EPITRE : A Daphné, célèbre actrice

Publié le par loveVoltaire

            A DAPHNE, célèbre actrice  

    Photo de PAPAPOUSS 

 

 

 

 

 

    A DAPHNÉ, CÉLÈBRE ACTRICE.

 

ÉPÎTRE TRADUITE DE L’ANGLAIS (1)

 

 

    1er janvier 1761.

 

___________

 

 

 

Belle Daphné, peintre de la nature,

Vous l’imitez, et vous l’embellissez.

La voix, l’esprit, la grâce, la figure,

Le sentiment, n’est point encore assez ;

Vous nous rendez ces prodiges d’Athènes

Que le génie étalait sur la scène.

Quand dans les arts de l’esprit et du goût

On est sublime, on est égal à tout.

Que dis-je ? on règne, et d’un peuple fidèle

On est chéri, surtout si l’on est belle.

O ma Daphné ! qu’un destin si flatteur !

Est différent du destin d’un auteur !

Je crois vous voir sur ce brillant théâtre

Où tout Paris (2), de votre art idolâtre,

Porte en tribut son esprit et son cœur.

Vous récitez des vers plats et sans grâce,

Vous leur donnez la force et la douceur ;

D’un froid récit vous réchauffez la glace ;

Les contre-sens deviennent des raisons.

Vous exprimez par vos sublimes sons,

Par vos beaux yeux, ce que l’auteur veut dire ;

Vous lui donnez tout ce qu’il croit avoir ;

Vous exercez un magique pouvoir

Qui fait aimer ce qu’on ne saurait lire.

On bat des mains, et l’auteur ébaudi

Se remercie, et pense être applaudi.

La toile tombe, alors le charme cesse.

Le spectateur apportait des présents

Assez communs de sifflets et d’encens ;

Il fait deux lots quand il sort de l’ivresse,

L’un pour l’auteur, l’autre pour son appui :

L’encens pour vous, et les sifflets pour lui.

Vous cependant, au doux bruit des éloges

Qui vont pleuvant de l’orchestre et des loges,

Marchant en reine, et traînant après vous

Vingt courtisans l’un de l’autre jaloux,

Vous admettez près de votre toilette

Du noble essaim la cohue indiscrète.

L'un dans la main vous glisse un billet doux ;

L'autre à Passy vous propose une fête :

Josse avec vous veut souper tête à tête ;

Candale y soupe, et rit tout haut d'eux tous.

On vous entoure, on vous presse, on vous lasse.

Le pauvre auteur est tapi dans un coin,

Se fait petit, tient à peine une place.

Certain marquis, l'apercevant de loin,

dit : "Ah ! C'est vous ; bonjour, Monsieur Pancrace,

Bonjour : vraiment, votre pièce a du bon."

Pancrace fait révérence profonde,

Bégaye un mot, à quoi nul ne répond,

Puis se retire, et se croit du beau monde.

Un intendant des plaisirs dits menus,

Chez qui les arts sont toujours bienvenus,

Grand connaisseur, et pour vous plein de zèle,

Vous avertit que la pièce nouvelle

Aura l'honneur de paraître à la cour.

Vous arrivez, conduite par l'amour :

On vous présente à la Reine, aux Princesses,

Aux vieux seigneurs, qui, dans leurs vieux propos,

Vont regrettant le chant de La Duclos.

Vous recevez compliments et caresses ;

Chacun accourt, chacun dit : "La voilà ! "

De tous les yeux vous êtes remarquée ;

De mille mains on vous verrait claquée

Dans le salon, si le roi n'était là.

Pancrace suit : un gros huissier lui ferme

La porte au nez ; il reste comme un terme,

La bouche ouverte et le front interdit :

Tel que Lefranc, qui, tout brillant de gloire,

Ayant en cour présenté son mémoire,

Crève à la fois d'orgueil et de dépit.

Il gratte, il gratte ; il se présente, il dit :

"Je suis l'auteur..." Hélas ! Mon pauvre hère,

c'est pour cela que vous n'entrerez pas.

Le malheureux, honteux de sa misère,

S'esquive en hâte, et, murmurant tout bas

De voir en lui les neuf muses bannies,

Du temps passé regrettant les beaux jours,

Il rime encore, et s'étonne toujours

Du peu de cas qu'on fait des grands génies.

Pour l'achever, quelque compilateur,

Froid gazetier, jaloux d'un froid auteur,

Quelque Fréron, dans l'âne littéraire ,

Vient l'entamer de sa dent mercenaire ;

À l'aboyeur il reste abandonné,

Comme un esclave aux bêtes condamné.

Voilà son sort ; et puis cherchez à plaire.

Mais c'est bien pis, hélas ! S'il réussit.

L'envie alors, Euménide implacable,

Chez les vivants harpie insatiable,

Que la mort seule à grand'peine adoucit,

L'affreuse envie, active, impatiente,

Versant le fiel de sa bouche écumante,

Court à Paris, par de longs sifflements,

Dans leurs greniers réveiller ses enfants.

À cette voix, les voilà qui descendent,

Qui dans le monde à grands flots se répandent,

En manteau court, en soutane, en rabat,

En petit-maître, en petit magistrat.

Écoutez-les : "Cette œuvre dramatique

est dangereuse, et l'auteur hérétique."

Maître Abraham va sur lui distillant

L'acide impur qu'il vendait sur la Loire ;

Maître Crevier, dans sa pesante histoire

Qu'on ne lit point, condamne son talent.

Un petit singe, à face de Thersite,

Au sourcil noir, à l'œil noir, au teint gris,

Bel esprit faux qui hait les bons esprits,

Fou sérieux que le bon sens irrite,

Écho des sots, trompette des pervers,

En prose dure insulte les beaux vers,

Poursuit le sage, et noircit le mérite.

Mais écoutez ces pieux loups-garous,

Persécuteurs de l'art des Euripides,

Qui vont hurlant en phrases insipides

Contre la scène, et même contre vous.

Quand vos talents entraînent au théâtre

Un peuple entier, de votre art idolâtre,

Et font valoir quelque ouvrage nouveau,

Un possédé, dans le fond d'un tonneau

Qu'on coupe en deux, et qu'un vieux dais surmonte,

Crie au scandale, à l'horreur, à la honte,

Et vous dépeint au public abusé

Comme un démon en fille déguisé.

Ainsi toujours, unissant les contraires,

Nos chers français, dans leurs têtes légères,

Que tous les vents font tourner à leur gré,

Vont diffamer ce qu'ils ont admiré.

Ô mes amis ! Raisonnez, je vous prie ;

Un mot suffit. Si cet art est impie,

Sans répugnance il le faut abjurer ;

S'il ne l'est pas, il le faut honorer.

 

 

 

 

 

 

 

A DAPHNE, célèbre actrice

 

 

 

 

1 – Cette pièce fut adressée dans le courant de janvier 1761 à mademoiselle Clairon, qui avait contribué le plus au succès de Tancrède. Elle fut publiée sous le titre de Pantaodai, étrennes à mademoiselle Clairon, par A*** C****. Ces initiales désignaient un des ennemis des philosophes, Abraham Chaumeix. (G.A.)

 

 

 

2 – Le traducteur a mis Paris au lieu de Londres. (1764.)

 

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