CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

1762---5.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

 

 

 

          Ma chère nièce, sans doute j’irai vous voir, si vous ne venez pas chez moi ; mais il faut conduire l’édition de Corneille qui est commencée. En voilà pour un an. Je vous renverrai Cassandre dès que ceux à qui je l’ai confié me l’auront rendu ; il est juste que vous l’ayez entre les mains. Vous verrez si chaque acte ne forme pas un tableau que Vanloo pourrait dessiner.

 

          On a mutilé, estropié trois actes du Droit du Seigneur, ou l’Ecueil du Sage, à la police ; c’est le bon homme Crébillon qui a fait ce carnage, croyant que ces gens-là étaient mes sujets.  Il faut permettre à Crébillon le radotage et l’envie ; le bon homme est un peu fâché qu’on se soit enfin aperçu qu’une partie carrée ne sied point du tout dans Electre.

 

          Je voudrais, pour la rareté du fait, que vous eussiez lu ou que vous lussiez son Catilina, que madame de Pompadour protégea tant, par lequel on voulait m’écraser, et dont on se servit pour me faire avaler des couleuvres dont on n’aurait pas régalé Pradon. C’est ce qui me fit aller en Prusse, et ce qui me tient encore éloigné de ma patrie. J’ai connu parfaitement de quel prix sont les éloges et les censures de la multitude, et je finis par tout mépriser.

 

          Le Droit du Seigneur n’a été livré aux comédiens que pour procurer quelque argent à Thieriot, qui n’en dira pas moins du mal de moi à la première occasion, quand mes ennemis voudront se donner ce plaisir-là. Il doit avoir la moitié du profit, et un jeune homme (1) qui m’a bien servi doit avoir l’autre.

 

          Mon impératrice de Russie est morte ; et, par la singularité de mon étoile, supposé que j’aie une étoile, il se trouve que je fais une très grande perte.

 

          Je vous embrasse le plus tendrement du monde, et votre gros garçon.

 

 

1 – Ce jeune homme est peut-être madame Belot, à qui Voltaire avait offert, l’année précédente, le bénéfice de la pièce. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

1erFévrier 1762.

 

 

          Quels diables d’anges ! Je reçois le paquet avec ma romancine. Vraiment comme on me lave la tête ! La poste va partir : je dicte à la fois ma réponse et j’écris ma justification dans mon lit, où je suis assez malade.

 

          Mes divins anges, vous ne savez ce que vous dites. Faites-vous représenter la lettre à Duchesne (1), et vous verrez que je n’ai pas tort, et le cœur vous saignera de m’avoir grondé.

 

          Plus j’y pense, plus je crois ne lui avoir point donné positivement permission d’imprimer Zulime ; où ma vieillesse et mes travaux m’ont fait perdre la mémoire, ou il y a dans la lettre des propres mots :

 

 

« M. de V. vous donnera volontiers la permission que vous demandez ; mais il croit qu’il faudrait y ajouter quelques morceaux de littérature, etc. »

 

 

          La lettre, ce me semble, n’était qu’un compliment, une recommandation auprès de ceux qui sont les dépositaires de l’ouvrage. Je ne doute pas que vous ne vous soyez fait représenter la lettre, et que vous n’ayez jugé selon votre grande prudence et équité ordinaire. Au reste, c’est un bien mince présent pour Lekain et mademoiselle Clairon ; et, en effet, la pièce ne se vendra guère sans quelques morceaux de littérature intéressants qui piquent un peu la curiosité. Comment d’ailleurs la donner au public ? sera-ce avec les coupures qu’on y a faites ? ces coupures font toujours du dialogue un propos interrompu. Ces nuances délicates échappent aux spectateurs, et sont remarquées avec dégoût par les yeux sévères du lecteur ; d’où il arrive que le pauvre auteur est justement vilipendé par les Fréron, sans que personne prenne le parti du pauvre diable.

 

          Le métier est rude, mes anges. Je mets à vos pieds Cassandre. Voilà comme nous jouerons la pièce sur notre théâtre de Ferney, et le grand-prêtre aura plus d’onction que Brizard.

 

          Ce qui me fâche, c’est que voilà la czarine morte. J’y perds un peu ; mais je me console : les têtes couronnées et les libraires m’ont toujours joué quelques tours. Nous verrons quelle sera la face du Nord, cela m’intéresse beaucoup ; d’ailleurs, en qualité de faiseur de tragédies, j’aime beaucoup les péripéties.

 

          Vous allez donc ressusciter Rome sauvée ? Que dira notre bon homme Crébillon ? Il demandera qu’on joue son Catilina, qui a fait assassiner Nonnius cette nuit (2), et qui veut qu’un chef de parti soit bien imprudent, et débite surtout des vers à la diable. Il est plaisant que ce galimatias ait réussi en son temps. Notre nation est folle ; mais je lui pardonne : on ne faisait semblant d’aimer Catilina que pour me faire enrager. Madame de Pompadour et le bon homme Tournemine appelaient Crébillon Sophocle, et moi on m’accablait de lardons.

 

 

Oh ! le bon temps que c’était (3) !

 

 

          Je reprends la plume pour vous dire que je ne sais plus comment faire avec Don Pèdre. Du grand, du noble, du furieux, j’en trouve ; du pathétique qui arrache des larmes, je n’en trouve point. Il faut ou déchirer le cœur, ou se taire. Je n’aime, sur le théâtre, ni les églogues, ni la politique. Cinq actes demandent cinq grands tableaux ; ils sont dans Cassandre. Croyez-moi, faites jouer Cassandre quand vous n’aurez rien à faire, cela vous amusera.

 

          Mes chers anges, je n’en peux plus ; ne me tuez pas. Je ne sais ce que je deviendrai. J’ai sur les bras l’édition de Corneille, qu’on commença hier, et toujours un peu de fièvre. J’ai bien peur que les dernières pièces de Pierre Corneille ne se passent de commentaire et du commentateur. Vivez, mes anges, et réjouissez-vous.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – Catilina, acte. I, sc. II. (G.A.)

 

3 –

Oh ! le bon temps que c’était

Que le temps de la famine !

Qui voulait f……  f..tait

Pour un litron de farine.

 

Mazarinade. (G.A.)

 

 

3 – « Il n’y fait rien, et nuit à qui veut faire, » dit Piron dans une épigramme. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

Aux Délices, 2 Février 1762.

 

 

          Vous envoyez, monsieur, une paire de lunettes à un aveugle, et un violon à un manchot. Je sens tout le prix de vos bontés et de votre souvenir, tout indigne que j’en suis. Heureux ceux qui ont œs triplex à l’estomac, et qui pourront manger de vos excellentes mortadelles, qui ressemblent au phallum des Egyptiens ! heureux les intrépides gosiers qui avaleront votre rossolis ! Je vais déclarer au grand médecin Tronchin qu’il faut absolument qu’il me guérisse, et que j’aie ma part du plaisir de mes convives. Ils s’écrient tous : « Ah ! la bonne chose que ce saucisson ! Donnez-moi encore un petit coup de ce rossolis. » Et moi, je suis là comme l’eunuque du sérail, qui voit faire et qui ne fait rien (1). J’ai donné votre recette au cuisinier. Vous dites très agréablement que le docteur Bianchi n’en a pas de meilleure. Ah ! monsieur, je vous crois, et je crois même que tous les médecins du monde sont dans le cas de M. Bianchi.

 

          Si je peux guérir, je viendrai à votre beau théâtre. Il est bien triste pour moi de n’être pas témoin de l’honneur que vous faites aux lettres.

 

          Quand notre peintre de la nature honorera mes petits pénates de sa présence, il verra mon théâtre achevé, et nous pourrons jouer devant lui ; mais il faudrait jouer ses pièces. Je pourrais tout au plus faire le vieux Pantalon Bisognosi. J’ai quelquefois deux ou trois heures de bon dans la journée, c’est-à-dire deux ou trois heures où je ne souffre pas beaucoup. Je les consacrerai à M. Goldoni ; et si j’avais de la santé, je le mènerais à Paris avant de faire mon voyage plus long.

 

          Je ne laisse pas de travailler, tout malade que je suis ; je broche des comédies dans mon lit ; et quand j’ai fait quelque scène dans ma tête, je la dicte, j’envoie la pièce à Paris, on la joue ; les comédiens gagnent beaucoup d’argent, et ne me remercient seulement pas. On en joue une actuellement dont le sujet est le droit qu’avaient autrefois les seigneurs de coucher avec les nouvelles mariées le premier jour de leurs noces. On dit qu’il y a du comique et de l’intérêt dans cette pièce ; elle réussit beaucoup ; mais je n’en suis pas juge, parce que c’est moi qui l’ai faite. J’aurai l’honneur de vous l’envoyer dès qu’elle aura été imprimée.

 

          Instanto l’amo, l’onoro, la riverisco, la ringrazio.

 

 

1 – Le Despotisme oriental. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

4 Février 1762.

 

 

          Mon cher frère saura que je lui ai écrit toutes les postes, que j’ai déterré les deux exemplaires de l’Oriental (1) avec les Sentiments du curé (2), dont j’ai fait trois envois à trois postes différentes. Je suis frère fidèle, et frère exact.

 

          M. Picartin, de l’Académie de Dijon, attend toujours avec grande impatience le Droit du Seigneur, tel qu’on l’a châtré et mutilé. Il me le prêtera, et nous le jouerons incontinent à Ferney sur un très joli théâtre. Et si jamais frère Thieriot, qui n’est pas retenu par le vingtième, et qui n’a rien à faire, vient voir nos petites drôleries, il trouvera peut-être que mademoiselle Clairon ne désavouerait pas madame Denis pour son élève, et que mademoiselle Corneille pourrait passer pour celle de mademoiselle Dangeville.

 

          M. Picardin vous prie très instamment, mon cher frère, de continuer vos bontés à cet Ecueil du Sage. Il ne serait peut être pas mal de faire mettre dans l’Avant-Coureur qu’on s’est trompé quand on m’a attribué cet ouvrage, et qu’on n’est point du tout sûr qu’il soit de moi. Cela servirait à dérouter le public, que les grands politiques doivent toujours tromper.

 

          M. Picardin vous supplie de faire deux lots du produit de l’histrionage : l’un sera pour le cher frère Thieriot, le plus grand paresseux de la cité ; l’autre sera en dépôt chez M. de Laleu, notaire, pour être perçu par celui à qui il est promis.

 

          M. Picardin, qui a du goût, a été fort irrité que les histrions aient retranché à la fin, Ai-je perdu la gageure ? Ce n’est pas la peine de faire une gageure pour n’en pas parler ; c’est la discrétion qu’il faut que le marquis paie. On s’est mis depuis quelque temps à proscrire le comique de la comédie ; c’est là le sceau de la décadence du génie. Le goût est égaré dans tous les genres, et il n’appartient qu’à un siècle ridicule de ne vouloir pas qu’on rie.

 

          Je lis toujours avec édification le Manuel de l’Inquisition, et je suis très fâché que Candide n’ait tué qu’un inquisiteur (2).

 

          Mandez-moi, je vous prie, mon cher frère, si vous avez reçu tous mes paquets, et engagez tous mes frères à poursuivre l’inf… de vive voix et par écrit, sans lui donner un moment de relâche. Votre passionné frère, V.

 

 

1 – Extrait des sentiments de Jean Meslier. (G.A.)

 

2 – Voyez Candide, chap. IX. (G.A.)

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, par Genève, 4 Février 1762 (1).

 

Madame, je crains d’envoyer par la poste à votre altesse sérénissime une tragédie (2) où elle ne verra, du moins, que les malheurs du temps passé. Si elle l’ordonne, je tenterai cette voie. Heureux si elle peut se plaire quelques moments à voir dans les infortunes de l’antiquité un faible crayon des calamités qui affligent aujourd’hui la terre ! Puisse le nouveau gouvernement de la Russie contribuer à faire cesser les douleurs et les alarmes publiques (3) !

 

          Je m’occupe actuellement à l’édition de Pierre Corneille. J’espère mettre cet ouvrage à vos pieds à la fin de cette année. Si elle daigne faire parvenir à mademoiselle Corneille les témoignages de sa bonté, elle peut me les faire adresser par son banquier de Francfort. Elle fait ses respectueux remerciements à votre altesse sérénissime. Je me mets aux pieds de son auguste famille avec le plus profond respect. Le Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Olympie. (G.A.)

 

3 – Pierre III, qui succéda à Elisabeth, fit la paix avec Frédéric. (A. François.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 6 Février 1762.

 

 

          Mes anges grondeurs doivent à présent avoir examiné et jugé mon délit. On a écrit à Gui-Duchesne, qui demeure pourtant au Temple du Goût (1), et on l’a traité comme si sa demeure était dans la maison de maître Gonin. En effet, il avait attrapé la pièce du souffleur, moyennant quelques écus et quelques bouteilles. Encore une fois, je me trompe fort, ou ma lettre n’était qu’un compliment.

 

          Ou je me trompe encore, ou Zulime produira peu à Lekain et à mademoiselle Clairon ; et je ne crois pas qu’ils trouvent un libraire qui leur en donne plus de 800 livres, attendu que c’est un ouvrage déjà livré à l’impression, et rapetassé au théâtre.

 

          Si M. Picardin ou Picardet a fait le Droit du Seigneur, ou l’Ecueil du Sage, j’ai fait Cassandre, moi, et ce sont cinq tableaux pour le salon. Coup de théâtre du mariage, premier tableau.

 

          Statira reconnue et reconnaissant sa fille, second tableau.

 

          Le grand-prêtre, mettant les holà, Statira levant son voile, et pétrifiant Cassandre ; troisième tableau.

 

          Statira mourante, sa fille à ses pieds, et Cassandre effaré ; quatrième tableau.

 

          Le bûcher, cinquième tableau.

 

          Le tout avec des notes instructives au bas des pages, sur les personnages, sur les initiés, sur les sacrés mystères, sur la prière d’Orphée :

 

 

.  .  .  .  .  .  .   Etre unique, éternel, etc. ;

 

Olympie, act. I, sc. IV.

 

 

sur les bûchers, sur l’usage où les dames étaient alors de se brûler. Voilà de quoi faire une jolie édition avec estampes.

 

          Mes divins anges doivent se tenir pour dit que je suis tiré au sec, qu’il ne me reste pas une goutte de sang dans la veine poétique, pas un esprit animal.

 

          Pourquoi ne pas donner cinq ou six représentations de Cassandre à la mi-carême, et reprendre après Pâques ? on pourrait me rouvrir la veine pendant la quinzaine où le théâtre est fermé. Je laisse le tout à la discrétion de mes anges.

 

          On a commencé l’édition de Pierre ; c’est une rude et appesantissante besogne d’être commentateur et éditeur ; cela ne m’arrivera plus.

 

          Vous n’êtes pas assez fâché de la mort de mon impératrice.

 

          Si j’ai fait une sottise avec Gui-Duchesne,

 

 

Dieu fit du repentir la vertu des rimeurs (2).

 

 

          Mille tendres respects aux anges.

 

1 – Enseigne de la libraire Gui-Duchesne. (G.A.)

 

2 – Voyez Olympie, act. II, sc. II. (G.A.)

 

 

 

 

1762 - 5

 


Commenter cet article