CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 25
Photo de PAPAPOUSS
à M. Colini.
30 Juillet 1760.
A vos talents qui vous rendent un juge éclairé. Je crois que les talents ne rendent point juge, qu’ils ne rendent point une femme (1) un juge ; que ce masculin et ce féminin font un mauvais effet. J’aimerais mieux : à vos talents, à votre génie éclairé ; cela serait plus grammatical et aurait encore le mérite d’être plus correct. Le reste de l’épître dédicatoire est à merveille. Je suis étonné et enchanté, mon cher Toscan, que vous écriviez si bien dans notre langue.
L’aventure du corps de M. de Saint-Germain (2) détruit (3) est bien désagréable ; mais cela n’empêchera pas de présenter la Requête (4). Je crois, autant qu’il m’en souvient, que votre cassette était dans votre valise. Il serait bon que vous rappelassiez votre mémoire, et que vous m’écrivissiez positivement où elle se trouvait, ce qu’elle contenait, et en quelles espèces était votre argent. Vous garderiez par devers vous un double de votre lettre. Je suivrai cette affaire avec chaleur.
1 – L’électrice palatine. (G.A.)
2 – Plus tard ministre de la guerre. (G.A.)
3 – Nouvelle fausse. (G.A.)
4 – Voyez la lettre du 11 Juillet à Colini. (G.A.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Aux Délices, 2 Août 1760.
On n’a pas plutôt appris une bonne nouvelle (1), madame, que vingt mauvaises viennent l’effacer. Est-il vrai que la discorde (2) est dans notre armée, pour nous achever de peindre ? On m’avait dit que la moitié de Dresde était réduite en cendres ; heureusement il n’y a eu que les faubourgs de saccagés.
Où est M. votre fils ? vous savez combien je m’intéresse à lui. Puissent nos sottises ne lui être pas funestes ! J’ai encore l’espérance d’être chez vous à la fin de septembre. Je voudrais, madame, vous engager dans une infidélité. Je veux vous proposer de me faire avoir une copie du portrait de madame de Pompadour. N’y aurait-il point quelque petit peintre à Strasbourg qui fût un copiste passable ? Je serais charmé d’avoir dans ma petite galerie une belle femme qui vous aime, et qui fait autant de bien qu’on dit de mal d’elle. On parle de troupes envoyées contre le parlement de Normandie ; je les aimerais mieux contre le parlement d’Angleterre.
Portez-vous bien, madame ; laissez le monde en proie à ses fureurs et à ses sottises. Que j’ai d’envie de venir causer avec vous !
1 – Le prince héréditaire de Brunswick, battu à Corbach, le 10 Juillet, par le comte de Saint-Germain. (G.A.)
2 – N’ayant pas été nommé dans le rapport que le maréchal de Broglie fit du combat de Corbach, Saint-Germain quitta l’armée, et entra au service du Danemark. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
Aux Délices, près Genève, 2 Août 1760.
Monsieur, à peine eus-je reçu la lettre agréable dont votre excellence m’a honoré par la voie de M. le comte de Kaiserling, que ma joie fut bien altérée par l’amertume d’une nouvelle de La Haye. Les frères Cramer, libraires, citoyens de Genève, a qui j’ai fait présent de l’Histoire de Pierre-le-Grand, m’apportèrent une gazette de La Haye, par laquelle j’appris qu’un libraire de La Haye, nommé Pierre De Hondt, met en vente cet ouvrage. Ce coup me fut d’autant plus sensible, que je n’ai point encore reçu les nouvelles instructions que votre excellence veut bien me donner. Me voilà donc exposé, monsieur, et vous surtout, à voir ce monument que vous éleviez paraître avant qu’il soit fini. Le public le verra avec les fautes que je n’ai pu encore corriger, et avec celles qu’un libraire de Hollande ne manque jamais de faire.
J’ai écrit incontinent à son excellence M. de Golowkin, votre ambassadeur à La Haye. Je lui ai expliqué l’affaire, les démarches de la cour de Vienne à Hambourg, l’intérêt que vous prenez à l’ouvrage, l’injuste et punissable procédé du libraire De Hondt, et je ne doute pas que M. le comte de Golowkin n’ait le crédit d’arrêter, du moins pour quelque temps, les efforts de la rapine des libraires hollandais.
Mais, tandis que je prends ces précautions avec la Hollande, je suis bien plus en peine du côté de Genève. Les frères Cramer ont fait beaucoup de dépenses pour l’impression du livre ; ils ne sont pas riches, ils tremblent de perdre le fruit de leurs avances ; je ne peux les empêcher de débiter le livre qu’ils ont imprimé à leurs frais.
J’espère que le second volume n’essuiera pas les disgrâces que le premier a souffertes. Mon zèle ne se ralentira point ; vous m’avez fait Russe, vous m’avez attaché à Pierre-le-Grand. Nous avons en France une comédie (1) dans laquelle il y a une fille amoureuse d’Alexandre-le-Grand ; je ressemble à cette fille. Je me flatte que ma passion ne sera pas malheureuse, puisque c’est vous qui la protégez. J’attends avec empressement les nouveaux mémoires que votre excellence a la bonté de me destiner. Je les mettrai en œuvre dès qu’ils seront arrivés. Il est vrai que la paix serait un temps plus favorable pour faire lire ce livre dans l’Europe. Les esprits sont trop occupés de la guerre ; mais il est à croire que nos victoires nous donneront bientôt cette paix nécessaire. Alors je prendrais ce temps pour venir vous faire ma cour dans Pétersbourg, si j’avais plus de santé, et moins d’années que je n’en ai. Les lettres dont vous m’honorez sont la consolation la plus flatteuse que je puisse recevoir, et la seule qui puisse me dédommager.
Je serai jusqu’au dernier jour de ma vie, avec la plus respectueuse reconnaissance, et le plus inviolable attachement, etc.
1 – Les Visionnaires de Desmarets. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
3 Août 1760.
Mon archange, que votre volonté soit faite sur le théâtre comme ailleurs ! Je vois que votre règne est advenu, et que les méchants ont été confondus ;
Et pour vous souhaiter tous les plaisirs ensemble,
Soit à jamais hué quiconque leur ressemble (1) !
Si j’avais pu prévoir ce petit succès (2) ; si, en barbouillant l’Ecossaise en moins de huit jours, j’avais imaginé qu’on dût me l’attribuer, et qu’elle pût être jouée, je l’aurais travaillée avec plus de soin, et j’aurais mieux cousu le cher Fréron à l’intrigue. Enfin je prends le succès en patience. J’oserais seulement désirer que madame Alton parût à la fin du premier acte ; on s’y attendait. Je vous supplie de lui faire rendre son droit.
Madame Scaliger va-t-elle au spectacle ? a-t-elle vu la pièce de M. Hume ?
N’avez-vous pas grondé M. le duc de Choiseul de ce que la Chevalerie traîne dans les rues, et de ce que l’abbé Mords-les (3) est encore sédentaire ?
Il ne me paraît pas douteux à présent qu’il ne faille donner à Tancrède le pas sur Médime. On m’écrit que plusieurs fureteurs en ont des copies dans Paris ; les commis des affaires étrangères, n’ayant rien à faire, l’auront copiée. Il faut, je crois, se presser. Je ne crois pas qu’il y ait un libraire au monde capable de donner sept louis à un inconnu ; en tout cas, si Prault trouve grâce devant vos yeux, qu’il imprime Tancrède, après qu’il aura été applaudi ou sifflé. Vous êtes le maître de Tancrède et de moi, comme de raison.
J’ignore encore, en vous faisant ces lignes, si j’aurai le temps de vous envoyer par ce courrier les additions, retranchements, corrections, que j’ai faits à la Chevalerie ; si ce n’est pas pour cette poste, ce sera pour la prochaine.
Savez-vous bien à quoi je m’occupe à présent ? à bâtir une église à Ferney. Je la dédierai aux anges. Envoyez-moi votre portrait et celui de madame Scaliger, je les mettrai sur mon maître-autel. Je veux qu’on sache que je bâtis une église, je veux que mons. de Limoges (4) le dise dans son discours à l’Académie, je veux qu’il me rende la justice que Le Franc de Pompignan m’a refusée. J’avoue que je ressemble fort aux dévots, qui font de bonnes œuvres, et qui conservent leurs infâmes passions.
Il entre un peu de haine contre Luc dans ma politique (5). Je vous avoue que, dans le fond du cœur, je pourrais bien penser comme vous ; et, entre nous, il n’y a jamais eu rien de si ridicule que l’entreprise de notre guerre, si ce n’est la manière dont nous l’avons faite sur la terre et sur l’onde (6). Mais il faut partir d’où l’on est, et être le très humble et très obéissant serviteur des événements. Il arrive toujours quelque chose à quoi on ne s’attend point, et qui décide de la conduite des hommes. Il faut être bien hardi à présent pour avoir un système. Je me crois aujourd’hui le meilleur politique que vous ayez en France ; car j’ai su me rendre très heureux, et me moquer de tout. Il n’y a pas jusqu’au parlement de Dijon à qui je n’aie résisté en face ; et je l’ai fait désister de ses prétentions, comme vous verrez par ma réponse ci-jointe à M. de Chauvelin (7). Mon cher ange, je vous le répète, il ne me manque que de vous embrasser ; mais cela me manque horriblement.
1 – Parodie des imprécations de Cléopâtre dans Rodogune. (G.A.)
2 – L’Ecossaise avait été jouée le 26 Juillet. (G.A.)
3 – Il n’était plus à la Bastille depuis le 30 Juillet. (G.A.)
4 – Coetlosquet. (G.A.)
5 – Voyez la lettre à d’Argental du 6 Juillet. (G.A.)
6 – Cinna, acte II, sc. II. (G.A.)
7 – On n’a pas cette réponse. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
Aux Délices, 4 Août 1760.
Avez-vous reçu, ma chère nièce, un paquet dans lequel il y avait un exemplaire de l’Histoire du Czar, avec un autre ?
Vous venez de perdre votre oncle Montigny (1) ; il faut bien s’accoutumer à perdre ses oncles, et que la loi de nature s’accomplisse ; nous en sommes actuellement aux cousins. Daumart est condamné à mort par la Tournelle de Tronchin. Qui aurait cru que ce jeune homme de vingt ans passerait avant moi !
Je ne sais aujourd’hui aucune nouvelle. Le roi de Prusse m’a écrit (2), en rentrant de Saxe ; il me paraît de bien mauvaise humeur. Tout le monde désire une paix qu’il me paraît presque impossible de faire ; vous savez que M. de Montmartel répond des fonds pour l’année prochaine. Le crédit est la base de tout, et ce crédit n’est qu’entre ses mains. Il fera sans doute des élèves qui auront son secret. La France a de grandes ressources, et elle en aura toujours, même malgré la perte de sa marine. Nous n’avions point de marine du temps de Henri IV, et cependant ce grand roi fut l’arbitre de l’Europe. On n’est occupé à Paris que de plaisirs et de murmures.
1 – Père du membre de l’Académie des sciences, Etienne Mignot de Montigny. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
6 Août 1760.
C’est pour vous dire, ô ange gardien ! que la Chevalerie est lue à l’armée, tous les soirs, quand on n’a rien à faire ; c’est pour vous dire qu’il y en a trente copies à Versailles et à Paris, et que je prétends que M. le duc de Choiseul répare, par ses bontés, le tort qu’il m’a fait.
Il n’y a donc pas à balancer, il n’y a donc pas de temps à perdre ; il faut donc jouer, il faut donc hasarder les sifflets, sans tarder une minute. Par tous les saints, la fin de Tancrède est une claironnade (1) terrible. Imaginez donc cette Melpomène désespérée, tendre, furieuse, mourante, se jetant sur son ami, se relevant en envoyant son père au diable, lui demandant pardon, expirant dans les convulsions de l’amour et de la fureur ; je le dis, ce sera une claironnade triomphante.
Vous avez dû recevoir mon gros paquet par M. de Chauvelin.
Au reste, je désapprouve fort les tribunaux normands (2).
Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.
RAC., les Plaid., act. I, sc. VIII.
Mon divin ange, il ne faudrait pas jouer l’Ecossaise trois fois la semaine ; c’est bien assez de siffler, deux fois en sept jours, l’ami Fréron.
J’ai pris le premier dimanche du mois pour le second, dans mon dernier paquet (3), je datai 10 ; j’en demande pardon à la chronologie.
Dites-moi, je vous prie, ce qu’on fait de l’abbé Morellet.
Mille tendres respects aux anges.
1 – C’est-à-dire « convient à mademoiselle Clairon. » (G.A.)
2 – Dans leur résistance à la cour. (G.A.)
3 – La lettre du 3 Août. (G.A.)