Quand François-Marie Arouet devient VOLTAIRE - Partie 3

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12 – A MADEMOISELLE DUNOYER

 

Paris, 2 Janvier 1714.

 

 

          Depuis que je suis à Paris, j’ai été moi-même à la grande poste tous les jours, afin de retirer vos lettres, que je craignais qui ne tombassent entre les mains de mon père. Enfin je viens d’en recevoir une, ce mardi au soir, 2 Janvier : elle est datée de La Haye, du 28 Décembre, et j’y fais réponse sur-le-champ. J’ai baisé mille fois cette lettre, quoique vous ne m’y parliez pas de votre amour ; il suffit qu’elle vienne de vous pour qu’elle me soit infiniment chère : je vous prouverai pourtant, par ma réponse, que je ne suis pas si poli que vous vous le dites ; je ne vous appellerai point madame, comme vous m’appelez monsieur ; je ne puis que vous nommer ma chère : et si vous vous plaignez de mon peu de politesse, vous ne vous plaindrez pas de mon peu d’amour. Comment pouvez-vous soupçonner cet amour qui ne finira qu’avec moi ? Et comment pouvez-vous me reprocher ma négligence ? Ce serait bien à moi à vous gronder, puisque aussi bien je renonce à la politesse, ou plutôt je suis bien malheureux que vous n’avez pas reçu deux lettres que je vous écrivis, l’une de Gand et l’autre de Paris. Ne seriez-vous point vous-même assez négligente pour n’avoir point retiré ces lettres ? Si vous les avez vues, vous condamnerez bien vos  reproches et vos soupçons ; vous y aurez lu que je suis plus malheureux que vous, et que je vous aime plus que vous ne m’aimez. Vous aurez appris que M. Ch… (1) écrivit à mon père, déjà irrité contre moi, une lettre telle qu’il n’en écrirait point contre un scélérat. J’arrivai à Paris dans le temps que, sur la foi de cette lettre, mon père avait obtenu une lettre de cachet pour me faire enfermer après m’avoir déshérité. Je me suis caché pendant quelques jours, jusqu’à ce que mes amis l’aient un peu apaisé, c’est-à-dire l’aient engagé à avoir du moins la bonté de m’envoyer aux îles, avec du pain et de l’eau : voilà tout ce que j’ai pu obtenir de lui, sans avoir pu même le voir. J’ai employé les moments où j’ai pu me montrer en ville à voir le Père Tournemine, et je lui ai remis les lettres dont vous m’avez chargé. Il engage l’évêque d’Evreux dans vos intérêts. Pour moi, je me donnerai bien de garde que votre famille puisse seulement soupçonner que je vous connais ; cela gâterait tout, et vous savez que votre intérêt seul me fait agir. Je ne m’arrête point à me plaindre inutilement de l’imprudence avec laquelle nous avons tous deux agi à La Haye ; c’est cette imprudence qui sera cause de bien des maux : mais enfin cette faute est faite, et l’excuse peut seule la réparer. Je vous ai déjà dit, dans mes lettres, que la consolation d’être aimé fait oublier tous les chagrins ; nous avons l’un et l’autre trop besoin de consolation, pour ne nous pas aimer toujours : il viendra peut-être un temps où nous serons plus heureux, c’est-à-dire où nous pourrons nous voir ; cédons à la nécessité, et écrivons-nous bien régulièrement, vous à M. Dutilly, rue Maubuée, à la Rose rouge, et moi à madame Bonnet. Je vous donnerai peut-être bientôt une autre adresse pour moi, car je crois que je partirai incessamment pour Brest ; ne laissez pas pourtant de m’écrire à Paris : mandez-moi vos sentiments surtout, et soyez persuadée que je vous aimerai toujours, ou je serai le plus malheureux de tous les hommes. Vous savez bien, ma chère Olimpe, que mon amour n’est point du genre de celui de la plupart des jeunes gens, qui ne cherchent en aimant qu’à contenter la débauche et leur vanité : regardez-moi comme un amant, mais regardez-moi comme un ami véritable : ce mot renferme tout. L’éloignement des lieux ne changera rien à mon cœur : si vous me croyez, je vous demande, pour prix de ma tendresse, une lettre de huit pages écrites menu ; j’oubliais à vous dire que les deux que vous n’avez point reçues sont à l’adresse de madame Santoc de Maisan, à La Haye. Récrivez-moi sur-le-champ, afin que si vous avez quelques ordres à me donner, votre lettre me trouve encore à Paris prêt à les exécuter : je me réserve, comme vous, à vous mander certaines choses lorsque j’aurai reçu votre réponse. Adieu, ma belle maîtresse ; aimez un peu un malheureux amant, qui voudrait donner sa vie pour vous rendre heureuse ; adieu, mon cœur. AROUET.

 

 

1 – L’ambassadeur, marquis de Châteauneuf. (G.A.)

 

 

 

 

 

13 – A MADEMOISELLE DUNOYER

 

A Paris, ce 20 Janvier 1714.

 

 

          J’ai reçu, ma chère Olimpe, votre lettre du 1er de ce mois, par laquelle j’ai appris votre maladie. Il ne me manquait plus qu’une telle nouvelle pour achever mon malheur ; et comme un mal ne vient jamais seul, les embarras où je me suis trouvé m’ont privé du plaisir de vous écrire, la semaine passée. Vous me demanderez quel est cet embarras ; c’était de faire ce que vous m’avez conseillé. Je me suis mis en pension chez un procureur (1), afin d’apprendre le métier de robin auquel mon père me destine, et je crois par là regagner son amitié. Si vous m’aimiez autant que je vous aime, vous vous rendriez un peu à mes prières, puisque j’obéis si bien à vos ordres. Me voilà fixé à Paris pour longtemps ; est-il possible que j’y serai sans vous ! Ne croyez pas que l’envie de vous voir ici n’ait pour but que mon plaisir ; je regarde votre intérêt plus que ma satisfaction, et je crois que vous en êtes bien persuadée ; songée par combien de raisons la Hollande doit vous être odieuse. Une vie douce et tranquille à Paris n’est-elle pas préférable à la compagnie de madame votre mère ? Et des biens considérables dans une belle ville ne valent-ils pas mieux que la pauvreté à La Haye ? Ne vous piquez pas là-dessus de sentiments que vous nommez héroïques, l’intérêt ne doit jamais, je l’avoue, être assez fort pour faire commettre une mauvaise action ; mais aussi le désintéressement ne doit pas empêcher d’en faire une bonne, lorsqu’on y trouve son compte. Croyez-moi, vous méritez d’être heureuse, vous êtes faite pour briller partout ; on ne brille point sans biens, et on ne vous blâmera jamais lorsque vous jouirez d’une bonne fortune, et vos calomniateurs vous respecteront alors ; enfin vous m’aimez, et je ne serais pas retourné en France ? si je n’avais cru que vous me suivriez bientôt ; vous me l’avez promis, et vous, qui avez de si beaux sentiments, vous ne trahirez pas vos promesses. Vous n’avez qu’un moyen pour revenir : M. le Normand, évêque d’Evreux, est, je crois, votre cousin ; écrivez-lui, et que la religion et l’amitié pour votre famille soient vos deux motifs auprès de lui ; insistez surtout sur l’article de la religion ; dites-lui que le roi souhaite la conversion des huguenots, et que, étant ministre du Seigneur, et votre parent, il doit, par toutes sortes de raisons, favoriser votre retour ; conjurez-le d’engager monsieur votre père dans un dessein si juste : marquez-lui que vous voulez vous retirer dans une communauté, non comme religieuse pourtant, je n’ai garde de vous le conseiller : ne manquez pas à le nommer monseigneur. Vous pouvez adresser votre lettre à monseigneur l’évêque d’Evreux, à Evreux, en Normandie ; je vous manderai le succès de la lettre, que je saurai par le Père Tournemine. Que je serais heureux, si après tant de traverses nous pouvions nous revoir à Paris ! Le plaisir de vous voir réparerait mes malheurs, et si ma fidélité peut réparer les vôtres, vous êtes sûre d’être consolée. En vérité ce n’est qu’en tremblant que je songe à tout ce que vous avez souffert ; et j’avoue que vous avez besoin de consolation : que ne puis-je vous en donner, en vous disant que je vous aimerai toute ma vie ! Ne manquez pas, je vous en conjure, d’écrire à l’évêque d’Evreux, et cela le plus tôt que vous pourrez : mandez-moi comment vous vous portez depuis votre maladie, et écrivez-moi, à M. de Saint-Fort, chez M. Alain, procureur au Châtelet, rue Pavée-Saint-Bernard. Adieu, ma chère Pimpette ; vous savez que je vous aimerai toujours. AROUET.

 

 

1 – Maître Alain, chez qui Arouet fit la connaissance de Thieriot. (G.A.)

 

 

 

 

 

14 – A MADEMOISELLE DUNOYER

 

Paris, le 10 Février.

 

 

            Ma chère Pimpette, toutes les fois que vous ne m’écrivez point, je m’imagine que vous n’avez point reçu mes lettres ; car je ne peux croire que l’éloignement des lieux ait fait sur vous ce qu’il ne peut faire sur moi ; et, comme je vous aime toujours, je me persuade que vous m’aimez encore. Eclaircissez-moi donc de deux choses : l’une, si vous avez reçu mes deux dernières lettres, et si je suis encore dans votre cœur : mandez-moi surtout si vous avez reçu ma dernière, que je vous écrivis le 20 janvier, dans laquelle il était parlé de l’évêque d’Evreux, et d’autres personnes dont j’ai hasardé les noms ; mandez-moi quelque chose de certain par votre réponse à cette lettre ; surtout instruisez-moi, je vous conjure, de l’état de votre santé et de vos affaires ; adressez votre lettre à M. le chevalier de Saint-Fort, chez M. Alain, près les degrés de la place Mauvert. Que votre lettre soit plus longue que la mienne ; je trouverai toujours plus de plaisir à lire une de vos lettres de quatre pages, que vous n’en aurez à en lire de moi une de deux lignes. AROUET.

 

 

 

 

 

à M. D***

 

Au sujet du prix de poésie donné par l’Académie française

En l’année 1714 (1)

 

 

 

          Monsieur, vous connaissez le pauvre Du Jarri ; c’est un de ces poètes de profession qu’on rencontre partout, et qu’on ne voudrait voir nulle part ; nous l’appelons communément le gazetier du Parnasse. Il est parasite, afin qu’il ne lui manque rien de ce qui constitue un bel esprit du temps ; et il paie, dans un bon repas, son écot par de mauvais vers, soit de sa façon, soit de celle de ses confrères les poètes médiocres. Il nous montra, ces jours passés, un poème imprimé, où on voyait à la première page ces mots écrits : A l’immortalité. C’est la devise de l’Académie française, nous dit-il ; la pièce n’est pas pourtant de l’Académie, mais elle l’a adoptée ; et si ces messieurs l’avaient composée, ils ne s’y seraient jamais pris autrement que l’auteur. Il faut que vous sachiez, continua-t-il, que l’Académie donne tous les deux ans un prix de poésie, et par là immortalise un homme tous les deux ans ; vous voyez entre mes mains l’ouvrage qui a remporté le prix cette année. Oh ! Que l’auteur de ce poème est heureux ! Il y a quarante ans qu’il compose sans être connu du public ; à présent le voilà, pour un petit poème, associé à toute la réputation de l’Académie. Mais, lui dis-je, n’arrive-t-il jamais qu’un auteur déclaré immortel par les quarante soit mis au rang des Cotins par le public, qui est juge en dernier ressort ? Cela ne se peut, me répondit mon poète ; car l’Académie n’a été instituée que pour fixer le goût de la France, et on n’appelle jamais de ses décisions. J’ai de bonnes preuves, dit alors un de mes amis, qu’une assemblée de quarante personnes n’est pas infaillible. Du reste le Cid et le Dictionnaire de Furetière se sont soutenus contre l’Académie ; et il pourrait bien se faire qu’elle approuvât de fort mauvais ouvrages, comme elle en a critiqué de fort bons.

 

          Pour réponse à toutes ces railleries, mon homme lut à haute voix : Poème chrétien qui a remporté le prix, par M. l’abbé Du Jarri. Il faut, avant de commencer, lui dis-je, que nous sachions ce que c’est que M. l’abbé Du Jarri, le sujet de son poème, et en quoi le prix consiste. Il satisfit ainsi à mes questions.

 

          Autrefois M. l’abbé Du Jarri a fait imprimer plusieurs oraisons funèbres et quelques sermons ; à présent il fait mettre sous la presse un volume de ses poésies, et il est à croire qu’il est aussi bon poète que grand orateur. Le sujet de son poème est la louange du roi, à l’occasion du nouveau chœur de Notre-Dame, construit par Louis XIV, et promis par Louis XIII. Le prix est un beau groupe de bronze, où l’on voit un assemblage merveilleux du fabuleux et du sacré, car la Renommée y paraît auprès de la Religion ; et la Piété y est appuyée sur un génie. Au reste les rivaux de M. l’abbé Du Jarri, étaient des jeunes gens de dix-neuf à vingt ans (2) ; M. l’abbé en a soixante et cinq. Il est bien juste qu’on fasse honneur à son âge. Après ce grand préambule, il toussa, et nous lut d’un ton plein d’emphase le meilleur poème que je vous envoie (3).

 

          On a pris la liberté de critiquer l’ouvrage que l’Académie a couronné : je vous envoie les remarques que nous avons faites avec simplicité ; elles vous ennuieront peut-être moins que le poème.

 

Enfin le jour paraît.

 

          Je défie qu’on s’exprime mieux pour dire, Enfin, il commence à faire jour ; et l’auteur aurait ôté l’équivoque s’il avait mis : Enfin ce jour paraît, car il doit savoir que notre langue est ennemie des équivoques. Ce n’est pas tout ; plusieurs personnes d’esprit ont trouvé que cet Enfin fait un très mauvais effet. Supposons deux choses qui certainement n’arriveront ni l’une ni l’autre : que les grandes actions de Louis XIV ne passeront point à la postérité, et que M. l’abbé Du Jarri jouira de l’immortalité que lui promet l’Académie : ceux de nos neveux qui auraient un jour le courage de lire le poème de M. l’abbé Du Jarri croiraient, en voyant cet Enfin, que le roi a négligé d’accomplir le cœur de son père. Car l’auteur ne dit pas que de longues guerres soutenues contre la moitié de l’Europe ont fait réserver l’accomplissement du vœu pour un temps plus heureux, et qu’on n’a différé de bâtir le chœur de Notre-Dame qu’afin de le faire avec plus de magnificence. Vous voyez, monsieur, que l’auteur s’y prend assez mal pour louer un roi si digne d’être bien loué.

 

Où le saint tabernacle

D’ornements enrichi nous offre un beau spectacle.

 

          Les beaux vers ! Premièrement, on ne sait si c’est le saint tabernacle ou le beau spectacle qui est enrichi d’ornements. Secondement, le saint tabernacle convient à toutes les églises de Paris comme à Notre-Dame. Troisièmement, ces deux vers sont si plats et si mal tournés, qu’on doute si l’harmonie n’y est pas plus maltraitée que le sens commun.

 

La mort ravit un roi plein d’un projet si beau.

 

          Voilà donc, monsieur, en deux vers, un beau projet et un beau spectacle.

 

Salomon est fidèle à David au tombeau.

 

          Si on ne connaissait l’histoire de Salomon, on ne saurait ce que l’auteur veut dire par ce vers ; faut-il que, parce qu’une chose est connue, elle soit mal exprimée ? Je n’ai encore examiné que quatre vers ; je serais trop long si je faisais une recherche exacte des fautes dont ce poème est rempli. Je laisserai les vers qui n’ont d’autre défaut que celui d’être faibles, rampants, durs, forcés, prosaïques, etc. Je n’attaquerai chez M. l’abbé Du Jarri que le ridicule et les fautes grossières contre le sens commun ; je n’aurai que trop d’occupation.

 

Que j’aime à voir Louis victorieux et calme.

 

          A-t-on jamais dit d’un roi victorieux, qui donne la paix à ses sujets, qu’il est victorieux et calme ? La bizarrerie de ce terme se fait mieux sentir qu’elle ne peut s’exprimer.

 

La tête couronnée et d’olive et de palme.

 

          On portait bien autrefois des palmes dans les mains ; mais l’abbé Du Jarri ne trouvera nulle part que les vainqueurs en aient été couronnés. C’est une des découvertes qu’il a faites dans son poème.

 

Quel prodige de l’art ! l’excellence admirée

Imite sur l’autel la puissance qui crée.

 

          Toute la compagnie en présence de laquelle on nous lisait ce poème ne put s’empêcher de rire à la lecture de ces deux vers ; notre poète en fut scandalisé. Nous lui disions que Chapelain, Colletet, Gombault, Gomberville, Hesnault, Desmarets, Perrault, Scudéry, n’avaient jamais fait de vers plus ridicules. Vous perdez le respect, nous répondit-il, tous ces auteurs sont de l’Académie française.

 

Dieu lui parle, et l’encens que sa voix rend fécond,

Par mille êtres formés à ses ordres répond.

Du ténébreux chaos sort le visible temple

Où tout offre la gloire à l’œil qui le contemple.

 

          Avant d’examiner ce pompeux galimatias, il faut que je vous fasse part de ce qui s’est passé à l’Académie à l’occasion de ces vers.

 

          Dans le manuscrit qui était entre les mains de ces messieurs on avait écrit du ténébreux chaos sort l’invisible temple ; ce temple invisible fit peine à quelques-uns. Ils n’osaient exposer aux yeux du public un poème où on traitait d’invisible l’église de Notre-Dame ; ils résolurent de substistuer à la place de ce mot quelque épithète expressive qui relevât la beauté du vers : l’épithète de visible leur parut très juste. On consulta l’auteur ; il y donna les mains, non sans admirer le bon sens et la délicatesse de l’Académie. Je tiens ce que je vous écris de la bouche d’un académicien qui me citait ce vers du ténébreux chaos comme le plus bel endroit du poème.

 

          Quelques personnes plaignent ici M. l’abbé Du Jarri. Le public, disent-ils, le condamne sans l’entendre ; car jamais personne n’entendra ce qu’il veut dire par l’Excellence admirée de l’art qui imite sur l’autel la puissance qui crée ; l’encens fécond qui répond aux ordres de Dieu par des êtres déjà formés ; le visible temple qui sort du chaos ténébreux et qui offre sa gloire à l’œil. Je suis sûr que M. l’abbé Du Jarri ne l’entend pas lui-même.

 

          Oh ! que si on voulait débrouiller ce chaos, on tirerait de fortes conséquences contre le sens commun de M. l’abbé Du Jarri ! peut-être même pourrait-on s’en prendre à l’Académie qui a adopté ce bel ouvrage.

 

Tel du docte artisan les desseins inventés

Passent de son esprit sur le bronze enfantés.

 

          Il veut faire une comparaison ; mais à quoi compare-t-il ces desseins du docte artisan ? est-ce au néant, est-ce au chaos ? Vous voyez qu’il n’y a pas un vers où on ne trouve du ridicule. Que penseriez-vous d’un homme qui dirait : Les desseins inventés de M. l’abbé Du Jarri passent de son esprit enfantés sur le papier ? On pardonne les desseins inventés par un docte artisan ; mais les desseins inventés d’un docte artisan ne sont pas soutenables.

 

Une informe matière en chef-d’œuvre est formée.

 

          On a fort applaudi dans l’Académie à cette heureuse pointe de matière informe qui est formée.

 

Marbres, jaspes taillés sous le sacré lambris

A la sculpture antique y disputent le prix.

 

          Voici, monsieur, les deux vers qui ont déterminé les suffrages de l’Académie ; on a vu avec étonnement qu’un poète dit en deux vers, que le marbre et le jaspe qui servent à l’ornement du chœur de Notre-Dame ont été taillés dans le chœur même ; et que ce même marbre et ce même jaspe disputent le prix à la sculpture antique. Surtout cette expression vive marbre, jaspe, a plu infiniment. Vous vous apercevez bien que ce n’est point un esprit de critique qui m’anime, et que je rends justice au vrai mérite avec autant d’équité que le pourrait faire l’Académie même.

 

                                       Monuments de Louis éternisez le zèle.

 

          M. l’abbé Du Jarri est le premier qui ait ainsi employé le mot de monument au vocatif sans épithète ; il aurait du moins sauvé cette faute s’il avait mis :

 

Monuments, de Louis, éternisez son zèle.

 

Je vois parmi les dons de nos chrétiens monarques.

 

          On dit bien un monarque chrétien, mais non pas un chrétien monarque.

 

                              Le Dieu de paix préfère un pacifique hommage.

 

          On ne sait si l’épithète de pacifique convient si bien à un vœu qui n’a été fait que pour remercier Dieu de la défaite des Espagnols.

 

                              A ceux que de la guerre ensanglante l’image.

 

          Il veut parler des drapeaux qui sont à Notre-Dame ; mais en vérité n’est-ce que l’image de la guerre qui les ensanglante ? Il me semble que c’est bien la guerre elle-même ; et la plupart des drapeaux sont réellemen teints du sang des ennemis. On remarque à propos de ce vers que le propre d’un grand poète est d’ennoblir les choses les plus communes ; et le propre d’un rimeur est d’avilir les choses les plus nobles.

 

                          Un monarque pieux, vraiment roi très chrétien.

 

          Avant M. l’abbé Du Jarri on n’avait jamais mis roi très chrétien en vers.

 

Vois son peuple avec lui devant toi prosterné

Lui demander encore un roi par lui donné.

 

          Voilà trois lui qui font pour le moins deux équivoques dans ces deux vers. Expliquons la chose le plus favorablement que nous pourrons : M. l’abbé Du Jarri ne se serait jamais douté qu’il aurait des commentateurs : Sainte vierge, vois le peuple de Louis prosterné avec lui demander à ton fils dont il est parlé huit vers auparavant, le roi par lui donné.

 

          On doute si on peut demander une chose dont on est déjà en possession ; cela paraît bien raffiné ; c’est le goût de l’Académie, dit-on ; je le crois ; mais est-ce le goût du public ?

 

Que par toutes les voix au Parnasse sacré

Par d’immortels accords Louis soit célébré.

 

          Parnasse sacré. On ne voit pas trop ce que c’est qu’un Parnasse sacré. C’est apparemment celui de l’auteur ; car il est ecclésiastique.

 

                                   De cendres en ce jour couvrant son diadème.

 

          On ne peut dire de ce vers qu’Horace disait autrefois des mauvais poètes qui voulaient  faire leur cour à Auguste par des louanges mal placées.

 

                                Cui male si palpere recalcitrat undique tutus.

 

          En effet il est bien question de cendre quand Louis XIV fait construire de nouveau le chœur de Notre-Dame.

 

Iles, vastes climats, lointaines régions,

Dont l’infidèle nuit couvre les nations.

 

          Ce dont tombe-t-il sur l’infidèle nuit ou sur les nations ? Encore une équivoque. L’auteur ne les épargne pas.

 

                                                Pôles glacés, brûlants…

 

          Lorsqu’on nous lut cet endroit du poème, on trouva que pour dire pôles glacés, brûlants au pluriel, il faudrait qu’il y eût plusieurs pôles de chaque espèce ; ainsi, selon M. l’abbé Du Jarri, il y a quatre pôles pour le moins. Un malin envieux de la gloire de M. l’abbé se souvint alors par malheur que nous n’avons que deux pôles ; encore sont-ils tous deux glacés, parce que le soleil ne passe jamais les tropiques. Grands éclats de rire aussitôt, de voir qu’un poète à soixante-cinq ans mette le soleil directement sur les pôles ; il me semble que je vois le médecin malgré lui qui place le cœur du côté droit. Certes si ces pôles brûlants sont bien reçus à l’Académie française où l’on juge des mots, ils ne passeraient point à l’Académie des sciences où l’on examine les choses.

 

Pôles glacés, brûlants, où sa gloire connue

Jusqu’aux bornes du monde est chez vous parvenue.

 

          Cet où sa gloire connue ne signifie que chez vous connue. Ainsi c’est une faute de dire ensuite chez vous parvenue et jusqu’aux bornes du monde. C’est une cheville qu’on a mise entre deux pour écarter encore plus la chose du sens commun.

 

Puisse la renommée, en louant ce grand roi,

Porter jusques à vous un rayon de sa foi.

 

          J’aime à voir la renommée porter un rayon de foi.

 

                                        Et de sa piété l’exemple se répandre

 

          L’exemple se répandre !  On a condamné dans un célèbre auteur cette façon de parler : répandre des exemples. A plus forte raison condamnera-t-on dans M. l’abbé Du Jarri un exemple qui se répand.

 

Voyez non plus ce front où sur des traits guerriers

La sagesse triomphe au milieu des lauriers.

 

          A présent il change de sentiment ; il veut ôter à Louis XIV non seulement ses lauriers, mais encore la sagesse qui est empreinte sur son front, comme si en descendant du char de la victoire un héros chrétien en était moins sage. Voyez donc, dit-il, non plus ce front où la sagesse triomphe au milieu des lauriers.

 

Mais le roi qui descend du char de la victoire

Aime à voir devant Dieu disparaître sa gloire.

 

          C’est une faute contre la construction ; il fallait dire le roi qui descend, etc., et qui aime, etc. ; ou plutôt il ne fallait rien dire de tout cela.

 

          Je me lasse enfin de critiquer une pièce qui est si fort au-dessus de la critique. Je ne vous parlerai point du roi qui rend tout l’hommage au monarque des rois, de la comparaison de la couronne d’épines avec le chœur de Notre-Dame, des marques révérées de l’innocent contrit, de ce beau vers :

 

                             Le chef et le pied nud (4), l’œil, le front abattu :

 

          Mais je ne puis m’empêcher de vous dire un petit mot de celui-ci :

 

                             La relique sans prix, vénérable aux mortels.

 

          On dit une chose être sans prix quand elle est de nature à être vendue ; mais l’abbé Du Jarri sait-il bien qu’on ne peut vendre les choses saintes ? C’est apparemment du reliquaire qu’il veut parler : en effet ce reliquaire est d’or et enrichi de pierreries sans prix ; mais ce n’est point le reliquaire qui est vénérable aux mortels, c’est la relique. Encore deux mots sur cet autre vers :

 

                          C’est ce cœur infini plus vaste que le monde.

 

          On dit bien un grand cœur, mais on ne dit guère en vers un cœur infini ; et s’il est infini ce cœur, il n’est pas étonnant qu’il soit plus vaste que le monde. M. l’abbé Du Jarri me dira peut être que le monde est infini de son côté : en ce cas, d’infini à infini il n’y a point de comparaison à faire ; mais je ne crains pas qu’il me fasse cette objection : on voit bien par les pôles brûlants que ce grand poète n’est pas grand physicien.

 

          La prière pour le roi est aussi belle que son poème. Il y prit Dieu de faire mourir monsieur le dauphin :

 

                       Joins aux ans de l’aïeul ceux de l’auguste enfant.

 

          Il faut, monsieur, que ce soit la conduite de ce poème qui ait emporté la voix des juges. Voici, monsieur, ce que c’est que l’ordre de l’ouvrage.

 

          Après avoir dit que le jour paraît, et que la mort ravit un roi plein du beau projet de nous donner un beau spectacle, il fait une apostrophe à la religion, une apostrophe à Louis XIII ; il tire le temple du chaos, puis il fait une apostrophe aux monuments, une apostrophe aux drapeaux, une apostrophe à la Vierge, une apostrophe aux îles lointaines, une apostrophe aux pôles brûlants, une comparaison du chœur de Notre-Dame avec la couronne d’épines, une apostrophe à Dieu ; et voilà tout le poème.

 

          J’ai cru d’abord que l’Académie avait donné le prix au poème de M. l’abbé Du Jarri, non comme au meilleur ouvrage qu’on lui ait présenté, mais comme au moins ridicule. Je disais : il est bien ignominieux pour la France que nous ayons plusieurs poètes plus mauvais que l’abbé Du Jarry. Hier, je vis les pièces qui seront imprimées dans le recueil de l’Académie. Il n’y en a pas une seule qui ne soit incomparablement au-dessus du poème couronné. Vous trouverez, dans le paquet que je vous envoie, une ode (5) qui l’a un peu disputé au poème de M. l’abbé Du Jarri. Vous jugerez entre ces deux ouvrages. On est donc réduit, monsieur, à accuser l’Académie d’injustice ou de mauvais goût, et peut-être de tous les deux ensemble.

 

          Comme vous voulez savoir mon sentiment sur toutes les choses que je vous écris, je vous dirai ce que je pense en cette occasion de l’Académie française, avec autant de franchise et de naïveté que je vous ai communiqué mes petites remarques sur le poème de M. l’abbé Du Jarri.

 

          Il faut que vous sachiez qu’il n’y a eu que vingt académiciens qui aient assisté au jugement. Parmi ces vingt il y en a quelques-uns qui trouvent Horace plat, Virgile ennuyeux, Homère ridicule. Il n’est pas étonnant que des personnes qui méprisent ces grands génies de l’antiquité estiment les vers de M. l’abbé Du Jarri. Les Despréaux, les Racine, les La Fontaine, ne sont plus ; nous avons perdu avec eux le bon goût qu’ils avaient introduit parmi nous : il semble que les hommes ne puissent pas être raisonnables deux siècles de suite. On vit arriver dans le siècle qui suivit celui d’Auguste, ce qui arrive aujourd’hui dans le nôtre. Les Lucain succédèrent aux Virgile, les Sénèques aux Cicéron :  ces Sénèque et ces Lucain avaient de faux brillants, ils éblouirent ; on courut à eux  à la faveur de la nouveauté. Quintilien s’opposa au torrent du mauvais goût. Oh ! que nous aurions besoin d’un Quintilien dans le dix-huitième siècle !

 

          Il paraît de nos jours un homme (6), du corps de l’Académie, qui veut fonder sa réputation sur celle des anciens qu’il ne connaît presque point. Il établit, si j’ose m’exprimer ainsi, un nouveau système de poésie. Ses mœurs douces et sa modestie, vertus si rares dans un poète, lui gagnent les cœurs ; sa nouvelle méthode de composer séduit quelques esprits. Plusieurs académiciens le soutiennent, d’autres se conforment sans s’en apercevoir à sa manière de penser : les Du Jarri sont ses disciples. C’est un homme qui abuse de la grande facilité qu’il a à composer, et de celle qu’ont ses amis à approuver tout ce qu’il fait. Il veut saisir toutes sortes de caractères ; il embrasse tout genre d’écrire et n’excelle dans aucun, parce que dans tous il s’écarte des grands modèles, de peur qu’on ne lui reproche de les avoir imités. S’il fait des églogues, s’il compose un poème, il se donne bien de garde d’écrire dans le goût de Virgile. Lisez ses odes, vous vous apercevrez aisément (comme il le dit lui-même) que ce n’est pas le style d’Horace ; voyez ses fables, certainement vous n’y reconnaîtrez point le caractère de La Fontaine. Il y a pourtant dans les écrits de cet auteur trop de beautés pour que je le méprise ; mais aussi il y a trop de défauts pour que je l’admire ; et on pourrait dire de lui ce que Quintilien disait de Sénèque : « Il y a dans ses ouvrages des choses admirables, mais il faut savoir les discerner ; et plût à Dieu qu’il l’eût fait lui-même ! car un homme qui a fait tout ce qu’il a voulu méritait de vouloir faire mieux. »

 

          Vous savez, monsieur, que madame Dacier nous a donné une traduction noble et fidèle d’Homère. Le moderne dont je vous parle a mis en vers quelques endroits de madame Dacier, et a donné à son ouvrage le nom d’Iliade. On peut dire, en passant, que le poème de celui-ci doit être regardé comme l’ouvrage d’une femme d’esprit, et celui de madame Dacier comme le chef-d’oeuvre d’un savant homme. M. l’abbé Du Jarri a fait une épître en prose rimée à l’honneur de la nouvelle Iliade en vers français. Il a porté son épître, de porte en porte, chez tous les académiciens amis des modernes. Puis il a composé pour le prix ; il l’a remporté : messieurs de l’Académie ont de la reconnaissance.

 

          Au reste, monsieur, il faut vous avertir qu’on estime et qu’on révère plusieurs académiciens autant qu’on méprise le poème de M. l’abbé Du Jarri ; c’est tout dire.

 

 

1 – Cette lettre critique, qu’on ne trouve entière que dans l’édition de M. Beuchot, parut sans nom d’auteur dans un recueil du temps. (G.A.)

 

2 – Tels que le jeune Arouet. Voyez l’Ode sur le Vœu de Louis XIII, qu’il avait envoyée au concours. (G.A.)

 

3 – Suivait le poème de l’abbé Du Jarri. (G.A.)

 

4 - Graphie ancienne de nu.

 

5 – C’est l’ode de Voltaire lui-même (Ode sur le Vœu de Louis XIII). (G.A.)

 

6 – La Motte-Houdart. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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