MEMOIRES DE VOLTAIRE : Partie 1

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Voltaire

 

(1694 -1778)

 

 

 

 

MÉMOIRES DE   VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

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MÉMOIRES POUR SERVIR À LA VIE

 

DE M. DE VOLTAIRE, ÉCRIT PAR LUI-MÊME.

 

 

 

 

 

 

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         chateau-de-cirey-1001.jpg Château de Cirey

 

 

 

        J’étais las de la vie oisive et turbulente de Paris, de la foule des petits-maîtres, des mauvais livres imprimés avec approbation et privilège du roi, des cabales des gens de lettres, des bassesses et du brigandage des misérables qui déshonoraient la littérature. Je trouvai, en 1733, une jeune dame qui pensait à peu près comme moi, et qui prit la résolution d’aller passer plusieurs années à la campagne pour y cultiver son esprit, loin du tumulte du monde : c’était madame la marquise du Châtelet, la femme de France qui avait le plus de disposition pour toutes les sciences.         

   

 Emilie du Châtelet

 Emilie du Châtelet

 (1706 - 1749)

 

 

  1692 - Louis-Nicolas Le Tonnelier de Breteuil (Orléans)

Louis-Nicolas Le Tonnelier

Baron de Breteuil 

(1648 - 1728)      

 

 

            Son père, le baron de Breteuil, lui avait fait apprendre le latin, qu’elle possédait comme madame Dacier ; elle savait par cœur les plus beaux morceaux d’Horace, de Virgile et de Lucrèce ; tous les ouvrages philosophiques de Cicéron lui étaient familiers. Son goût dominant était pour les mathématiques et pour la métaphysique. On a rarement uni plus de justesse d’esprit et plus de goût avec plus d’ardeur de s’instruire ; elle n’aimait pas moins le monde et tous les amusements de son âge et de son sexe. Cependant elle quitta tout pour aller s’ensevelir dans un château délabré sur les frontières de la Champagne et de la Lorraine, dans un terrain très ingrat et très vilain. Elle embellit ce château (1), qu’elle orna de jardins assez agréables. J’y bâtis une galerie ; j’y formai un très beau cabinet de physique. Nous eûmes une bibliothèque nombreuse. Quelques savants vinrent philosopher dans notre retraite. Nous eûmes deux ans entiers le célèbre Koënig, qui est mort professeur à La Haye (2), et bibliothécaire de madame la princesse d’Orange. Maupertuis vint avec Jean Bernouilli ; et dès lors Maupertuis, qui était né le plus jaloux des hommes, me prit pour l’objet de cette passion qui lui a été toujours très chère.

 

 

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  Maupertuis

(1698 - 1759)

 

   

 

 

         J’enseignai l’anglais à madame du Châtelet, qui au bout de trois mois le sut aussi bien que moi, et qui lisait également Locke, Newton, et Pope. Elle apprit l’italien aussi vite ; nous lûmes ensemble tout le Tasse et tout l’Arioste. De sorte que quand Algarotti vint à Cirey, où il acheva son Newtonianismo per le dame (3), il la trouva assez savante dans sa langue pour lui donner de très bons avis dont il profita. Algarotti était un Vénitien fort aimable, fils d’un marchand fort riche  il voyageait dans toute l’Europe, savait un peu de tout, et donnait à tout de la grâce.

 

 

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Algarotti

       (1712 - 1764) 

   

  

         Nous ne cherchions qu’à nous instruire dans cette délicieuse retraite, sans nous informer de ce qui se passait dans le reste du monde. Notre plus grande attention se tourna longtemps du côté de Leibnitz et de Newton. Madame du Châtelet s’attacha d’abord à Leibnitz, et développa une partie de son système dans un livre très bien écrit, intitulé Institution de physique (4). Elle ne chercha point à parer cette philosophie d’ornements étrangers : cette afféterie n’entrait point dans son caractère mâle et vrai. La clarté, la précision et l’élégance, composaient son style. Si jamais on a pu donner quelque vraisemblance aux idées de Leibnitz, c’est dans ce livre qu’il la faut chercher. Mais on commence aujourd’hui à ne plus s’embarrasser de ce que Leibnitz a pensé.

 

         Née pour la vérité, elle abandonna bientôt les systèmes, et s’attacha aux découvertes du grand Newton. Elle traduisit en français tout le livre des Principes mathématiques ; et depuis, lorsqu’elle eut fortifié ses connaissances, elle ajouta à ce livre, que si peu de gens entendent, un commentaire algébrique, qui n’est pas davantage à la portée du commun des lecteurs. M. Clairault, l’un de nos meilleurs géomètres, a revu exactement ce commentaire. On en a commencé une édition ; il n’est pas honorable pour notre siècle qu’elle n’ait pas été achevée (5).

 

         Nous cultivions à Cirey tous les arts. J’y composai Alzire, Mérope, l’Enfant prodigue, Mahomet. Je travaillai pour elle à un Essai sur l’Histoire générale depuis Charlemagne jusqu’à nos jours : je choisis cette époque de Charlemagne, parce que c’est celle où Bossuet s’est arrêté, et que je n’osais toucher à ce qui avait été traité par ce grand homme. Cependant elle n’était pas contente de l’Histoire universelle de ce prélat. Elle ne la trouvait qu’éloquente ; elle était indignée que presque tout l’ouvrage de Bossuet roulât sur une nation aussi méprisable que celle des Juifs (6).

 

         Après avoir passé six années dans cette retraite, au milieu des sciences et des arts, il fallut que nous allassions à Bruxelles, où la maison du Châtelet avait depuis longtemps un procès considérable contre la maison de Honsbrouk. J’eus le bonheur d’y trouver un petit-fils de l’illustre et infortuné grand-pensionnaire de Witt, qui était premier président de la chambre des comptes. Il avait une des plus belles bibliothèques de l’Europe, qui me servit beaucoup pour l’Histoire générale ; mais j’eus à Bruxelles un bonheur plus rare, et qui me fut plus sensible : j’accommodai le procès pour lequel les deux maisons se ruinaient en frais depuis soixante ans. Je fis avoir à M. le marquis du Châtelet deux cent vingt mille livres, argent comptant, moyennant quoi tout fut terminé.

 

 

 

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Frédéric-Guillaume de Prusse

(1688 - 1740) 

 

          

        Lorsque j’étais encore à Bruxelles, en 1740, le gros roi de Prusse Frédéric-Guillaume, le moins endurant de tous les rois, sans contredit le plus économe et le plus riche en argent comptant, mourut à Berlin. Son fils, qui s’est fait une réputation si singulière, entretenait un commerce assez régulier avec moi depuis plus de quatre années (7). Il n’y a jamais eu peut-être au monde de père et de fils qui se ressemblassent moins que ces deux monarques. Le père était un véritable Vandale, qui dans tout son règne n’avait songé qu’à amasser de l’argent, et à entretenir à moins de frais qu’il se pouvait les plus belles troupes de l’Europe. Jamais sujets ne furent plus pauvres que les siens, et jamais roi ne fut plus riche. Il avait acheté à vil prix une grande partie des terres de sa noblesse, laquelle avait mangé bien vite le peu d’argent qu’elle en avait tiré, et la moitié de cet argent était rentrée encore dans les coffres du roi par les impôts sur la consommation. Toutes les terres royales étaient affermées à des receveurs qui étaient en même temps exacteurs et juges, de façon que quand un cultivateur n’avait pas payé au fermier à jour nommé, ce fermier prenait son habit de juge, et condamnait le délinquant au double. Il faut observer que, quand ce même juge ne payait pas le roi le dernier du mois, il était lui-même taxé au double le premier du mois suivant.

 

         Un homme tuait-il un lièvre, ébranchait-il un arbre dans le voisinage des terres du roi, ou avait-il commis quelque autre faute, il fallait payer une amende. Une fille faisait-elle un enfant, il fallait que la mère, ou le père, ou les parents, donnassent de l’argent au roi pour la façon.

 

         Madame la baronne de Knipausen, la plus riche veuve de Berlin, c’est-à-dire qui possédait sept à huit mille livres de rente, fut accusée d’avoir mis au monde un sujet du roi dans la seconde année de son veuvage : le roi lui écrivit de sa main que, pour sauver son honneur, elle envoyât sur-le-champ trente mille livres à son trésor ; elle fut obligée de les emprunter, et fut ruinée.

 

         Il avait un ministre à La Haye, nommé Luicius : c’était assurément de tous les ministres des têtes couronnées le plus mal payé ; ce pauvre homme, pour se chauffer, fit couper quelques arbres dans le jardin d’Hors-Lardik, appartenant pour lors à la maison de Prusse ; il reçut bientôt après des dépêches du roi son maître qui lui retenaient une année d’appointements. Luicius désespéré se coupa la gorge avec le seul rasoir qu’il eût : un vieux valet vint à son secours, et lui sauva malheureusement la vie. J’ai retrouvé depuis son excellence à La Haye, et je lui ai fait l’aumône à la porte du palais nommé la Vieille Cour (8), palais appartenant au roi de Prusse, et où ce pauvre ambassadeur avait demeuré douze ans.

 

         Il faut avouer que la Turquie est une république en comparaison du despotisme exercé par Frédéric-Guillaume. C’est par ces moyens qu’il parvint, en vingt-huit ans de règne, à entasser dans les caves de son palais de Berlin environ vingt millions d’écus bien enfermés dans des tonneaux garnis de cercles de fer. Il se donna le plaisir de meubler tout le grand appartement du palais de gros effets d’argent massif, dans lesquels l’art ne surpassait pas la matière. Il donna aussi à la reine sa femme, en compte, un cabinet dont tous les meubles étaient d’or, jusqu’aux pommeaux des pelles et pincettes, et jusqu’aux cafetières.

 

         Le monarque sortait à pied de ce palais, vêtu d’un méchant habit de drap bleu, à boutons de cuivres, qui lui venait à la moitié des cuisses ; et, quand il achetait un habit neuf, il faisait servir ses vieux boutons. C’est dans cet équipage que sa majesté, armée d’une grosse canne de sergent, faisait tous les jours la revue de son régiment de géants. Ce régiment était son goût favori et sa plus grande dépense. Le premier rang de sa compagnie était composé d’hommes dont le plus petit avait sept pieds de haut : il les faisait acheter (9) aux bouts de l’Europe et de l’Asie. J’en vis encore quelques-uns après sa mort. Le roi son fils, qui aimait les beaux hommes, et non les grands hommes (10), avait mis ceux-ci chez la reine sa femme en qualité d’heiduques. Je me souviens qu’ils accompagnèrent un vieux carrosse de parade qu’on envoya au-devant du marquis de Beauvau, qui vint complimenter le nouveau roi au mois de novembre 1740. Le feu roi Frédéric-Guillaume, qui avait autrefois fait vendre tous les meubles magnifiques de son père, n’avait pu se défaire de cet énorme carrosse dédoré. Les heiduques, qui étaient aux portières pour le soutenir, en cas qu’il tombât, se donnaient la main par-dessus l’impériale.

 

         Quand Frédéric-Guillaume avait fait sa revue, il allait se promener par la ville ; tout le monde s’enfuyait au plus vite ; s’il rencontrait une femme, il lui demandait pourquoi elle perdait son temps dans la rue : « Va-t‘en chez toi, gueuse ; une honnête femme doit être dans son ménage. » Et il accompagnait cette remontrance ou d’un bon soufflet, ou d’un coup de pied dans le ventre, ou de quelques coups de canne. C’est ainsi qu’il traitait aussi les ministres du saint-Evangile, quand il leur prenait envie d’aller voir la parade.

 

         On peut juger si ce Vandale était étonné et fâché d’avoir un fils plein d’esprit, de grâces, de politesse, et d’envie de plaire, qui cherchait à s’instruire, et qui faisait de la musique et des vers. Voyait-il un livre dans les mains du prince héréditaire, il le jetait au feu ; le prince jouait-il de la flûte, le père cassait la flûte, et quelquefois traitait son altesse royale comme il traitait les dames et les prédicants à la parade.

 

         Le prince, lassé de toutes les attentions que son père avait pour lui, résolut un beau matin, en 1730, de s’enfuir, sans bien savoir encore s’il irait en Angleterre ou en France. L’économie paternelle ne le mettait pas à portée de voyager comme le fils d’un fermier général ou d’un marchand anglais. Il emprunta quelques centaines de ducats.

 

         Deux jeunes gens fort aimables, Kat et Keith, devaient l’accompagner. Kat était le fils unique d’un brave officier général. Keith  était gendre de cette même baronne de Knipausen à qui il en avait coûté dix mille écus pour faire des enfants. Le jour et l’heure étaient déterminés ; le père fut informé de tout : on arrêta en même temps le prince et ses deux compagnons de voyage. Le roi crut d’abord que la princesse Guillelmine, sa fille, qui depuis a épousé le prince margrave de Bareith, était du complot ; et, comme il était très expéditif en fait de justice, il la jeta à coups de pied par une fenêtre qui s’ouvrait jusqu’au plancher. La reine-mère, qui se trouva à cette expédition dans le temps que Guillelmine allait faire le saut, la retint à peine par ses jupes. Il en resta à la princesse une contusion au-dessous du téton gauche, qu’elle a conservée toute sa vie (11) comme une marque des sentiments paternels, et qu’elle m’a fait l’honneur de me montrer.

 

 

voltaire

 

 

1 – Cirey. Voyez sur le séjour de Voltaire à Cirey les lettres de madame de Grafigny publiées en 1820, et le tome II de l’ouvrage de M. Gustave Desnoiresterres. (G.A.)

 

2 – En 1757. (G.A.)

 

3 – Voyez notre Avertissement sur les Eléments de la philosophie de Newton. (G.A.)

 

4 – Voyez Exposition du livre des Institutions de physique. (G.A.)

 

5 – Négligée pendant longtemps, elle avait été achevée en 1756. Mais Voltaire, absent de Paris, n’en avait pas eu connaissance. Voyez l’Eloge de madame du Châtelet. (G.A.)

 

6 – Voyez notre Avertissement en tête de l’Essai. (G.A.)

 

7 – Depuis 1736. (G.A.)

 

8 – Voltaire l’habita en 1743. (G.A.)

 

9 – Et même enlever. (G.A.)

 

10 – Voltaire veut dire les hommes grands. (G.A.)

 

11 – La margrave de Bareith était morte quelques mois auparavant, en septembre 1758. Voyez, aux POÉSIES, l’Ode sur sa mort. (G.A.)

 

 

Publié dans Mémoires de Voltaire

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