MEMOIRES DE VOLTAIRE - Partie 9

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Voltaire

 

1694 - 1778

 

 

 

 

 

 

 

 

         En marchant aux Français et aux Impériaux, il écrivit à madame la margrave de Bareith, sa sœur, qu’il se ferait tuer : mais il fut plus heureux qu’il ne le disait et ne le croyait. Il attendit, le 5 de novembre 1757, l’armée française et impériale dans un poste assez avantageux, à Rosbach, sur les frontières de la Saxe ; et, comme il avait toujours parlé de se faire tuer, il voulut que son frère le prince Henri acquittât sa promesse à la tête de cinq bataillons prussiens qui devaient soutenir le premier effort des armées ennemies, tant que son artillerie les foudroierait et que sa cavalerie attaquerait la leur.

 

         En effet le prince Henri fut légèrement blessé à la gorge d’un coup de fusil ; et ce fut, je crois, le seul Prussien blessé à cette journée. Les Français et les Autrichiens s’enfuirent à la première décharge. Ce fut la déroute la plus inouïe et la plus complète dont l’histoire ait jamais parlé. Cette bataille de Rosbach sera longtemps célèbre. On vit trente mille Français et vingt mille Impériaux prendre une fuite honteuse et précipitée devant cinq bataillons et quelques escadrons. Les défaites d’Azincourt, de Crécy, de Poitiers, ne furent pas si humiliantes (1).

 

         La discipline et l’exercice militaire que son père avait établis, et que le fils avait fortifiés, furent la véritable cause de cette étrange victoire.

 

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         L’exercice prussien s’était perfectionné pendant cinquante ans. On avait voulu l’imiter en France comme dans tous les autres Etats ; mais on n’avait pu faire en trois ou quatre ans, avec des Français peu disciplinables, ce qu’on avait fait pendant cinquante ans avec des Prussiens ; on avait même changé les manœuvres en France presque à chaque revue, de sorte que les officiers et les soldats ayant mal appris des exercices nouveaux, et tous différents les uns des autres, n’avaient rien appris du tout, et n’avaient réellement aucune discipline ni aucun exercice. En un mot, à la seule vue des Prussiens, tout fut en déroute, et la fortune fit passer Frédéric, en un quart d’heure, du comble du désespoir à celui du bonheur et de la gloire.

 

         Cependant il craignait que ce bonheur ne fût très passager ; il craignait d’avoir à porter tout le poids de la puissance de la France, de la Russie, et de l’Autriche, et il aurait bien voulu détacher Louis XV de Marie-Thérèse.

 

         La funeste journée de Rosbach faisait murmurer toute la France contre le traité de l’abbé de Bernis avec la cour de Vienne. Le cardinal de Tencin, archevêque de Lyon, avait toujours conservé son rang de ministre d’Etat, et une correspondance particulière avec le roi de France ; il était plus opposé que personne à l’alliance avec la cour autrichienne. Il m’avait fait à Lyon une réception dont il pouvait croire que j’étais peu satisfait : cependant l’envie de se mêler d’intrigues, qui le suivait dans sa retraite, et qui, à ce qu’on prétend, n’abandonne jamais les hommes en place, le porta à se lier avec moi, pour engager madame la margrave de Bareith à s’en remettre à lui, et à lui confier les intérêts du roi son frère. Il voulait réconcilier le roi de Prusse avec le roi de France, et croyait procurer la paix. Il n’était pas bien difficile de porter madame de Bareith et le roi son frère à cette négociation ; je m’en chargeai avec d’autant plus de plaisir que je voyais très bien qu’elle ne réussirait pas (2).

 

         Madame la margrave de Bareith écrivit de la part du roi son frère. C’était par moi que passaient les lettres de cette princesse et du cardinal : j’avais en secret la satisfaction d’être l’entremetteur de cette grande affaire, et peut-être encore un autre plaisir, celui de sentir que mon cardinal se préparait un grand dégoût. Il écrivit une belle lettre au roi en lui envoyant celle de la margrave ; mais il fut tout étonné que le roi lui répondît assez sèchement que le secrétaire d’Etat des affaires étrangères l’instruirait de ses intentions.

 

         En effet l’abbé de Bernis dicta au cardinal la réponse qu’il devait faire : cette réponse était un refus net d’entrer en négociation. Il fut obligé de signer le modèle de la lettre que lui envoyait l’abbé de Bernis ; il m’envoya cette triste lettre qui finissait tout ; et il en mourut de chagrin au bout de quinze jours.

 

         Je n’ai jamais trop conçu comment on meurt de chagrin, et comment des ministres et de vieux cardinaux, qui ont l’âme si dure, ont pourtant assez de sensibilité pour être frappés à mort par un petit dégoût : mon dessein avait été de me moquer de lui, de le mortifier, et non pas de le faire mourir.

 

         Il y avait une espèce de grandeur dans le ministère de France à refuser la paix au roi de Prusse, après avoir été battu et humilié par lui ; il y avait de la fidélité et bien de la bonté de se sacrifier encore pour la maison d’Autriche : ces vertus furent longtemps mal récompensées par la fortune.

 

         Les Hanovriens, les Brunswickois, les Hessois, furent moins fidèles à leurs traités, et s’en trouvèrent mieux. Ils avaient stipulé avec le maréchal de Richelieu qu’ils ne serviraient plus contre nous ; qu’ils repasseraient l’Elbe, au-delà duquel on les avait renvoyés ; ils rompirent leur marché des Fourches-Caudines, dès qu’ils surent que nous avions été battus à Rosbach. L’indiscipline, la désertion, les maladies, détruisirent notre armée, et le résultat de toutes nos opérations fut, au printemps de 1758, d’avoir perdu trois cents millions et cinquante mille hommes en Allemagne pour Marie-Thérèse, comme nous avions fait dans la guerre de 1741 en combattant contre elle.

 

         Le roi de Prusse, qui avait battu notre armée dans la Thuringe, à Rosbach, s’en alla combattre l’armée autrichienne à soixante lieues de là. Les Français pouvaient encore entrer en Saxe, les vainqueurs marchaient ailleurs ; rien n’aurait arrêté les Français ; mais ils avaient jeté leurs armes, perdu leur canon, leurs munitions, leurs vivres, et surtout la tête. Ils s’éparpillèrent. On rassembla leurs débris difficilement. Frédéric, au bout d’un mois, remporte à pareil jour une victoire (3) plus signalée et plus disputée sur l’armée d’Autriche, auprès de Breslau ; il reprend Breslau, il y fait quinze mille prisonniers ; le reste de la Silésie rentre sous ses lois : Gustave-Adolphe n’avait pas fait de si grandes choses. Il fallut bien alors lui pardonner ses vers, ses plaisanteries, ses petites malices, et même ses péchés contre le sexe féminin. Tous les défauts de l’homme disparurent devant la gloire du héros.

 

 

Aux Délices, 6 de Novembre 1759.

 

 

         J’avais laissé là mes Mémoires, les croyant aussi inutiles que les Lettres de Bayle à madame sa chère mère, et que la  Vie de Saint-Evremond écrite par Desmaiseaux, et que celle de l’abbé de Montgon (4) écrite par lui-même : mais bien des choses qui me paraissent ou neuves ou plaisantes me ramènent au ridicule de parler de moi à moi-même.

 

         Je vois de mes fenêtres la ville où régnait Jean Chauvin le Picard, dit Calvin, et la place où il fit brûler Servet pour le bien de son âme. Presque tous les prêtres de ce pays-ci pensent aujourd’hui comme Servet, et vont même plus loin que lui. Ils ne croient point du tout à Jésus-Christ Dieu (5) ; et ces messieurs, qui ont fait autrefois main basse sur le purgatoire, se sont humanisés jusqu’à faire grâce aux âmes qui sont en enfer. Ils prétendent que leurs peines ne seront point éternelles, que Thésée ne sera pas toujours dans son fauteuil, que Sisyphe ne roulera pas toujours son rocher : ainsi de l’enfer, auquel ils ne croient plus, ils ont fait le purgatoire, auquel ils ne croyaient pas. C’est une assez jolie révolution dans l’histoire de l’esprit humain. Il y avait là de quoi se couper la gorge, allumer des bûchers, faire des Saint-Barthélemy ; cependant on ne s’est pas même dit d’injures, tant les mœurs sont changées. Il n’y a que moi à qui un de ces prédicants (6) en ait dit, parce que j’avais osé avancer que le Picard Calvin était un esprit dur qui avait fait brûler Servet fort mal à propos. Admirez, je vous prie, les contradictions de ce monde : voilà des gens qui sont presque ouvertement sectateurs de Servet, et qui m’injurient pour avoir trouvé mauvais que Calvin l’ait fait brûler à petit feu avec des fagots vers !

 

         Ils ont voulu me prouver en forme que Calvin était un bon homme ; ils ont prié le conseil de Genève de leur communiquer les pièces du procès de Servet : le conseil, plus sage qu’eux, les a refusées ; il ne leur a pas été permis d’écrire contre moi dans Genève. Je regarde ce petit triomphe comme le plus bel exemple des progrès de la raison dans ce siècle.

 

         La philosophie a remporté encore une plus grande victoire sur ses ennemis à Lausanne. Quelques ministres s’étaient avisés dans ce pays-là de compiler je ne sais quel mauvais livre contre moi (7), pour l’honneur, disaient-ils, de la religion chrétienne. J’ai trouvé sans peine le moyen de faire saisir les exemplaires, et de les supprimer par autorité du magistrat ; c’est peut-être la première fois qu’on ait forcé des théologiens à se taire, et à respecter un philosophe (8). Jugez si je ne dois pas aimer passionnément ce pays-ci. Etres pensants, je vous avertis qu’il est très agréable de vivre dans une république aux chefs de laquelle on peut dire : Venez dîner demain chez moi. Cependant je ne me suis pas encore trouvé assez libre ; et ce qui est, à mon gré, digne de quelque attention, c’est que, pour l’être parfaitement, j’ai acheté des terres en France. Il y en avait deux à ma bienséance (9), à une lieue de Genève, qui avait joui autrefois de tous les privilèges de cette ville. J’ai eu le bonheur d’obtenir du roi un brevet par lequel ces privilèges me sont conservés. Enfin j’ai tellement arrangé ma destinée, que je me trouve indépendant à la fois en Suisse, sur le territoire de Genève, et en France.

 

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         J’entends parler beaucoup de liberté, mais je ne crois pas qu’il y ait eu en Europe un particulier qui s’en soit fait une comme la mienne. Suivra mon exemple qui voudra ou qui pourra.

 

  

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1 - Voyez le récit de cette déroute dans le Louis XV de M. Michelet. (G.A.)

 

2 – Les lettres de la margrave se trouvent dans la CORRESPONDANCE. (G.A.)

 

3 – Celle de Lissa. (G.A.)

 

4 – Recueil des lettres et mémoires écrits par M. l’abbé de *** Voltaire en a parlé assez souvent. (G.A.)

 

5 – C’est ce que disait d’Alembert dans son fameux article GENÈVE, paru en 1757. (G.A.)

 

6 – Jacques Vernet, Voyez, dans la Critique littéraire, et dans la CORRESPONDANCE, année 1757. (G.A.)

 

7 – La Guerre littéraire, 1759. (G.A.)

 

8 – Cela était cependant arrivé une fois en France, et sous le règne de François Ier. Voici un extrait d’une lettre qu’il écrivit au parlement de Paris, en date du 9 avril 1526 :

 

« […] Et parce que nous sommes duement acertenés qu’indifféremment la dite faculté (La Sorbonne) et ses suppôts écrivent contre un chacun en dénigrant leur honneur, état, et renommée, comme ont fait contre Erasme, et pourraient s’efforcer à faire le semblable contre autres, nous vous commandons qu’ils n’aient en général rien particulier à écrire, ni composer, et imprimer choses quelconques qu’elles n’aient été premièrement revues et approuvées par vous ou vos commis, et en pleine chambre délivrées. »

 

François Ier ne conserva pas longtemps cette sage politique, et son intolérance prépara les malheurs qui désolèrent la France sous le règne de ses petits-fils, et causèrent la ruine et la destruction de sa famille. Cet ordre donné au parlement ne renfermait rien de contraire à la loi naturelle ; la Sorbonne jouissant en France d’un privilège exclusif pour le commerce de théologie, le gouvernement était en droit de soumettre ce privilège à toutes les restrictions qu’il jugeait convenables. (K.)

 

9 – Tournay et Ferney. (G.A.)

 

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