait absolument raccourcir le pendule d’une ligne et de plus d’un quart. La physique et la géométrie n’étaient pas alors à beaucoup près si cultivées qu’elles le sont aujourd’hui ; quel homme eût pu croire que de cette remarque si petite en apparence, et que d’une ligne de plus ou de moins, pussent sortir les plus grandes vérités physiques ? On trouva d’abord qu’il fallait nécessairement que la pesanteur fût moindre sous l’équateur que dans notre latitude, puisque la seule pesanteur fait l’oscillation d’un pendule. Par conséquent, puisque la pesanteur des corps est d’autant moins forte que ces corps sont plus éloignés du centre de la terre, il fallait absolument que la région de l’équateur fût beaucoup plus élevée que la nôtre, plus éloignée du centre ; ainsi la terre ne pouvait être une vraie sphère.

 

          Beaucoup de philosophes firent, à propos de ces découvertes, ce que font tous les hommes quand il faut changer son opinion ; on disputa sur l’expérience de Richer ; on prétendit que nos pendules ne faisaient leurs vibrations moins promptes vers l’équateur que parce que la chaleur allongeait ce métal ; mais on vit que la chaleur du plus brûlant été l’allonge d’une ligne sur trente pieds de longueur ; et il s’agissait ici d’une ligne et un quart, d’une ligne et demie, ou même de deux lignes, sur une verge de fer longue de trois pieds huit lignes.

 

          Quelques années après, MM. Varin, Deshayes, Feuillée, Couplet, répétèrent vers l’équateur la même expérience du pendule ; il le fallut toujours raccourcir, quoique la chaleur fût très souvent moins grande sous la ligne même qu’à quinze ou vingt degrés de l’équateur. Cette expérience a été confirmée de nouveau par les académiciens que Louis XV a envoyés au Pérou, qui ont été obligés vers Quito, sur des montagnes où il gelait, de raccourcir le pendule à secondes d’environ deux lignes (2).

 

          A peu près au même temps, les académiciens qui ont été mesurer un arc du méridien au nord ont trouvé qu’à Pello, par delà le cercle polaire, il faut allonger le pendule pour avoir les mêmes oscillations qu’à Paris. Par conséquent la pesanteur est plus grande au cercle polaire que dans les climats que vers l’équateur. Si la pesanteur est plus grande au nord, le nord est donc plus près du centre de la terre que l’équateur ; la terre est donc aplatie vers les pôles.

 

          Jamais l’expérience et le raisonnement ne concoururent avec tant d’accord à prouver une vérité. Le célèbre Huygens, par le calcul des forces centrifuges, avait prouvé que la diminution dans la pesanteur qui en résulte pour une sphère n’était pas assez grande pour expliquer les phénomènes, et que par conséquent la terre devait être un sphéroïde aplati aux pôles. Newton, par les principes de l’attraction, avait trouvé les mêmes rapports à peu de chose près : il faut seulement observer qu’Huygens croyait que cette force inhérente aux corps qui les détermine vers le centre du globe, cette gravité primitive est partout la même. Il n’avait pas encore vu les découvertes de Newton ; il ne considérait donc la diminution de la pesanteur que par la théorie des forces centrifuges. L’effet des forces centrifuges diminue la gravité primitive sous l’équateur. Plus les cercles dans lesquels cette force centrifuge s’exerce deviennent petits, plus cette force cède à celle de la gravité ; ainsi sous le pôle même, la force centrifuge, qui est nulle, doit laisser à la gravité primitive toute son action. Mais ce principe d’une gravité toujours égale tombe en ruine par la découverte que Newton a faite, et dont nous avons tant parlé ailleurs (3), qu’un corps transporté, par exemple, à dix diamètres du centre de la terre, pèse cent fois moins qu’à un diamètre.

 

          C’est donc par les lois de la gravitation, combinées avec celles de la force centrifuge, qu’on fait voir véritablement quelle figure la terre doit avoir. Newton et Grégori ont été si sûrs de cette théorie, qu’ils n’ont pas hésité d’avancer que les expériences sur la pesanteur étaient plus sûres pour faire connaître la figure de la terre qu’aucune mesure géographique.

 

          Louis XIV avait signalé son règne par cette méridienne qui traverse la France ; l’illustre Dominique Cassini l’avait commencée avec son fils ; il avait, en 1701, tiré du pied des Pyrénées à l’Observatoire une ligne aussi droite qu’on le pouvait, à travers les obstacles presque insurmontables que les hauteurs des montagnes, les changements de la réfraction dans l’air, et les altérations des instruments opposaient sans cesse à cette vaste et délicate entreprise ; il avait donc, en 1761, mesuré six degrés dix-huit minutes de cette méridienne. Mais, de quelque endroit que vînt l’erreur, il avait trouvé les degrés vers Paris, c’est-à-dire vers le Nord, plus petits que ceux qui allaient aux Pyrénées vers le midi ; cette mesure démentait et celle de Norvood, et la nouvelle théorie de la terre aplatie aux pôles. Cependant cette nouvelle théorie commençait à être tellement reçue que le secrétaire de l’Académie n’hésita point, dans son histoire de 1701, à dire que les mesures nouvelles prises en France prouvaient que la terre est un sphéroïde dont les pôles sont aplatis. Les mesures de Dominique Cassini entraînaient à la vérité une conclusion toute contraire ; mais comme la figure de la terre ne faisait pas encore en France une question, personne ne releva pour lors cette conclusion fausse. Les degrés du méridien, de Collioure à Paris, passèrent pour exactement mesurés ; et le pôle, qui par ces mesures devait nécessairement être allongé, passa pour aplati.

 

          Un ingénieur nommé M. des Roubais, étonné de la conclusion, démontra que, par les mesures prises en France, la terre devait être un sphéroïde oblong, dont le méridien qui va d’un pôle à l’autre est plus long que l’équateur, et dont les pôles sont allongés (4). Mais de tous les physiciens à qui il adressa sa dissertation, aucun ne voulut la faire imprimer, parce qu’il semblait que l’Académie eût prononcé, et qu’il paraissait trop hardi à un particulier de réclamer. Quelque temps après, l’erreur de 1701 fut reconnue ; on se dédit, et la terre fut allongée par une juste conclusion tirée d’un faux principe. La méridienne fut continuée sur ce principe de Paris à Dunkerque ; on trouva toujours les degrés du méridien plus petits en allant vers le nord. On se trompa toujours sur la figure de la terre, comme on s’était trompé sur la nature de la lumière. Environ ce temps-là, des mathématiciens qui faisaient les mêmes opérations à la Chine furent étonnés de voir de la différence entre leurs degrés, qu’ils pensaient devoir être égaux, et de les trouver, après plusieurs vérifications, plus petits vers le nord que vers le midi. C’était encore une puissante raison pour croire le sphéroïde oblong, que cet accord des mathématiciens de France et de ceux de la Chine. On fit plus encore en France, on mesura des parallèles à l’équateur. Il est aisé de comprendre que sur un sphéroïde oblong, nos degrés de longitude doivent être plus petits que sur une sphère. M. de Cassini trouva le parallèle qui passe par Saint-Malo plus court de mille trente-sept toises qu’il n’aurait dû être dans l’hypothèse d’une terre sphérique. Ce degré était donc incomparablement plus court qu’il n’eût été sur un sphéroïde à pôles aplatis.

 

          Toutes ces fausses mesures prouvèrent qu’on avait trouvé les degrés comme on avait voulu les trouver : elles renversèrent pour un temps en France la démonstration de Newton et d’Huygens, et on ne douta pas que les pôles ne fussent d’une figure tout opposée à celle dont on les avait crus d’abord : on ne savait où l’on en était.

 

          Enfin les nouveaux académiciens qui allèrent au cercle polaire en 1736, ayant vu, par d’autres mesures, que le degré était dans ces climats plus long qu’en France, on douta entre eux et MM. Cassini. Mais bientôt après on ne douta plus ; car les mêmes astronomes qui revenaient du pôle, examinèrent encore le degré mesuré en 1677 par Picard au nord de Paris ; ils vérifièrent que ce degré est de cent vingt-trois toises plus long que Picard ne l’avait déterminé. Si donc Picard, avec ses précautions, avait fait son degré de cent vingt-trois toises trop court, il était fort vraisemblable qu’on eût ensuite trouvé les degrés vers le midi plus longs qu’ils ne devaient être. Ainsi la première erreur de Picard, qui servait de fondement aux mesures de la méridienne, servait aussi d’excuse aux erreurs presque inévitables que de très bons astronomes avaient pu commettre dans ces opérations (5).

 

          Malheureusement d’autres mesureurs trouvèrent, au cap de Bonne-Espérance, que les degrés du méridien ne s’accordaient pas avec les nôtres. D’autres mesures prises en Italie contredirent aussi nos mesures françaises. Elles étaient toutes démenties par celles de la Chine. On se remit donc à douter, et on soupçonna très raisonnablement, à mon avis, que la terre était bosselée (6).

 

          Pour les Anglais, quoiqu’ils aiment à voyager, ils s’épargnèrent cette fatigue, et s’en tinrent à leur théorie.

 

          La différence d’un axe à l’autre n’est guère que de cinq de nos lieues : différence immense pour ceux qui prennent parti, mais insensible pour ceux qui ne considèrent les mesures du globe que par les usages utiles qui en résultent. Un géographe ne pourrait guère dans une carte faire apercevoir cette différence, ni aucun pilote savoir s’il fait route sur un sphéroïde ou sur une sphère.

 

          Cependant on osa avancer que la vie des navigateurs dépendait de cette question. O charlatanisme ! entrerez-vous jusque dans les degrés du méridien ?

 

 

 

 

 

1 – Ce qui suit est la reproduction presque textuelle d’un passage des Eléments de la philosophie de Newton. (G.A.)

 

2 – Ceci était écrit en 1736.

 

3 – Dans les Eléments de la philosophie de Newton.

 

4 – Son mémoire est dans le Journal littéraire.

 

5 – Ici finit l’emprunt fait aux Eléments de la philosophie de Newton. (G.A.)

 

6 – On a remesuré depuis lors la loi du 22 août 1790, ayant prescrit de déterminer une unité de poids et mesures, l’Académie des sciences chargea Delambre et Méchain de mesurer le dixième du quart du méridien terrestre, et la dix millionième partie de ce quart fut décrétée l’unité naturelle de mesure. (G.A.)

 

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