CORRESPONDANCE - Année 1742 - Partie 6

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à M. le cardinal de Fleury

 

A Bruxelles, ce 24 Septembre 1742. (1)

 

 

         Mon cher ange de lumière a donc vu des mal disants qui prétendent avoir vu mon Mahomet imprimé à Meaux : il y a des gens qui voient d’une étrange manière. Non, ne le croyez pas ; Mahomet vous appartient, et je ne dispose pas ainsi de votre bien. Je compte venir dans le petit ciel les derniers jours d’octobre. Les poules au riz ne sont bonnes que là : toute la Flandre ne vaut pas le nid de mes deux anges.

 

         Savez-vous que je suis tout au mieux avec

 

 

Le vieillard vénérable (2) à qui les destinées

Ont de l’heureux Nestor accordé les années ?

 

 

         Il m’écrit de grandes lettres, dans lesquelles mêmes il daigne avoir beaucoup d’esprit. On dit que nos affaires vont très bien par delà le Danube ; mais le grand point est qu’il y ait à Paris beaucoup de bonnes tragédies et de bons opéras. Le roi de Prusse donne un bel exemple à mes chers compatriotes : il fait bâtir une salle, dont les quatre faces seront sur le modèle des portiques du Panthéon ; et à Paris, vous savez qu’on entre dans une vilaine salle par un vilain égout (3). Cela me fait saigner le cœur, car je suis très bon Français.

 

         Je vous ai écrit une grande lettre à Lyon, toute pleine de vieilles nouvelles. Elle était adressée à l’archevêché. Je soupçonne qu’elle ne vous est pas parvenue, et qu’une lettre de moi n’est pas faite pour arriver dans le lieu saint ; du moins M. de Pont de Veyle n’en dit mot dans celle qu’il écrit à madame du Châtelet. Cette madame du Châtelet vous fait les plus tendres compliments. Madame d’Argental sait avec quel respectueux dévouement je lui suis attaché, comme à vous, pour toute ma vie.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Le cardinal Fleury. Voyez une lettre de juillet à Frédéric. (G.A.

 

3 – Le théâtre de la rue des fossés-Saint-Germain (aujourd’hui rue de l’Ancienne-Comédie), qui ne fut démoli qu’en 1770. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

 

A Bruxelles, le 9 Octobre

 

 

         J’ai reçu votre lettre du 2 d’octobre ; mais pour celle du 12 Septembre, il était fort difficile qu’elle me parvînt, attendu que j’étais parti, le 10, d’Aix-la-Chapelle, où elle était adressée. Je n’avais pas besoin assurément d’être excité à prendre vos intérêts auprès d’un prince à qui je les ai toujours osé, et osé seul, représenter ; car, quoi que vous en puissiez dire, soyez très persuadé qu’il n’y a jamais eu que moi seul qui lui aie parlé de votre pension. On ne paie actuellement aucun marchand. Vous savez que les tableaux de Lancret ne sont point payés. Il faudra bien pourtant qu’on s’arrange à la fin, et qu’on acquitte des dettes si pressantes ; alors j’ai tout lieu de croire que vous ne serez point oublié. J’avoue qu’il est très dur d’attendre. Cet homme-là s’empare d’une province plus vite qu’il ne paie un créancier ; mais comme il ne perd de vue aucun objet, chaque chose aura son temps. Il fait bâtir une salle de spectacle dont l’architecture sera ce qu’il y aura de plus beau dans l’Europe en ce genre. Il y aura une Comédie l’année prochaine. Il fonde une Académie, pour l’éducation des jeunes gens, d’une manière bien plus utile que ce qu’il s’était proposé d’abord. Vous voyez que ce serait bien dommage si un prince qui fait de si grandes choses oubliait les petites, qui sont nécessaires ; je dis les petites par rapport à lui, car votre pension est pour moi une très grande affaire.

 

         Je ne doute pas qu’avant qu’il soit un an je ne réussisse à lui faire agréer M. de La Bruère (1), qui pourra avoir un emploi très agréable pour un homme de lettres. Ce sera une très bonne acquisition pour Berlin ; mais c’est, à mon gré, une perte pour Paris. Je ne connais guère d’esprit plus juste et plus délicat. Il est bien triste qu’avec ses talents il ait besoin de sortir de France.

 

         Vous me dites qu’il est venu d’étranges récits sur le compte du roi de Prusse d’Aix-la-Chapelle, mais que madame du Châtelet ni moi nous n’y sommes point mêlés. Cette restriction semble supposer que madame du Châtelet était à Aix-la-Chapelle ; c’est un voyage auquel elle n’a pas pensé. Si elle avait eu à le faire, ce n’est pas ce temps-là qu’elle eût pris. Je sais à peu près d’où partent ces discours ; mais il faut savoir que les faiseurs de tragédies, c’est-à-dire les rois et moi, nous sommes sifflés quelquefois par un parterre qui n’est pas trop bon juge. Les auteurs en sont fâchés, de ces sifflets, mais les rois s’en moquent, et vont leur train.

 

         Songez à votre santé, et puissiez-vous avoir incessamment une bonne pension assignée sur la Silésie, laquelle vaut par an à son vainqueur quatre millions sept cent mille écus d’Allemagne, toutes charges faites ! Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1– L’auteur des opéras intitulés les Voyages de l’Amour et Dardanus. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Aunillon

 

Octobre 1742.

 

 

         Allah ! illah ! allah ; Mohammed rezoul, allah !

 

 

         Je baise les barbes de la plume du sage Aunillon (1), fils d’Aunillon, resplendissant entre tous les imans de la loi du Christ.

 

         Votre lettre a été pour moi ce que la rosée est pour les fleurs, et les rayons du soleil pour le tournesol. Que Dieu vous couronne de prospérité comme vous l’êtes de sagesse, et qu’il augmente la rondeur de votre face ! Mon cœur sera dilaté de joie, et la reconnaissance sera dans lui comme sur mes lèvres, quand mes yeux pourront lire les doctes pages du généreux iman qui fortifie la faiblesse de mon drame par la force de son éloquence. J’attends avec impatience sa docte dissertation. Mais comme la poste des infidèles est très chère, et que le plus petit paquet coûte un sultanin, je vous supplie de vouloir bien faire mettre promptement au coche de Bruxelles cet écrit bien ficelé et point cacheté, selon les usages de la peu sublime Porte de Bruxelles. Ce paquet arrivera en six ou sept jours, attendu qu’il n’y a que dix-sept cent vingt-huit stades de la ville impériale de Paris à celle où la divine Providence nous retient actuellement. Que Dieu vous accorde toutes les églantines de Toulouse, et toutes les médailles des Quarante ! que le bordereau de la Fortune tombe de ses mains entre les vôtres !

 

         Ecrit dans mon bouge, sur la place de Louvain, affligé d’une énorme colique, le 8 de la lune du neuvième mois, l’an de l’hégire 1122.

 

         Si la divine Providence permet que vous voyiez le plus généreux et le plus aimable des enfants des hommes, d’Argental, fils de Ferriol, dont Dieu croisse la chevance, nous vous prions de l’assurer que nous soupirons après l’honneur de le voir avec plus d’ardeur que les adjes ne soupirent après la vue de la pierre noire de Caaba, et qu’il sera toujours, ainsi que sa compagne ornée de grâces, l’objet des plus vives tendresses de notre cœur.

 

 

1 – Il avait écrit à l’auteur une lettre en style oriental, sur la tragédie de Mahomet. M. de Voltaire lui répondit sur le même ton. (K.)

 

 

 

 

 

à M. César de Missy

 

A Bruxelles, 20 Octobre 1742 (1).

 

 

         J’ai fait, monsieur, un petit voyage qui m’a empêché de répondre plus tôt à l’honneur de votre lettre. Je viens d’apprendre dans le moment qu’on a imprimé Mahomet à Paris sous le nom de Bruxelles ; on me mande que cette édition est non seulement incorrecte, mais qu’elle est faite sur une copie informe qui m’a été dérobée.

 

         Me voilà dans la nécessité d’en faire imprimer la véritable copie. Je serai charmé, monsieur, de vous l’envoyer, si vous le trouvez bon. Mais n’ayant plus ici l’édition de Genève de mes œuvres, je ne pourrai vous la faire tenir que quand je serai de retour à Paris. Je vous demande bien pardon de ce contre-temps. Je n’ai jamais reçu ni le Wotton ni le Pancirole (2) dont vous me parlez. Mais j’ai enfin trouvé un Pancirole à Amsterdam ; c’est un livre qui ne méritait pas la peine que je me suis donnée de le chercher. Au reste, monsieur, le seul mémoire détaillé que j’aie à donner au libraire dont vous voulez bien me parler, c’est qu’il imprime correctement et Mahomet et mes autres ouvrages.

 

         Je voudrais bien être, monsieur, à portée de vous remercier à Londres de vive voix et de jouir d’un entretien où je trouverais l’agréable et l’utile. Je vous prie de vouloir bien recommander aux libraires qui vendent l’Histoire universelle d’envoyer les feuilles depuis la captivité de Babylone jusqu’à la dernière à M. Van Clève, banquier à Bruxelles, qui en paiera le prix. Je suis dans un pays où on ne parle que de cavalerie et de fourrages. Tout cela est bien peu philosophe ; un homme sage et instruit est fort au-dessus de cinquante mille fous enrégimentés ; aussi vous préféré-je à eux. Comptez, monsieur, sur mon véritable attachement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Wotton, philologue et critique, né en 1666, mort en 1726, auteur de travaux sur les Scribes et les Pharisiens, d’une Histoire de Rome, etc. ; Panciroli, né en 1523, mort en 1599, auteur de nombreux ouvrages de droit recueillis sous le titre de Tractatus universi juris, 1584. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Fleury

 

Bruxelles, le 20 Octobre 1742.

 

         Monseigneur, malgré la honte où l’on doit être de parler de petites choses à votre éminence, sa bonté semble m’autoriser à la supplier instamment de vouloir bien que M. de Marville se charge de découvrir les éditeurs de Mahomet, qui ont imprimé cet ouvrage malgré toutes les précautions qu’on avait prises pour le dérober au public. Daignez ajouter cette grâce, monseigneur, à tant d’autres bontés. Je suis avec la plus respectueuse reconnaissance, etc.

 

 

 

 

 

à M. de Marville

 

Bruxelles, le 30 Octobre 1742.

 

         Monsieur, M. le cardinal de Fleury m’a fait l’honneur de me mander qu’il vous avait envoyé la lettre par laquelle je le suppliais que la petite affaire en question (1) vous fût renvoyée. J’aurais été bien affligé qu’un autre (2) que vous s’en fût saisi, et vous savez mes raisons.

 

         Je vous aurais, monsieur, la plus sensible obligation, si vous pouviez découvrir le dépositaire infidèle qui a trafiqué du manuscrit. Je ne me plains point des libraires ; ils ont fait leur devoir d’imprimer clandestinement et d’imprimer mal. Mais celui qui a violé le dépôt mérite d’être connu. Je crois que vous avez d’autres occupations que cette bagatelle, et j’abuse un peu de vos bontés ; mais les plus petites choses deviennent considérables à vos yeux, lorsqu’il s’agit d’obliger.

 

         Je crois savoir que le nommé Constantin a débité les premiers exemplaires au Palais-Royal. Je suis bien loin de demander qu’on en use sévèrement avec ce pauvre homme ; mais on peut remonter par lui à la source. Enfin je m’en remets à vos lumières et à vos bontés.

 

 

1 – Manuel, dans la Police dévoilée, rapporte la note marginale mise par le chef de la police : »Ne faire réponse à Voltaire que dans huit jours. Si Mérigot ne déclare point d’où il tient le Mahomet, le mettre en prison pour huit à dix jours. »

 

2 – Joly de Fleury, procureur général, que Mahomet avait scandalisé. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

 

A Bruxelles, le 3 Novembre 1742.

 

         Je vous avoue que je suis aussi fâché que vous du retard que vous éprouvez. Nous en raisonnerons à loisir à Paris, où j’espère vous voir, avant la fin du mois.

 

 

Satisfait sans fortune, et sage en vos plaisirs (1).

 

 

         Je voudrais bien voir cette sagesse un peu plus à son aise. On ne m’écrira que lorsque je serai à Paris ; ainsi, jusque-là, je n’ai rien de nouveau à vous dire. J’attends pour cet hiver la paix et votre pension.

 

         J’ai vu les meurtriers anglais et les meurtriers hessois et hanovriens ; ce sont de très belles troupes à renvoyer dans leur pays. Dieu les y conduise, et moi à Paris, par le plus court ! Les maudits houssards ont pris tout le petit équipage de mon neveu Denis, qui se tue le corps et l’âme en Bohême, et qui est malade à force de bien servir. Pour surcroît de disgrâce, on lui a saisi ici deux beaux chevaux qu’il envoyait à sa femme, et je n’ai jamais pu les retirer des mains des commis, gens maudits de Dieu dans l’Evangile, et plus dangereux que les houssards. Vous voyez que, dans ce monde, vous n’êtes pas le seul à plaindre.

 

         Madame du Châtelet essuie tous les tours de la chicane, et moi tous ceux des imprimeurs.

 

 

Durum ! sed levius fit patientia,

Quidquid corrigere est nefas.

 

HOR., lib. I, od. XXIV.

 

 

         Quiconque est au coin de son feu, et qui songe en soupant qu’en Bohême on manque souvent de pain, doit se trouver heureux.

 

         Je vous embrasse ; comptez toujours sur mon amitié.

 

 

1 – Seconde leçon du premier Discours sur l’Homme. (G.A.)

 

 

 

 

 

CORRESPONDANCE 1742 - Partie 6

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