CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 53

Publié le par loveVoltaire

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à M. Bertrand.

 

Au château de Ferney, par Genève, 29 Décembre 1760.

 

 

          Je trouve, mon cher monsieur, que le sieur Panchaud a été bien pressé ; je lui avais fait écrire qu’il devait attendre votre commodité (1). Soyez sûr que pour moi je serai toujours à vos ordres, et que je n’aurai jamais de plus grand plaisir que celui de vous en faire.

 

          J’ignore assez les facéties de Genève ; j’ai ouï dire qu’il y avait des cocus, des professeurs galants, des marchands qui tirent des coups de pistolet, des prêtres qui nient la divinité de Jésus-Christ, et qui, avec cela, ne veulent pas être éternellement damnés ; mais je ne me mêle des affaires de cette ville que pour me faire payer les dîmes par les citoyens qui sont mes vassaux. J’ai pourtant rendu un petit service au pays en chassant les jésuites d’un domaine assez considérable qu’ils avaient usurpé sur six frères gentilshommes suisses de votre canton, nommés MM. de Crassy. Il en coûtera malheureusement quelque chose à un secrétaire d’Etat de Genève, qui s’était fait le prête-nom des jésuites. L’argent réunit toutes les religions ; je suis tombé à la fois sur Ignace et sur Calvin. Cela ne m’a pas empêché d’envoyer à Manheim le mémoire de votre cabinet (2) ; mais ce que je vous ai prédit est arrivé ; le temps n’est pas propre.

 

          Je vous souhaite des années heureuses, c’est-à-dire tranquilles ; car pour des plaisirs vifs, je ne crois pas qu’ils soient de la compétence du mont Jura. Pourtant un de mes plaisirs les plus vifs serait de pouvoir assurer encore de vive voix M. et madame de Freudenreich de mon inviolable et tendre reconnaissance, et d’embrasser en vous un des plus dignes amis que j’aie jamais eux.

 

 

1 – Il s’agit d’argent prêté à Bertrand. (G.A.)

 

2 – D’histoire naturelle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, pays de Gex, par Genève, 31 Décembre 1760.

 

 

          Les plus aimables et les plus difficiles de tous les anges, c’est vous, monsieur et madame. Si vous n’êtes pas content de Mathurin (1), qui nous paraît assez plaisant et tout neuf ; si vous avez la cruauté de l’appeler vieux, quoique je sois prêt à lui donner trente ans ; si vous voulez que Colette en soit amoureuse (ce que je ne voulais pas) ; si vous avez l’injustice de soutenir que le marquis et Acanthe ne s’aimaient pas depuis quatorze mois, quoiqu’ils disent formellement le contraire, et peut-être assez finement ; si vous n’êtes pas édifiés de voir un sage qui parie de ne pas succomber, et qui perd la gageur ; si vous n’aimez pas un débauché d’Acanthe très original, je peux être très fâché, mais je ne peux ni être de votre avis, ni vous aimer moins.

 

          Je vous supplie, mes chers anges, de me renvoyer les deux copies, c’est-à-dire la première, qui n’était qu’un avorton, et la seconde, que je trouve un enfant assez bien formé, qui vous déplaît.

 

          Madame d’Argental est bien bonne de daigner se charger de faire un petit présent à la Muse limonadière (2) : je l’en remercie bien fort, c’est la seule façon honnête de se tirer d’affaire avec cette muse.

 

          Je suis très fâché que Fréron soit au For-l’Evêque. Toutes les plaisanteries vont cesser ; il n’y aura plus moyen de se moquer de lui.

 

          L’Ami des hommes est donc à Vincennes ? ses ouvrages sont donc traités sérieusement ? il aurait donc quelquefois raison ? il m’a paru un fou qui a beaucoup de bons moments.

 

          Il court parmi vous autres de singulières nouvelles. Est-il vrai que les Anglais ont proposé de vous réduire à n’avoir jamais que vingt vaisseaux, c’est-à-dire à en construire encore dix ou douze ? On ajoute une paix particulière entre Luc et Thérèse ; quand je la croirai, je croirai celle des jansénistes et des molinistes, des parlements et des intendants, et des auteurs avec les auteurs.

 

          J’apprends que Messieurs du parlement brûlent tout ce qu’ils rencontrent, mandement d’évêques, Vieux et Nouveau Testament (3) de frère Berruyer, ouvrages de Salomon (4), Défense (5) de la nouvelle morale du bon Jésus contre la morale du dur Moïse, c’est-à-dire la réponse à l’auteur de l’Oracle des Philosophes. Ils brûleront bientôt les édits dudit seigneur roi ; mais je les avertis qu’ils n’auront pour eux que les Halles, et point du tout les pairs et les princes. Je vois toutes ces pauvretés d’un œil bien tranquille, aux Délices et à Ferney. La petite Corneille contribue beaucoup à la douceur de notre vie ; elle plaît à tout le monde ; elle se forme, non pas d’un jour à l’autre, mais d’un moment à l’autre. Ne vous ai-je pas mandé combien son petit gentil esprit est naturel, et que je soupçonnais que c’était la raison pour laquelle Fontenelle l’avait déshéritée (6) ? Mes chers anges, permettez que je prenne la liberté de vous adresser ma réponse (7) à la lettre que son père m’a écrite, ou qu’on lui a dictée.

 

          Prault ne m’enverra-t-il pas son Tancrère à corriger ? quand jouera-t-on Tancrède ? pourquoi la Femme qui a raison partout, hors à Paris ? est-ce parce que Wasp en a dit du mal ? Wasp triomphera-t-il ? Comment vont les yeux de mon ange ?

 

          Eh ! vraiment, j’oubliais la meilleure pièce de notre sac, l’aventure de ce bon prêtre (8), de ce bon directeur, de ce fameux janséniste, jadis laquais, qui a volé cinquante mille livres à madame d’Egmont (9).

 

          Maître Omer le prendra-t-il sous sa protection ? requerra-t-il en sa faveur ?

 

 

1 – Personnage du Droit du Seigneur. (G.A.)

 

2 – Madame Bourette. (G.A.)

 

3 – L’Histoire du peuple de Dieu. (G.A.)

 

4 – Le Précis du Cantique des cantiques. (G.A.)

 

5 – L’Oracle des anciens  fidèles.  (G.A.)

 

6 – C’est madame du Deffand qui avait écrit cela à Voltaire. (G.A.)

 

7 – Du 25 Décembre. (G.A.)

 

8 – L’abbé Grizel. (G.A.)

 

9 – Ou plutôt à l’héritier de cette dame, M. de Tourny. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Duverger de Saint-Etienne,

 

GENTILHOMME DU ROI DE POLOGNE.

 

 

Décembre 1760.

 

 

          Tout malade que je suis, monsieur, je suis très honteux de ne répondre qu’en prose, et si tard à vos très jolis vers (1). Je félicite le roi de Pologne d’avoir auprès de lui un gentilhomme qui pense comme vous. Cela fait presque pardonner la protection qu’il a prodiguée à un malheureux tel que Fréron (2). Ce monarque est comme le soleil, qui luit également pour les colombes et pour les vipères (3).

 

          Lorsque j’ai demandé, monsieur, votre adresse à madame la marquise des Ayvelles (4), à qui je dois sans doute vos sentiments, je me flattais de vous faire de plus longs remerciements. Ma mauvaise santé ne me permet pas une plus longue lettre ; mais elle ne dérobe rien aux sentiments d’estime et de reconnaissance, monsieur, de votre très humble et très obéissant serviteur (5).

 

 

1 – Vers sur la comédie de l’Ecossaise, imprimés dans le Mercure. (G.A.à

 

2 – Il avait été parrain de son fils. (G.A.)

 

3 – A lieu des deux phrases précédentes, on lit dans le Mercure, qui donna cette lettre : « Il serait bien difficile qu’on pensât autrement à la cour d’un prince qui pense si bien lui-même et qui a fait renaître, dans la partie du monde qu’il gouverne, les beaux jours du siècle d’Auguste l’amour des arts et des vertus. » (G.A.)

 

4 – Parente de madame du Châtelet. (G.A.)

 

5 – Dans l’édition de Kehl on lit :

 

     « Avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc. ;

 

 

Vous m’avez attendri, votre épître est charmante ;

En philosophe vous pensez ;

Lindane est dans vos vers plus belle et plus touchante,

Et c’est vous qui l’embellissez. »

 

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha (1).

 

 

 

          Madame, il faut donc que l’année 1761 recommence avec la guerre ! Il faut donc que toutes vos vertus, et toute la conciliation de votre esprit, ne puissent détourner ce fléau de votre voisinage et même de vos Etats ! Voilà donc les choses à peu près comme elles étaient dans le commencement de ces funestes troubles ! Il y a longtemps, madame, que je n’ai pris la liberté de mêler ma douleur à celle que votre altesse sérénissime ressent de tant de désastres. Les larmes qu’elle verse sur les malheurs de l’Allemagne sont d’autant plus belles, que les désolations qui vous environnent ne vont point jusqu’à vous. Une princesse ne souffre guère personnellement ; mais une âme comme la vôtre souffre des peines d’autrui. J’ignore si l’interruption du commerce ; attachée au fléau de la guerre, n’a point empêché le petit paquet qui contenait l’Histoire de Pierre Ier de parvenir jusqu’à votre altesse sérénissime.

 

          Il faut au moins que je l’amuse d’une petite aventure de nos climats pacifiques. J’ai quelques terres dans le pays de Gex, aux portes de Genève ; les jésuites en ont aussi, et ce sont mes voisins. Non contents du royaume du ciel, dont ils sont sûrs, ils avaient usurpé un domaine très considérable sur six pauvres gentilshommes tous frères, tous mineurs, tous servant dans le régiment de Deux-Ponts. J’ai pris le parti de ces messieurs. Il fallait quelque argent ; je l’ai donné. Calvin ne me le rendra pas ; mais enfin j’ai arraché le bien des mains des jésuites, et je l’ai fait rendre aux propriétaires ; voilà, madame, ma bataille de Lissa. Je sais bien que saint Ignace ne me pardonnera pas ; mais n’est-il pas vrai que je trouverai grâce à vos yeux, madame ? Il n’y a point de saint dont j’ambitionne la protection comme la vôtre. Je suis sûr que la grande maîtresse des cœurs rira de me voir vainqueur des jésuites ; elle aimera les guerres qui finissent par rendre à chacun ce qui lui appartient.

 

          On dit Pondichéry au pouvoir des Anglais : j’y perds quelque chose ; mais si cela donne la paix, je me console.

 

          Je me mets aux pieds de votre altesse sérénissime et de toute votre auguste famille, avec le plus tendre respect. Le Suisse V.

 

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

1760 - Partie 53

 

 

 

 

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