CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1742 - Partie 44

Publié le par loveVoltaire

 

 

 

 

 

 

 

 

JOYEUX NOEL ET BON REVEILLON A TOUTES ET TOUS...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

187 – DE VOLTAIRE

 

 

Juillet 1742.

 

 

         O le plus extraordinaire de tous les hommes, qui gagnez des batailles, qui prenez des provinces, qui faites la paix, qui faites de la musique et des vers, le tout si vite et si gaiement !

 

 

C’est à vous de chanter sur la lyre d’Achille,

Vous de qui la valeur imita ses exploits ;

C’est à moi de me taire, et ma muse stérile

Ne peut accompagner votre héroïque voix.

Vous, roi des beaux esprits, vous, bel esprit des rois,

Vous dont le bras terrible a fait trembler la terre,

Rassurez-la par vos bienfaits,

Et faites retentir les accents de la paix

Après les éclats du tonnerre.

Ainsi ce roi berger, et poète, et soldat,

Moins poète que vous, moins guerrier, moins aimable,

Par les sons de sa lyre, en sortant du combat,

Adoucit de Saül la rigueur intraitable :

Adoucissez vingt rois par des sons plus touchants ;

Que la barbare Até, que la Haine cruelle,

Que la Discorde et ses enfants,

Enchaînés à jamais par vos bras triomphants,

Entendent vos aimables chants !

Qu’ils sentent expirer leur fureur mutuelle ;

Que l’Horreur vous écoute et se change en douceur ;

Que le Ciel applaudisse, et que la Terre, unie

Aux concerts de votre harmonie,

Dise : Je lui dois mon bonheur !

 

 

         J’ai toujours espéré cette paix universelle, comme si j’étais un bâtard de l’abbé de Saint-Pierre. La faire pour soi tout seul serait d’un roi qui n’aime que son trône et ses Etats ; et cette façon de penser n’est pas selon nous autres philosophes , qui tenons qu’il faut aimer le genre humain. L’abbé de Saint-Pierre vous dira, sire, que, pour gagner le paradis, il faut faire du bien aux Chinois comme aux Brandebourgeois et aux Silésiens. La relation de votre bataille de Chotsits (1), que vous avez eu la bonté de m’envoyer, prouve que vous savez écrire comme combattre ; j’y vois, autant qu’un pauvre petit philosophe peut voir. L’intelligence d’un grand général à travers toute votre modestie. Cette simplicité est bien plus héroïque que ces inscriptions fastueuses qui ornaient autrefois trop superbement la galerie de Versailles, et que Louis XIV fit ôter par le conseil de Despréaux (2), car on n’est jamais loué que par les faits : cette petite anecdote pourra servir à augmenter votre estime pour Louis XIV.

 

         J’espère bientôt, sire, voir votre galerie de Charlottembourg, et jouir encore du bonheur de voir ce roi vainqueur, ce roi pacifique, ce roi citoyen, qui fait tant de choses de bonne heure. Je serai probablement le mois prochain à Bruxelles, et de là je me flatte que j’aurai l’honneur d’aller encore passer dix ou douze jours auprès de mon adorable monarque. Mais comment parler de Chotsits en vers ? quel triste nom que ce Chotsits ! n’êtes-vous pas honteux, sire, d’avoir gagné la bataille de Chotsits qui ne rime à rien et qui écorche les oreilles ? N’importe, je voudrais passer ma vie auprès du vainqueur de Chotsits.

 

 

Ne me reprochez point d’éviter ce vainqueur :

Je ne préfère point à sa cour glorieuse

Ces tendres sentiments et la langueur flatteuse

Que vous imputez à mon cœur.

Vous prenez pour faiblesse une amitié solide ;

Vous m’appelez Renaud de mollesse abattu :

Grand roi, je ne suis point dans le palais d’Armide,

Mais dans celui de la Vertu.

 

 

         Oui, sire, mettant à part héroïsme, trône, victoires, tout ce qui impose le plus profond respect, je prends la liberté, vous le savez bien, de vous aimer de tout mon cœur ; mais je serais indigne de vous aimer à ce point-là, et d’être aimé de votre majesté, si j’abandonnais, pour le plus grand homme de son siècle, un autre grand homme (3) qui, à la vérité, porte des cornettes, mais dont le cœur est aussi mâle que le vôtre, et dont l’amitié courageuse et inébranlable m’a depuis dix ans imposé le devoir de vivre auprès d’elle.

 

         J’irai sacrifier dans votre temple, et je reviendrai à ses autels.

 

 

Puissé-je ainsi, dans le cours de ma vie,

Passer du ciel de mon héros

A la planète d’Emilie :

Voilà mes tourbillons et ma philosophie,

Et le but de tous mes travaux.

 

 

         Je vais commencer à envoyer à votre majesté les papiers (4) qu’elle demande, et elle aura le reste dès que je serai à Bruxelles.

 

 

Vainqueur de Charles et son ami,

Soyez donc celui de la France.

Ne soyez  point vertueux à demi ;

Avec le monde entier soyez d’intelligence.

 

 

         Dieu et le diable savent ce qu’est devenue la lettre que j’écrivis à votre majesté sur ce beau sujet, vers la fin du mois de juin (5), et comment elle est parvenue en d’autres mains ; je suis fait, moi, pour ignorer le dessous des cartes. J’ai essuyé une des plus illustres tracasseries de ce monde ; mais je suis si bon cosmopolite que je me réjouirai de tout.

 

 

1 – Elle porte ordinairement le nom de Czaslaw. (K.)

 

2 – Il en restait encore de très fastueuses ; M. le régent fit effacer celles qui pouvaient offenser les nations voisines. (K.)

 

3 – Madame du Châtelet. (G.A.)

 

4 – Toujours des chapitres du Siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

5 – La lettre n° 186. (G.A.)

 

 

 

 

 

188 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 25 Juillet 1742.

 

 

         Mon cher Voltaire, je vous paie à la façon des grands seigneurs, c’est-à- dire que je vous donne une très mauvaise ode (1) pour la bonne que vous m’avez envoyée, et de plus je vous condamne à la corriger pour la rendre meilleure. Je pense que c’est une des premières odes où l’on ait tant parlé de politique ; mais vous devez vous en prendre à vous-même ; vous m’avez incité à défendre ma cause. J’ai trouvé en effet que le langage des dieux est celui de la justice et de l’innocence, qui fera toujours valoir ce morceau de poésie, quand même les vers alexandrins n’en seraient pas aussi harmonieux qu’on pourrait le désirer.

 

         La reine de Hongrie est bien heureuse d’avoir un procureur qui entende aussi bien que vous le raffinement et les séductions de la parole. Je m’applaudis que nos différends ne se soient pas vidés par procès ; car, en jugeant de vos dispositions en faveur de cette reine et de vos talents (2), je n’aurais pu tenir contre Apollon et Vénus.

 

         Vous déclamez à votre aise contre ceux qui soutiennent leurs droits et leurs prétentions à main armée ; mais je me souviens d’un temps où, si vous eussiez eu une armée, elle aurait à coup sûr marché contre les Desfontaines, les Rousseau, les Van Duren, etc., etc. Tant que l’arbitrage platonique de l’abbé de Saint-Pierre n’aura pas lieu, il ne restera d’autres ressources aux rois, pour terminer leurs différends, que d’user des voies de fait pour arracher de leurs adversaires les justes satisfactions auxquelles ils ne pourraient parvenir par aucun autre expédient. Les malheurs et les calamités qui en résultent sont comme les maladies du corps humain. La guerre dernière doit donc être considérée comme un petit accès de fièvre qui a saisi l’Europe, et l’a quittée presque aussitôt.

 

         Je m’embarrasse très peu des cris des Parisiens : ce sont des frelons qui bourdonnent toujours ; leurs brocards sont comme les injures des perroquets, et leurs jugements aussi graves que les décisions d’un sapajou sur des matières métaphysiques. Comment voulez-vous que je trouve à redire que les parents du grand Broglio soient indisposés contre moi de ce que je n’ai point réparé le tort de ce grand homme ? Je ne me pique point de don-quichotisme ; et, loin de vouloir réparer les fautes des autres, je me borne à redresser les miennes, si je le puis.

 

         Si toute la France me condamne d’avoir fait la paix, jamais Voltaire le philosophe ne se laissera entraîner par le nombre. Premièrement, c’est une règle générale, qu’on n’est tenu à ses engagements qu’autant que ses forces le permettent. Nous avions fait une alliance comme on fait un contrat de mariage ; j’avais promis de faire la guerre, comme l’époux s’engage à contenter la concupiscence de sa nouvelle épousée. Mais comme dans le mariage les désirs de la femme absorbent souvent les forces du mari, de même dans la guerre la faiblesse des alliés appesantit le fardeau sur un seul, et le lui rend insupportable. Enfin, pour finir la comparaison, lorsqu’un mari croit avoir des preuves suffisantes de la galanterie de sa femme (3), rien ne peut l’empêcher de faire divorce. Je ne fais point l’application de ce dernier article ; vous êtes assez instruit et assez politique pour le sentir.

 

         Envoyez-moi au plus tôt, je vous prie, tous les jolis vers que vous avez faits pendant votre séjour à Paris. Je vous envie à toute la terre, et je voudrais que vous fussiez au seul endroit où vous n’êtes pas, pour vous réitérer combien je vous estime et je vous aime. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Sur les jugements que le public porte sur ceux qui sont chargés du malheureux emploi de politiques. (K.)

 

2 – L’Ode sur la reine de Hongrie. (G.A.)

 

3 – Frédéric avait surpris les manœuvres souterraines de Fleury avec l’Autriche. Voyez l’Histoire de mon temps, où Frédéric justifie sa conduite. (G.A.)

 

 

 

 

 

189 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 7 Août 1742.

 

 

         Mon cher Voltaire, vous me dites poétiquement de si belles choses, que, si je m’en croyais, la tête me tournerait. Je vous prie, trêve de héros, d’héroïsme, et de tous ces grands mots qui ne sont plus propres, depuis la paix, qu’à remplir d’un galimatias pompeux quelques pages de roman, ou quelques hémistiches de vers tragiques.

 

 

Vos vers, légers, mélodieux,

Par un élégant badinage

Amuseront et plairont mieux

Que par l’encens et par l’hommage,

Qui, vous soit dit, est un langage

Bon pour faire bâiller les dieux.

 

 

         Ces traits brillants de votre imagination ne sont jamais plus charmants que sur le badinage. Il n’est pas donné à tout le monde de faire rire l’esprit : il faut bien de l’enjouement naturel pour le communiquer aux autres.

 

         Ce n’est ni Dieu ni le Diable, mais bien un misérable commis du bureau de la poste de Bruxelles qui a ouvert et copié votre lettre ; il l’a envoyée à Paris et partout. Je crois que le vieux Nestor (1) n’est pas tout à fait blanc de cette affaire.

 

         Je vous prie, mon cher Voltaire, de restituer une syllabe au village de Cotuchitz, que vous lui avez si inhumainement ravie ; et puisqu’il vous faut des champs de bataille qui riment à quelque chose, j’ose vous faire remarquer que Cotuchitz rime assez bien à Molvitz : me voilà quitte de la rime et de la raison.

 

         Vous vous formalisez de ce que je vous crois de la passion pour la marquise du Châtelet (2) : je pensais mériter des remerciements de votre part de ce que je présumais si bien de vous. La marquise est belle, aimable ; vous êtes sensible, elle a un cœur ; vous avez des sentiments, elle n’est pas de marbre ; vous habitez ensemble depuis dix années. Voudriez-vous me faire croire que pendant tout ce temps-là vous n’avez parlé que de philosophie à la plus aimable femme de France ? Ne vous en déplaise, mon cher ami, vous auriez joué un bien pauvre personnage. Je n’imaginais pas que les plaisirs fussent exilés du temple de Vertu, que vous habitez.

 

         Quoi qu’il en soit, vous m’avez promis de me sacrifier quelques-uns de vos jours, ce qui me suffit. Plus je croirai que cette absence de la marquise vous coûte d’efforts, plus je vous en aurai de reconnaissance. Gardez-vous bien de me détromper.

 

 

J’entends déjà cent belles choses,

Toutes nouvellement écloses,

Et des bons mots sur tous sujets.

Juvénal lancera vos traits,

L’aimable Anacréon vous ceindra de ses roses,

Horace fera vos portraits,

Le bon, le simple La Fontaine

Fera tout naturellement

Quelque conte badin, sans gêne,

Que nous écouterons voluptueusement.

Ami, votre discernement

Mêlera ses préceptes graves,

Et mettra de justes entraves

A notre feu trop pétillant.

Pour soutenir notre enjouement

Et tout l’essor de la saillie,

Le vin d’Aï, nectar charmant,

Pourra vous servir d’ambroisie ;

Et dans cette bachique orgie

L’on saura fuir également

L’assoupissante léthargie

Et le fougueux emportement.

 

 

         Adieu, cher Voltaire ; soyez juste envers vos amis. Sacrifiez aux autels de madame du Châtelet ; mais dans le commerce des dieux n’oubliez pas les hommes qui vous estiment, et donnez-leur quelques-uns de vos moments. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Le cardinal Fleury. M. Gustave Desnoiresterres prétend avec quelque raison que le coupable est Frédéric lui-même, qui voulait faire chasser de France son ami Voltaire afin de l’avoir à Berlin. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre de Frédéric, du 20 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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