TANCREDE - Partie 14
Photo de PAPAPOUSS
TANCRÈDE.
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ACTE CINQUIÈME.
(1)
SCÈNE I.
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LES CHEVALIERS ET LEURS ÉCUYERS, l’épée à la main
DES SOLDATS, portant des trophées ; LE PEUPLE, dans le fond.
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LORÉDAN.
Allez, et préparez les chants de la victoire ;
Peuple, au Dieu des combats prodiguez votre encens :
C’est lui qui nous fait vaincre, à lui seul est la gloire ;
S’il ne conduit nos coups, nos bras sont impuissants.
Il a brisé les traits, il a rompu les pièges
Dont nous environnaient ces brigands sacrilèges,
De cent peuples vaincus dominateurs cruels.
Sur leurs corps tout sanglants érigez vos trophées ;
Et foulant à vos pieds leurs fureurs étouffées,
Des trésors du Croissant ornez nos saints autels.
Que l’Espagne opprimée, et l’Italie en cendre,
L’Egypte terrassée, et la Syrie aux fers,
Apprennent aujourd’hui comme on peut se défendre
Contre ces fiers tyrans, l’effroi de l’univers.
C’est à nous maintenant de consoler Argire ;
Que le bonheur public apaise ses douleurs :
Puissions-nous voir en lui, malgré tous ses malheurs,
L’homme d’Etat heureux quand le père soupire !
Mais pourquoi ce guerrier, ce héros inconnu,
A qui l’on doit, dit-on, le succès de nos armes,
Avec nos chevaliers n’est-il point revenu ?
Ce triomphe à ses yeux a-t-il si peu de charmes ?
Croit-il de ses exploits que nous soyons jaloux ?
Nous sommes assez grands pour être sans envie.
Veut-il fuir Syracuse après l’avoir servie ?
(A Catane.)
Seigneur, il a longtemps combattu près de vous ;
D’où vient qu’ayant voulu courir notre fortune,
Il ne partage point l’allégresse commune ?
CATANE.
Apprenez-en la cause, et daignez m’écouter.
Quand du chemin d’Etna vous fermiez le passage,
Placé loin de vos yeux, j’étais vers le rivage
Où nos fiers ennemis osaient nous résister,
Je l’ai vu courir seul et se précipiter.
Nous étions étonnés qu’il n’eût point de courage
Inaltérable et calme au milieu du carnage,
Cette vertu d’un chef et ce don d’un grand cœur :
Un désespoir affreux égarait sa valeur ;
Sa voix entrecoupée et son regard farouche
Annonçaient la douleur qui troublait ses esprits.
Il appelait souvent Solamir à grands cris ;
Le nom d’Aménaïde échappait de sa bouche ;
Il la nommait parjure, et malgré ses fureurs,
De ses yeux enflammés j’ai vu tomber des pleurs.
Il cherchait à mourir et, toujours invincible,
Plus il s’abandonnait, plus il était terrible ;
Tout cédait à nos coups, et surtout à son bras :
Nous revenions vers vous, conduits par la victoire ;
Mais lui, les yeux baissés, insensible à sa gloire,
Morne, triste, abattu, regrettant le trépas,
Il appelle en pleurant Aldamon qui s’avance ;
Il l’embrasse, il lui parle, et loin de nous s’élance
Aussi rapidement qu’il avait combattu.
« C’est pour jamais ! » dit-il. Ces mots nous laissent croire
Que ce grand chevalier, si digne de mémoire,
Veut être à Syracuse à jamais inconnu.
Nul ne peut soupçonner le dessein qui le guide.
Mais dans le même instant je vois Aménaïde,
Je la vois éperdue au milieu des soldats,
La mort dans les regards, pâle, défigurée ;
Elle appelle Tancrède, elle vole égarée :
Son père, en gémissant, suit à peine ses pas ;
Il ramène avec nous Aménaïde en larmes.
« C’est Tancrède, dit-il, ce héros dont les armes
Ont étonné nos yeux par de si grands exploits,
Ce vengeur de l’Etat, vengeur d’Aménaïde ;
C’est lui que ce matin, d’une commune voix,
Nous déclarions rebelle, et nous nommions perfide ;
C’est ce même Tancrède exilé par nos lois. »
Amis, que faut-il faire, et quel parti nous reste ?
LORÉDAN.
Il n’en est qu’un pour nous, celui du repentir.
Persister dans sa faute est horrible et funeste :
Un grand homme opprimé doit nous faire rougir.
On condamna souvent la vertu, le mérite :
Mais, quand ils sont connus, il les faut honorer.
SCÈNE II.
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LES CHEVALIERS, ARGIRE ;
AMÉNAÏDE, dans l’enfoncement, soutenue par ses femmes.
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ARGIRE, arrivant avec précipitation.
Il les faut secourir, il les faut délivrer.
Tancrède est en péril, trop de zèle l’excite :
Tancrède s’est lancé parmi les ennemis,
Contre lui ramenés, contre lui seul unis.
Hélas ! j’accuse en vain mon âge qui me glace.
O vous, de qui la force est égale à l’audace,
Vous qui du faix des ans n’êtes point affaiblis,
Courez tous, dissipez ma crainte impatiente,
Courez, rendez Tancrède à ma fille innocente.
LORÉDAN.
C’est nous en dire trop : le temps est cher, volons,
Secourons sa valeur qui devient imprudente,
Et cet emportement que nous désapprouvons.
SCÈNE III.
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ARGIRE, AMÉNAÏDE.
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ARGIRE.
O ciel ! tu prends pitié d’un père qui t’adore ;
Tu m’as rendu ma fille, et tu me rends encore
L’heureux libérateur qui nous a tous vengés.
(Aménaïde s’avance.)
Ma fille, un juste espoir dans nos cœurs doit renaître.
J’ai causé tes malheurs, je les ai partagés ;
Je les termine enfin : Tancrède va paraître.
Ne puis-je consoler tes esprits affligés ?
AMÉNAÏDE.
Je me consolerai, quand je verrai Tancrède,
Quand ce fatal objet de l’horreur qui m’obsède
Aura plus de justice, et sera sans danger,
Quand j’apprendrai de vous qu’il vit sans m’outrager,
Et lorsque ses remords expieront mes injures.
ARGIRE.
Je ressens ton état, sans doute il doit t’aigrir.
On n’essuya jamais des épreuves plus dures.
Je sais ce qu’il en coûte, et qu’il est des blessures
Dont un cœur généreux peut rarement guérir :
La cicatrice en reste, il est vrai ; mais, ma fille,
Nous avons vu Tancrède en ces lieux abhorré ;
Apprends qu’il est chéri, glorieux, honoré :
Sur toi-même il répand tout l’éclat dont il brille.
Après ce qu’il a fait, il veut nous faire voir,
Par l’excès où ses rivaux portaient leurs injustices.
Le vulgaire est content, s’il remplit son devoir.
Il faut plus au héros, il faut que sa vaillance
Aille au-delà du terme et de notre espérance :
C’est ce que fait Tancrède ; il passe notre espoir.
Il te verra constante, il te sera fidèle.
Le peuple en ta faveur s’élève et s’attendrit :
Tancrède va sortir de son erreur cruelle ;
Pour éclairer ses yeux, pour calmer son esprit,
Il ne faudra qu’un mot.
AMÉNAÏDE.
Et ce mot n’est pas dit.
Que m’importe à présent ce peuple et son outrage,
Et sa faveur crédule, et sa pitié volage,
Et la publique voix que je n’entendrai pas ?
D’un seul mortel, d’un seul dépend ma renommée.
Sachez que votre fille aime mieux le trépas
Que de vivre un moment sans en être estimée.
Sachez (il faut enfin m’en vanter devant vous)
Que dans mon bienfaiteur j’adorais mon époux.
Ma mère au lit de mort a reçu nos promesses ;
Sa dernière prière a béni nos tendresses :
Elle joignit nos mains, qui fermèrent ses yeux.
Nous jurâmes par elle, à la face des cieux,
Par ses mânes, par vous, vous trop malheureux père,
De nous aimer en vous, d’être unis pour vous plaire,
De former nos liens dans vos bras paternels.
Seigneur… Les échafauds ont été nos autels.
Mon amant, mon époux cherche un trépas funeste,
Et l’horreur de ma honte est tout ce qui me reste.
Voilà mon sort.
ARGIRE.
Eh bien ! ce sort est réparé ;
Et nous obtiendrons plus que tu n’as espéré.
AMÉNAÏDE.
Je crains tout.
SCÈNE IV.
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ARGIRE, AMÉNAÏDE, FANIE.
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FANIE.
Partagez l’allégresse publique,
Jouissez plus que nous de ce prodige unique.
Tancrède a combattu ; Tancrède a dissipé
Le reste d’une armée au carnage échappé.
Solamir est tombé sous cette main terrible,
Victime dévouée à notre Etat vengé,
Au bonheur d’un pays qui devient invincible,
Surtout à votre nom qu’on avait outragé.
La prompte renommée en répand la nouvelle ;
Ce peuple, ivre de joie, et volant après lui,
Le nomme son héros, sa gloire, son appui,
Parle même du trône où sa vertu l’appelle (1).
Un seul de nos guerriers, seigneur, l’avait suivi ;
C’est ce même Aldamon qui sous vous a servi.
Lui seul a partagé ses exploits incroyables ;
Et quand nos chevaliers, dans un danger si grand,
Lui sont venus offrir leurs armes secourables,
Tancrède avait tout fait, il était triomphant.
Entendez-vous ces cris qui vantent sa vaillance ?
On l’élève au-dessus des héros de la France,
Des Roland, des Lisois dont il est descendu.
Venez de mille mains couronner sa vertu,
Venez voir ce triomphe, et recevoir l’hommage
Que vous avez de lui trop longtemps attendu.
Tout vous rit, tout vous sert, tout venge votre outrage ;
Et Tancrède à vos vœux est pour jamais rendu.
AMÉNAÏDE.
Ah ! je respire enfin ; mon cœur connaît la joie.
Ah ! mon père, adorons le ciel qui me renvoie,
Par ces coups inouïs, tout ce que j’ai perdu.
De combien de tourments sa volonté nous délivre !
Ce n’est qu’en ce moment que je commence à vivre.
Mon bonheur est au comble ! hélas ! il m’est bien dû.
Je veux tout oublier ; pardonnez-moi mes plaintes,
Mes reproches amers, et mes frivoles craintes.
Oppresseurs de Tancrède, ennemis, citoyens,
Soyez tous à ses pieds, il va tomber aux miens.
ARGIRE.
Oui, le ciel pour jamais daigne essuyer nos larmes.
Je me trompe, ou je vois le fidèle Aldamon,
Qui suivait seul Tancrède, et secondait ses armes ;
C’est lui, c’est ce guerrier si cher à ma maison.
De nos prospérités la nouvelle est certaine :
Mais d’où vient que vers nous il se traîne avec peine ?
Est-il blessé ? ses yeux annoncent la douleur.
1 – On a appliqué ces vers à Bonaparte. (G.A.)