CORRESPONDANCE - Année 1743 - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
à M. César de Missy
4 Janvier 1743 (1).
Je m’en rapporte bien à vous, monsieur, pour la préface dont vous m’honorez ; je vois par toutes vos lettres combien vous êtes éloigné de la superstition et de la licence, et vous êtes un éditeur et un ami tel qu’il me le faut.
Je vous supplie de vouloir bien me dire où l’on est parvenu à peu près de cette Histoire universelle. Si on va du même train que les deux premiers volumes, ce livre tiendra lieu de tous les livres historiques. Je sens, monsieur, que vous êtes avec moi dans ce cas, vous me tiendrez lieu de tous les hommes de votre robe. Comptez que vous me donnez une grande envie de vous voir, et de vous dire que je vous aime comme si j’avais vécu avec vous aussi longtemps que les honnêtes gens de Londres.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Moncrif
1er Février 1743.
J’ai été enchanté, monsieur, de vous retrouver, et de retrouver l’ancienne amitié que vous m’avez témoignée. Je vous remercie encore de l’humanité que vous avez fait paraître, en examinant les ouvrages d’un homme (1) qui était l’ennemi du genre humain. Si tous les gens de lettres pensaient comme vous, le métier serait bien agréable. Ce serait alors qu’on aurait raison de les appeler humaniores litterœ. J’ai oublié d’écrire à M. d’Argenson (2) que je le suppliais de me recommander à M. Maboul (3) ; mais avec vous, monsieur, on a beau avoir oublié ce qu’on voulait, vous vous en souviendrez ; Je vous prie donc de vouloir bien suppléer mes péchés d’omission, et de dire à M. d’Argenson qu’il ait la bonté de me recommander fortement et généralement.
Ces deux adverbes joints font admirablement (4).
Le roi m’a donné son agrément pour être de l’Académie, en cas qu’on veuille de moi. Reste à savoir si vous en voulez. Vous savez que, pour l’honneur des lettres, je veux qu’on fasse succéder un pauvre diable à un premier ministre (5) ; je me présente pour être ce pauvre diable-là.
J’écris à la plus aimable sainte (6) qui soit sur la terre. Elle nous convertira tous ; elle était faite pour mener au ciel ou en enfer qui elle aurait voulu. Je compte sur sa protection dans cette vie et dans l’autre. Je me flatte aussi, mon cher monsieur, que vous ne m’abandonnerez pas, et que, quand vous aurez fini la grande affaire du frère d’Athalie et de Phèdre (7), vous donnerez des marques de votre amitié à votre ancien serviteur, qui vous sera tendrement obligé, et qui vous aimera toute sa vie.
1 – Moncrif devait donner une édition des Œuvres de Jean-Baptiste Rousseau. (K.)
2 – Le comte d’Argenson, nommé ministre de la guerre à la place du marquis de Breteuil, décédé le 7 Janvier. (G.A.)
3 – Membre du bureau des affaires de chancellerie et de librairie, sous la direction de d’Argenson. (G.A.)
4 – Molière (Femmes savantes.) (G.A.)
5 – Le cardinal Fleury était mort à Issyn le 29 Janvier 1743. (G.A.)
6 – La maréchale de Villars, devenue dévote. (G.A.)
7 – Le poète janséniste Louis Racine, qui vivait oublié en province. (G.A.)
à M. de Vauvenargues (1)
Le dimanche, 10 Février 1743.
Tout ce que vous aimerez, monsieur, me sera cher, et j’aime déjà le sieur de Fléchelles. Vos recommandations sont pour moi les ordres les plus précis. Dès que je serai un peu débarrassé de Mérope, des imprimeurs, des Goths et Vandales qui persécutent les lettres, je chercherai mes consolations dans votre charmante société, et votre prose éloquente ranimera ma poésie. J’ai eu le plaisir de dire à M. Amelot tout ce que je pense de vous. Il sait son Démosthène par cœur ; il faudra qu’il sache son Vauvenargues. Comptez à jamais, monsieur, sur la tendre estime et sur le dévouement de VOLTAIRE.
1 – Encore un protégé de Voltaire (G.A.)
à M. le comte d’Argental
Mars 1743.
Vous avez bien raison, ange tutélaire ; je vous ai cherché tous ces jours-ci, pour vous demander vos conseils angéliques. Il est très vrai que je dois avoir peur que Satan, déguisé en ange de lumière, escorté de Marie Alacoque (1), se déchaîne contre moi.
Oui, l’auteur de Marie Alacoque persécute et doit persécuter l’auteur de la Henriade ; mais je ferai tout ce qu’il faudra pour apaiser, pour désarmer l’archevêque de Sens. Le roi m’a donné son agrément ; je tâcherai de le mériter. Je me conduirai par vos avis. La place, comme vous savez, est peu ou rien, mais elle est beaucoup par les circonstances où je me trouve. La tranquillité de ma vie en dépend ; mais le vrai bonheur, qui consiste à sentir vivement, se goûte chez vous.
Adieu, mes adorables anges gardiens ; ma vie est ambulante, mais mon cœur est fixe. Je vous recommande madame du Châtelet et César (2) ; ce sont deux grands hommes.
1 – L’archevêque de Sens, Languet, membre de l’Académie française et ennemi de Voltaire, est auteur de la Vie de Marie Alacoque. (G.A.)
2 – La Mort de César, dont on empêchait la représentation au Théâtre-Français. (G.A.)
à M.*** de l’Académie française (1)
Mars 1743.
J’ai l’honneur de vous envoyer les premières feuilles d’une seconde édition des Eléments de Newton, dans lesquelles j’ai donné un extrait de sa métaphysique. Je vous adresse cet hommage comme à un juge de la vérité. Vous verrez que Newton était de tous les philosophes le plus persuadé de l’existence d’un Dieu, et que j’ai eu raison de dire (2) qu’un catéchiste annonce Dieu aux enfants, et qu’un Newton le démontre aux sages.
Je comte, dans quelque temps, avoir l’honneur de vous présenter l’édition complète qu’on commence du peu d’ouvrages qui sont véritablement de moi. Vous verrez partout, monsieur, le caractère d’un bon citoyen. C’est par là seulement que je mérite votre suffrage, et je soumets le reste à votre critique éclairée. J’ai entendu de votre bouche, avec une grande consolation, que j’avais osé peindre, dans la Henriade, la religion avec ses propres couleurs, et que j’avais même eu le bonheur d’exprimer le dogme avec autant de correction que j’avais fait avec sensibilité l’éloge de la vertu. Vous avez daigné même approuver que j’osasse, après nos grands maîtres, transporter sur la scène profane l’héroïsme chrétien (3). Enfin, monsieur, vous verrez si, dans cette édition, il y a rien dont un homme qui fait comme vous tant d’honneur au monde et à l’Eglise puisse n’être pas content. Vous verrez à quel point la calomnie m’a noirci. Mes ouvrages, qui sont tous la peinture de mon cœur, seront mes apologistes.
J’ai écrit contre le fanatisme (4), qui, dans la société, répand tant d’amertumes, et qui, dans l’état politique, a excité tant de troubles. Mais, plus je suis ennemi de cet esprit de faction, d’enthousiasme, de rébellion, plus je suis l’adorateur d’une religion dont la morale fait du genre humain une famille, et dont la pratique est établie sur l’indulgence et sur les bienfaits. Comment ne l’aimerai-je pas, moi, qui l’ai toujours célébrée ? Vous, dans qui elle est si aimable, vous suffiriez à me la rendre chère. Le stoïcisme ne nous a donné qu’un Epictète, et la philosophie chrétienne forme des milliers d’Epithètes qui ne savent pas qu’ils le sont, et dont la vertu est poussée jusqu’à ignorer leur vertu même. Elle nous soutient surtout dans le malheur, dans l’oppression, et dans l’abandonnement qui la suit ; et c’est peut-être la seule consolation que je doive implorer, après trente années de tribulations et de calomnies qui ont été le fruit de trente années de travaux.
J’avoue que ce n’est pas ce respect véritable pour la religion chrétienne qui m’inspira de ne faire jamais aucun ouvrage contre la pudeur ; il faut l’attribuer à l’éloignement naturel que j’ai eu, dès mon enfance, pour ces sottises faciles, pour ces indécences ornées de rimes qui plaisent par le sujet à une jeunesse effrénée. Je fis, à dix-neuf ans, une tragédie d’après Sophocle, dans laquelle il n’y a pas même d’amour. Je commençais, à vingt ans, un poème épique dont le sujet est la vertu qui triomphe des hommes et qui se soumet à Dieu. J’ai passé mon temps dans l’obscurité à étudier un peu de physique, à rassembler des mémoires pour l’histoire de l’esprit humain, pour celle d’un siècle (5) dans lequel l’esprit humain s’est perfectionné. J’y travaille tous les jours, sinon avec succès, au moins avec une assiduité que m’inspire l’amour de la patrie.
Voilà peut-être, monsieur, ce qui a pu m’attirer, de la part de quelques-uns de vos confrères, des politesses qui auraient pu m’encourager à demander d’être admis dans un corps qui fait la gloire de ce même siècle dont j’écris l’histoire. On m’a flatté que l’Académie trouverait même quelque grandeur à remplacer un cardinal, qui fut un temps l’arbitre de l’Europe, par un simple citoyen qui n’a pour lui que ses études et son zèle.
Mes sentiments véritables sur ce qui peut regarder l’Etat et la religion, tout inutiles qu’ils sont, étaient bien connus en dernier lieu de feu M. le cardinal Fleury. Il m’a fait l’honneur de m’écrire, dans les derniers temps de sa vie, vingt lettres qui prouvent assez que le fond de mon cœur ne lui déplaisait pas. Il a daigné faire passer jusqu’au roi même un peu de cette bonté dont il m’honorait. Ces raisons seraient mon excuse, si j’osais demander dans la république des lettres la place de ce sage ministre.
Le désir de donner de justes louanges au père de la religion et de l’Etat m’aurait peut-être fermé les yeux sur mon incapacité ; j’aurais fait voir, au moins, combien j’aime cette religion qu’il a soutenue, et quel est mon zèle pour le roi qu’il a élevé. Ce serait ma réponse aux accusations cruelles que j’ai essuyées ; ce serait une barrière contre elles, un hommage solennel rendu à des vérités que j’adore, et un gage de ma soumission aux sentiments de ceux qui nous préparent dans le dauphin (6) un prince digne de son père.
1 – Lettre adressée à l’archevêque de Sens Languet, et faite pour être répandue. Maurepas, l’évêque Boyer et Languet voulaient empêcher Voltaire d’être de l’Académie. (G.A.)
2 – Dans un morceau sur le Déisme, qui fait aujourd’hui partie du Dictionnaire philosophique. (G.A.)
3 – Dans Zaïre. (G.A.)
4 – Allusion à Mahomet. (G.A.)
5 – Il préparait alors l’Essai sur les mœurs et le Siècle de Louis XIV. (G.A.)
6 – Agé alors de treize ans. (G.A.)
à M. Boyer
Ancien évêque de Mirepoix. (1)
Mars (2).
Il y a longtemps, monseigneur, que je suis persécuté par la calomnie, et que je la pardonne. Je sais assez que, depuis les Socrate jusqu’aux Descartes, tous ceux qui ont eu un peu de succès ont eu à combattre les fureurs de l’envie. Quand on n’a pu attaquer leurs ouvrages ni leurs mœurs, on s’est vengé en attaquant leur religion. Grâce au ciel, la mienne fut, dès qu’il daigna être homme, le plus persécuté de tous les hommes. Après un tel exemple, c’est presque un crime de se plaindre ; corrigeons nos fautes, et soumettons-nous à la tribulation comme à la mort !
Un honnête homme peut, à la vérité, se défendre, il le doit même, non pour la vaine satisfaction d’imposer silence, mais pour rendre gloire à la vérité. Je peux donc dire, devant Dieu qui m’écoute, que je suis bon citoyen et vrai catholique, et je le dis uniquement parce que je l’ai toujours été dans le cœur. Je n’ai pas écrit une page qui ne respire l’humanité, et j’en ai écrit beaucoup qui sont sanctifiées par la religion. Le poème de la Henriade n’est, d’un bout à l’autre, que l’éloge de la vertu qui se soumet à la Providence ; j’espère qu’en cela ma vie ressemblera toujours à mes écrits. Je n’ai jamais surtout souillé ces éloges de la vertu par aucun espoir de récompense, et je n’en veux aucune que celle d’être connu pour ce que je suis.
Mes ennemis me reprochent je ne sais quelles Lettres philosophiques. J’ai écrit plusieurs lettres à mes amis, mais jamais je ne les ai intitulées de ce titre fastueux. La plupart de celles qu’on a imprimées sous mon nom ne sont point de moi, et j’ai des preuves qui le démontrent. J’avais lu à M. le cardinal de Fleury celles qu’on a si indignement falsifiées ; il savait très bien distinguer ce qui était de moi d’avec ce qui n’en était pas. Il daignait m’estimer, et surtout dans les derniers temps de sa vie. Ayant reconnu une calomnie infâme dont on m’avait noirci, au sujet d’une prétendue lettre (3) au roi de Prusse, il m’en aima davantage. Les calomniateurs haïssent à mesure qu’ils persécutent ; mais les gens de bien se croient obligés de chérir ceux dont ils ont reconnu l’innocence.
1 – Précepteur du dauphin et ennemi de Voltaire. (G.A.)
2 – Ou plutôt fin février. (G.A.)
3 – La fameuse lettre de Juillet 1742. Voyez la Correspondance avec le roi de Prusse. (G.A.)