CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

  1761 - Partie 1  

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à M. Helvétius.

 

 

 

A Ferney, 2 Janvier 1761.

 

 

 

 

 

 

 

          Je salue les frères, en 1761, au nom de Dieu et de la raison, et je leur dis : Mes frères,

 

 

 

 

 

Odi profanum vulgus, et arceo.

 

 

 

HOR., lib. III, od. I.

 

 

 

 

 

Je ne songe qu’aux frères, qu’aux initiés. Vous êtes la bonne compagnie ; donc c’est à vous à gouverner le public, le vrai public devant qui toutes les petites brochures, tous les petits journaux des faux chrétiens disparaissent, et devant qui la raison reste. Vous m’écrivîtes, mon cher et aimable philosophe, il y a quelque temps, que j’avais passé le Rubicon ; depuis ce temps je suis devant Rome. Vous aurez peut-être ouï dire à quelques frères que j’ai des jésuites tout auprès de ma terre de Ferney ; qu’ils avaient usurpé le bien de six pauvres gentilshommes, de six frères, tous officiers dans le régiment de Deux-Ponts ; que les jésuites, pendant la minorité de ces enfants, avaient obtenu des lettres patentes pour acquérir à vil prix le domaine de ces orphelins  que je les ai forcés de renoncer à leur usurpation, et qu’ils m’ont apporté leur désistement. Voilà une bonne victoire de philosophes. Je sais bien que frère Kroust cabalera, que frère Berthier m’appellera athée ; mais je vous répète qu’il ne faut pas plus craindre ces renards que les loups de jansénistes, et qu’il faut hardiment chasser aux bêtes puantes. Ils ont beau hurler que nous ne sommes pas chrétiens, je leur prouverai bientôt que nous sommes meilleurs chrétiens qu’eux. Je veux les battre avec leurs propres armes,

 

 

 

 

 

Mutemus clypeos .  .  .  .  .  . 

 

 

 

VIRG., Æneid., II.

 

 

 

 

 

Laissez-moi faire. Je leur montrerai ma foi par mes œuvres, avant qu’il soit peu. Vivez heureux, mon cher philosophe, dans le sein de la philosophie, de l’abondance, et de l’amitié. Soyons hardiment bons serviteurs de Dieu et du roi, et foulons aux pieds les fanatiques et les hypocrites.

 

 

 

Dites-moi, je vous prie, s’il est vrai que ce cher Fréron soit sorti de son fort. On l’avait mis là pour qu’il n’eût pas la douleur de voir encore cette malheureuse Ecossaise ; mais on se méprit dans l’ordre ; on mit For-l’Evêque au lieu de Bicêtre. On fera probablement un errata à la première occasion.

 

 

 

          Je le répète, il y a des choses admirables dans l’Héroïde du disciple de Socrate. N’aimez-vous pas cet ouvrage ? Il est d’un de nos frères. Je lui dis : Xxipe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Le Brun.

 

 

 

A Ferney, 2 Janvier 1761.

 

 

 

 

 

          Vous m’avez accoutumé, monsieur, à oser joindre mon nom à celui de Corneille ; mais ce n’est que quand il s’agit de sa petite-fille. Nous espérons beaucoup d’elle, ma nièce et moi. Nous prenons soin de toutes les parties de son éducation, jusqu’à ce qu’il nous arrive un maître digne de l’instruire. Elle apprend l’orthographe ; nous la faisons écrire. Vous voyez qu’elle forme bien ses lettres (1), et que ses lignes ne sont point en diagonale comme celles de quelques-unes de nos Parisiennes. Elle lit avec nous à des heures réglées, et nous ne lui laissons jamais ignorer la signification des mots. Après la lecture, nous parlons de ce qu’elle a lu, et nous lui apprenons ainsi, insensiblement, un peu d’histoire. Tout cela se fait gaiement et sans la moindre apparence de leçon.

 

 

 

          J’espère que l’ombre du grand Corneille ne sera pas mécontente ; vous avez si bien fait parler cette ombre, monsieur, que je vous dois compte de tous ces petits détails. Si mademoiselle Corneille remercie M. Titon, et tous ceux qui ont pris intérêt à elle, souffrez que je les remercie aussi. J’espère que je leur devrai une des plus grandes consolations de ma vieillesse, celle d’avoir contribué à l’éducation de la cousine de Chimène, de Cornélie, et de Camille.

 

 

 

          Il faut que je vous dise encore qu’elle remplit exactement tous les devoirs de la religion, et que nos curés et notre évêque sont très contents de la manière dont on se gouverne dans mes terres. Les Berthier, les Guyons, les Gauchat, les Chaumeix, en seront peut-être fâchés, mais je ne peux qu’y faire. Les philosophes servent Dieu et le roi, quoi que ces messieurs en disent. Nous ne sommes à la vérité, ni jansénistes, ni molinistes, ni frondeurs ; nous nous contentons d’être Français et catholiques tout uniment. Cela doit paraître bien horrible à l’auteur des Nouvelles ecclésiastiques.

 

 

 

          Quant à ce malheureux Fréron, dont vous daignez me parler, ce n’est qu’un brigand que la justice a mis au For-l’Evêque, et un Marsyas qu’Apollon doit écorcher. Je vois assez, par vos vers et par votre prose, combien vous devez mépriser tous ces gredins qui sont l’opprobre de la littérature. Je vous estime autant que je les dédaigne.

 

 

 

          Votre distinction entre le vrai public et le vulgaire est bien d’un homme qui mérite les suffrages du public ; daignez-y joindre le mien, et comptez sur la plus sincère estime, j’ose dire sur l’amitié de votre obéissant serviteur.

 

 

 

 

 

1 – En tête de cette lettre était écrit ce peu de lignes de la main de mademoiselle Corneille :

 

 

 

« J’ai trop éprouvé vos bontés, monsieur, pour que je ne vous témoigne pas ma reconnaissance au commencement de l’année, et toutes les années de ma vie. Je vous supplie, monsieur, d’ajouter à toutes vos bontés celle de vouloir bien présenter mes remerciements à M. Titon, à Mademoiselle Vilgenou, à M. du Molard, et à tous ceux qui ont bien voulu s’intéresser à mon sort. » (Note de Guiguéné, éditeur des Œuvres de Le Brun.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à Madame Belot.

 

 

 

1761 (1).

 

 

 

 

 

          Voltaire est honteux de faire coûter des ports de lettres à madame B. V. lui a envoyé un Pierre. Messieurs de la poste retiennent tous les livres reliés. On ne sait plus comment faire ; tout commerce périt. V. serait fort aise que madame B. se partageât entre le Perche et les Alpes ; mais le Perche est voisin, et les Alpes sont bien loin, et le mont Jura est un rude seigneur avec ses neiges. Si madame B. voit le philosophe très aimable H. (2), elle est suppliée de lui dire que son frère V. est son plus zélé partisan, plein de la plus tendre estime pour lui. Il avait envoyé au philosophe H. et au philosophe Spartacus (3) un Pierre ; tout est arrêté à la poste. V. gémit de loin sur Jérusalem.

 

 

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

2 – Helvétius. (G.A.)

 

 

 

3 – Saurin. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

 

 

Ferney, 4 Janvier 1761 (1).

 

 

 

 

 

          Je suis honteux ; je me mettrais dans un trou de souris, mon cher correspondant. Je ne réponds qu’en vile prose et qu’en courant à vos aimables vers. Voilà comme sont faits les maçons et les laboureurs, et j’ai l’honneur de l’être. Voulez-vous bien pourtant me mander s’il est vrai qu’on ait joué, à Versailles, cette Femme qui a raison qu’on m’impute, et qui est détestablement imprimée ? Le tiers de cet ouvrage, est à peine de ma façon. Je souffre très patiemment qu’on me persécute ; mais je ne souffre pas qu’on me rende ridicule.

 

 

 

          J’ai envoyé à M. Senac un mémoire qui semble concerner son ministère ; il s’agit d’un marais qui met la peste dans mon petit pays. M. Senac ne se soucie pas qu’on meure entre le mont Jura et les Alpes ; il ne me répond pas.

 

 

 

          J’embrasse mon cher correspondant.

 

 

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Cette lettre est de 1761 et non de 1763. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Prault fils.

 

 

 

4 Janvier 1761 (1).

 

 

 

 

 

          M. Prault doit savoir que le volume à lui envoyé par les frères Cramer est une chose très délicate, qu’il ne faut ni demander une permission, ni mettre mon nom à la tête du livre ni la première lettre de mon nom ; que le libraire risquerait beaucoup ; que je n’avoue aucune des pièces que ce livre contient, et que je les désavoue presque toutes. En un mot, je le prie très instamment d’ôter : par M. de V., qu’on a mis très imprudemment. M. Prault y a un intérêt sensible. Il n’y a qu’à substituer au titre : nouveau volume pour joindre aux autres, et rien de plus.

 

 

 

          J’attends la tragédie de Tancrède. Comment a-t-il pu s’imaginer que je donne Tancrède à d’autres, en même temps qu’à lui ?

 

 

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Cette lettre est de 1761 et non de 1762. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

 

 

Au château de Ferney, 4 Janvier 1761.

 

 

 

 

 

          Vous vous êtes blessé avec vos armes, mon cher et ancien ami ; il n’y a qu’à ne vous plus battre, et vous serez guéri. Dissipation, régime, et sagesse, voilà vos remèdes. Je vous proposerais Tronchin, si je me flattais que vous daignassiez venir dans nos petits royaumes ; mais vous préférez les bords de la Seine au beau bassin de nos Alpes. Je m’intéresse beaucoup teretibus suris de notre grand abbé (1). Vous êtes de jeunes gens en comparaison du vieillard des Alpes. Il ne tient qu’à vous de vous porter mieux que moi. Je suis né faible, j’ai vécu languissant ; j’acquiers dans mes retraites de la force, et même un peu d’imagination. On ne meurt point ici. Nous avons une femme d’esprit (2) de cent trois ans, que j’aurais mariée à Fontenelle, s’il n’était pas mort jeune.

 

 

 

          Nous avons aussi l’héritière du nom de Corneille et ses dix-sept ans. Vous savez qu’elle a l’esprit très naturel, et que c’est pour cela que Fontenelle l’avait déshéritée. Vous savez toutes mes marches. Il est vrai que j’ai fait rendre le bien que les jésuites avaient usurpé sur six frères, tous au service du roi ; mais apprenez que je ne m’en tiens pas là. Je suis occupé à présent à procurer à un prêtre (3) un emploi dans les galères. Si je peux faire pendre un prédicant huguenot,

 

 

 

 

 

Sublimi feriam sidera vertice…

 

 

 

HOR., lib. I, od. I.

 

 

 

Je suis comme le musicien de Dufresni en chantant son opéra : Il fait le tout en badinant. Mais je vous aime sérieusement ; autant en fait madame Denis. Soyez gai, vous dis-je, et vous vous porterez à merveille.

 

 

 

          Je vous embrasse ex toto corde.

 

 

 

 

 

1 – Du Resnel. (G.A.)

 

 

 

2 – Madame Lullin. (G.A.)

 

 

 

3 – Ancian. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

 

 

Lausanne, 5 Janvier 1761 (1).

 

 

 

 

 

          On dit, mon cher Lekain, que M. de Richelieu a gagné une bataille ; mais je ne serai tout-à-fait content que quand il vous aura donné cette part entière, qu’il y a tant d’injustice à vous refuser. Mais pourquoi les autres gentilshommes de la chambre ont-ils eu la même dureté ? Les talents sont quelquefois bien cruellement traités ; j’en ai fait longtemps l’expérience, et je n’ai été heureux que dans ma retraite.

 

 

 

          C’est une fantaisie de madame Denis, que ces habits de théâtre qu’elle vous a demandés. Ces  amusements ne conviennent ni à mon âge, ni à ma santé, ni à ma façon de penser ; mais j’aime toujours l’art dans lequel vous excellez.

 

 

 

          Je serai enchanté de vous voir à Lausanne, si vous allez à Dijon ; vous auriez mieux fait vos affaires à Genève ; Vous gagnerez plus en province qu’à Paris ; c’est une honte insoutenable. Je vous embrasse de tout mon cœur ; madame Denis vous fait bien ses compliments.

 

 

 

 

 

1 – Cette lettre devrait être classée à l’année 1758. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

 

 

Au Château de Ferney, 6 Janvier 1761.

 

 

 

 

 

          Mon cher ange, aidez-moi à venger la patrie de l’insolence anglicane. Un de mes amis, ami intime, a broché ce mémoire (1). Je m’intéresse à la gloire de Pierre Corneille plus que jamais, depuis que j’ai chez moi sa petite-fille. Voyez si la douce réponse aux Anglais plaît à madame Scaliger. En ce cas, elle pourrait être imprimée par Prault petit-fils, sous vos auspices ; sinon vous auriez la bonté de me la renvoyer, car je n’ai que ce seul exemplaire. J’attends aussi ce Droit du Seigneur que vous n’aimez point, et que j’ai le malheur d’aimer. Vous m’abandonnez du haut de votre ciel, ô mes anges ! Dites-moi donc ce que vous avez fait de Tancrède, et de grâce un petit mot d’Oreste ; après quoi vous daignerez m’apprendre si nous aurons la guerre ou la paix. A propos de guerre, permettez que je vous parle de peste. Nous sommes menacés de la peste dans notre petit pays de Gex. J’ai pris la liberté de présenter requête contre elle à M. de Courteilles. Je vous supplie d’appuyer mes très humbles représentations ; il s’agit d’un marais plein de serpents, qu’apparemment Fréron, Abraham Chaumeix, Guyon, Gauchat, et les auteurs du Journal chrétien, ont envoyés.

 

 

 

          Mais que deviennent les yeux de M. d’Argental ? Je suis plus inquiet d’eux que de ma peste.

 

 

 

          Est-il vrai qu’on ait joué à Versailles la Femme qui a raison, et que la reine ait été de l’avis de Fréron ?

 

 

 

          Avez-vous lu l’ouvrage (2) évangélique adressé à mon ami Guyon, sur l’Ancien et le Nouveau Testament ? Cela est poivré ; c’est un petit livre excellent. Est-il vrai que le théologien de l’Encyclopédie, Morellet, ou Mords-les, en soit l’auteur ? Quel qu’il soit, son livre est brûlé et bénit.

 

 

 

          Comment suis-je avec M. le duc de Choiseul ? Quand revient le vainqueur de Mahon ?

 

 

 

          Ayez pitié de moi, vous dis-je, auprès de M. de Courteilles. Il est dur d’être pestiféré dans un château qu’on vient de bâtir. A l’ombre de vos ailes.

 

 

 

 

 

1 – L’Appel à toutes les nations. (G.A.)

 

 

 

2 – L’Oracle des anciens fidèles, attribué par Barbier à Marmontel. (G.A.)

 

 

 

 

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