CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1760 - Partie 91
Photo de PAPAPOUSS
363 – DU ROI
A Fridberg, le 24 Février 1760.
De combien de lauriers vous êtes-vous couvert,
Au théâtre, au lycée, au temple de l’histoire !
Amant des filles de Mémoire,
Leurs immenses trésors vous sont toujours ouverts ;
Vous y puisez la double gloire
D’exceller par la prose ainsi que par les vers :
Malgré tous ces écrits dont vous êtes le père (1),
Un laurier manque encor sur le front de Voltaire.
Après tant d’ouvrages parfaits,
Avec l’Europe je croirais,
Si par une habile manœuvre
Ses soins nous ramènent la paix,
Que se sera son vrai chef-d’œuvre.
Voilà ce que je pense avec toute l’Europe. Virgile a fait d’aussi beaux vers que vous ; mais il n’a jamais fait de paix. Ce sera un avantage que vous gagnerez sur tous vos confrères du Parnasse, si vous y réussissez.
Je ne sais qui m’a trahi et qui s’est avisé de donner au public des rapsodies (2) qui étaient bonnes pour m’amuser, et qui n’ont jamais été faites à intention d’être publiées. Après tout, je suis si accoutumé à des trahisons, à de mauvaises manœuvres, à des perfidies, que je serais bien heureux que tout le mal qu’on m’a fait, et que d’autres projettent encore de me faire, se bornât à l’édition furtive de ces vers. Vous savez mieux que je ne le peux dire, que ceux qui écrivent pour le public doivent respecter ses goûts et même ses préjugés Voilà ce qui a donné des nuances différentes aux auteurs, selon les siècles dans lesquels ils ont écrit, et pourquoi les hommes, même les plus supérieurs à leur temps, n’ont pas laissé de s’imposer le joug de la mode. Pour moi, qui ai voulu être poète incognito, on me traduit malgré moi devant le public, et je jouerai un sot rôle. Qu’importe, je le leur rendrai bien.
Vous me parlez de détails d’une affaire qui ne sont jamais venus jusqu’à moi (3). Je sais que l’on vous a fait rendre à Francfort mes vers et des babioles ; mais je n’ai su ni voulu qu’on touchât à vos effets et à votre argent. Cela étant, vous pouvez le redemander de droit, ce que j’approuverai fort ; et Schmidt n’aura sur ce sujet aucune protection à attendre de moi.
Je ne sais quel est ce Brédow dont vous me parlez. Il vous a dit vrai. Le fer et la mort ont fait un ravage affreux parmi nous ; et ce qu’il y a de triste, c’est que nous ne sommes pas encore à la fin de la tragédie. Vous pouvez juger facilement de l’effet que d’aussi cruelles secousses font sur moi ; je m’enveloppe dans mon stoïcisme le plus que je peux. La chair et le sang se révoltent souvent contre cet empire tyrannique de la raison ; mais il faut y céder ; Si vous me voyiez, à peine me reconnaîtriez-vous : je suis vieux, cassé, grison, ridé ; je perds les dents et la gaieté. Si cela dure, il ne restera de moi-même que la manie de faire des vers, et un attachement inviolable à mes devoirs et au peu d’hommes vertueux que je connais. Ma carrière est difficile, semée de ronces et d’épines. J’ai éprouvé de toutes les sortes de chagrins qui peuvent affliger l’humanité, et je me suis souvent répété ces beaux vers :
Heureux qui retiré dans le temple des sages, etc. (4).
Il paraît ici quantité d’ouvrages que l’on vous donne : le Salomon (5), que vous avez eu la méchanceté de faire brûler par le parlement, une comédie, la Femme qui a raison, enfin une Oraison funèbre de frère Berthier (6). Je n’ai à riposter à toutes ces pièces que par celles que je vous envoie, qui certainement ne les valent pas ; mais je fais la guerre de toutes les façons à mes ennemis ; plus ils me persécuteront, et plus je leur taillerai de la besogne. Et si je péris, ce sera sous un tas de leurs libelles, parmi des armes brisées sur un champ de bataille ; et je vous réponds que j’irai en bonne compagnie dans ces pays où votre nom n’est pas connu, et où les Boyer (7) et les Turenne sont égaux.
Je serais bien aise de vous recevoir : je vous souhaite mille bonheurs : mais où, quand, et comment ? Voilà des problèmes que d’Alembert ni le grand Newton ne sauraient résoudre.
Adieu ; vivez heureux et en paix, et n’oubliez pas ceux que le diable, ou je ne sais quel être malfaisant, lutine. FDÉRIC.
1 – Edition de Berlin :
Doué de la grâce efficace
Du dieu du Goût et du Parnasse,
Il vous a de plus départi
L’art heureux d’instruire et de plaire
Que tous les peuples ont senti
Dans ces écrits divins dont vous êtes le père, etc. (G.A.)
2 – Les Œuvres du philosophe de Sans-Souci. (G.A.)
3 – Il s’agit du pillage des effets de Voltaire à Francfort, en 1753. Voyez les requêtes faites à cette époque sous le nom de madame Denis. (G.A.)
4 – Voyez la dédicace d’Alzire. (G.A.)
5 – Précis de l’Ecclésiaste, et Cantique des cantiques. (G.A.)
6 – Voyez, aux FACÉTIES, la Relation du voyage de frère Berthier. (G.A.)
7 – L’évêque de Mirepoix. (G.A.)
364 – DU ROI.
TOUJOURS SUR LA PAIX.
Fridberg, 20 Mars 1760.
Peuple charmant, aimables fous,
Qui parlez de la paix sans songer à la faire,
A la fin donc résolvez-vous :
Avec la Prusse et l’Angleterre
Voulez-vous la paix ou la guerre ?
Si Neptune sur mer vous a porté des coups,
L’esprit plein de vengeance et le cœur en courroux,
Vous formez le projet de subjuguer la terre ;
Votre bras s’arme du tonnerre.
Hélas ! tout, je le vois, est à craindre pour nous :
Votre milice est invincible.
De vos héros fameux le dieu Mars est jaloux,
La fougue française est terrible ;
Et je crois déjà voir, car la chose est plausible,
Vos ennemis vaincus, tremblants à vos genoux.
Mais je crains beaucoup plus votre rare prudence
Qui par un fortuné destin
A du souffle d’Eole, utile à la finance,
Abondamment enflé les outres de Bertin (1).
Vous parlez à votre aise de cette cruelle guerre. Sans doute les contributions que votre seigneurie de Ferney donne à la France nourrissent la constance des ministres à la prolonger. Refusez vos subsides au Très-Chrétien, et la paix s’ensuivra. Quant aux propositions de paix dont vous parlez, je les trouve si extravagantes, que je les assigne aux habitants des Petites-Maisons, qui seront dignes d’y répondre. Que dirai-je de vos ministres ?
Ou ces géants sont fous, ou ces géants sont dieux (2).
Ils peuvent s’attendre de ma part que je me défendrai en désespéré : le hasard décidera du reste.
De cette affreuse tragédie
Vous jugez en repos parmi les spectateurs,
Et sifflez en secret la pièce et les acteurs ;
Mais de vos beaux esprits la cervelle étourdie
En a joué la parodie.
Vous imitez les rois : car vos fameux auteurs
De se persécuter ont tous la maladie.
Nos funestes débats font répandre des pleurs
Quand vos poétiques fureurs
Au public né moqueur donnent la comédie.
Si Minerve de nos exploits
Et des vôtres un jour faisait un juste choix,
Elle préférait, et j’ose le prédire,
Aux fous qui font pleurer les peuples et les rois,
Les insensés qui les font rire.
Je vous ferai payer jusqu’au dernier sou, pour que Louis du Moulin (3) ait de quoi me faire la guerre. Ajoutez dixième au vingtième, mettez des capitations nouvelles, créez des charges pour avoir de l’argent : faites, en un mot, ce que vous voudrez. Nonobstant tous vos efforts, vous n’aurez la paix signée de mes mains qu’à des conditions honorables à ma nation. Vos gens bouffis de vanité et de sottises peuvent compter sur ces paroles sacrémentales :
Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.
RAC., Iphig.
Adieu, vivez heureux ; et tandis que vous faites tous vos efforts pour détruire la Prusse, pensez que personne ne l’a jamais moins mérité que moi, ni de vous, ni de vos Français.
1 – Contrôleur-général des finances. (G.A.)
2 – Voyez l’Epître à Algarotti. (G.A.)
3 – Sobriquet de Louis XV. (G.A.)
365 – DU ROI
Fridberg, 3 Avril 1760.
Quelle rage vous anime encore contre Maupertuis ? Vous l’accusez de m’avoir trahi (1). Sachez qu’il m’a fait remettre ses vers bien cachetés après sa mort, et qu’il était incapable de me manquer par une pareille indiscrétion.
Laissez en paix la froide cendre
Et les mânes de Maupertuis ;
La vérité va le défendre,
Elle s’arme déjà pour lui.
Son âme était noble et fidèle ;
Qu’elle vous serve de modèle.
Maupertuis sut vous pardonner
Ce noir écrit, ce vil libelle (2),
Que votre fureur criminelle
Prit soin chez moi de griffonner.
Voyez quelle est votre manie :
Quoi ! ce veau, quoi ! ce grand génie,
Que j’admirais avec transport,
Se souille par la calomnie,
Même il s’acharne sur un mort !
Ainsi jetant des cris de joie,
Planant en l’air, de vils corbeaux
S’assemblent autour des tombeaux,
Et des cadavres font leur proie.
Non, dans ces coupables excès
Je ne reconnais plus les traits
De l’auteur de la Henriade !
Ces vertus dont il fait parade,
Toutes je les lui supposais.
Hélas ! si votre âme est sensible,
Rougissez-en pour votre honneur,
Et gémissez de la noirceur
De votre cœur incorrigible.
Vous en revenez encore à la paix. Mais quelles conditions ! certainement les gens qui la proposent n’ont pas envie de la faire. Quelle dialectique que la leur ! céder le pays de Clèves, parce qu’il est habité par des bêtes ! Que diraient ces ministres, si on demandait la Champagne, parce que le proverbe dit : Nonante-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes ? Ah ! laissons tous ces projets ridicules. A moins que le ministère français ne soit possédé de dix légions de démons autrichiens, il faut qu’il fasse la paix.
Vous m’avez mis en colère ; votre repentir obtiendra votre pardon. En attendant je vous abandonne à vos remords et aux furies vengeresses qui poursuivent les calomniateurs, jusqu’à ce que cette religion naturelle, que vous dites innée, renouvelle les traces qu’elle avait autrefois imprimées dans votre âme. Vale.
1 – On n’a pas la lettre où Voltaire accusait Maupertuis d’avoir emporté, comme il avait fait lui-même, les Œuvres du philosophe de Sans-Souci. (G.A.)
2 – La Diatribe du docteur Akakia. (G.A.)