CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

1758---Partie-24.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M . Thieriot.

 

Aux Délices, 24 Décembre.

 

 

          Vous vous trompez, mon ancien ami, j’ai quatre pattes au lieu de deux ; un pied à Lausanne, dans une très belle maison pour l’hiver ; un pied aux Délices près de Genève, où la bonne compagnie vient me voir : voilà pour les pieds de devant. Ceux de derrière sont à Ferney et dans le comté de Tournay, que j’ai acheté, par bail emphytéotique, du président de Brosses.

 

          M. Crommelin se trompe beaucoup davantage sur tous les points. La terre de Ferney est aussi bonne qu’elle a été négligée ; j’y bâtis un assez beau château ; j’ai chez moi la terre et le bois ; le marbre me vient par le lac de Genève. Je me suis fait, dans le plus joli pays de la terre, trois domaines qui se touchent. J’ai arrondi tout d’un coup la terre de Ferney par des acquisitions utiles. Le tout monte à la valeur de plus de dix mille livres de rente, et m’en épargne plus de vingt, puisque ces trois terres défraient presque une maison où j’ai plus de trente personnes, et plus de douze chevaux à nourrir.

 

 

Nave ferar magna an parva, ferar unus et idem.

 

HOR. lib. II, ep. II.

 

 

          Je vivrais très bien comme vous, mon ancien ami, avec cent écus par mois ; mais madame Denis, l’héroïne de l’amitié, et la victime de Francfort, mérite des palais, des cuisiniers, des équipages, grande chère, et beau feu. Vous faites très sagement d’appuyer votre philosophie de deux cents écus de rente de plus.

 

 

 .  .  .  .  .  .  Tractari mollius ætas

Imbecilla volet.

 

HOR. lib. II, sat. II.

 

 

          Et il vous faut :

 

 

.  .   Mundus victus, non deficient crumena.

 

HOR. lib. I, ep. IV.

 

 

          Nous serons plus heureux, vous et moi, dans notre sphère, que des ministres exilés, peut-être même que des ministres en place. Jouissez de votre doux loisir ; mais je jouirai de mes très douces occupations, de mes charrues à semoir, de mes taureaux, de mes vaches.

 

 

.  .  .  .  .  Hanc vitam in terris Saturnus agebat.

 

VIRG. Georg., lib. II.

 

 

          Quel fracas pour le livre de M. Helvétius ! Voilà bien du bruit pour une omelette (1) ! quelle pitié ! Quel mal peut faire un livre lu par quelques philosophes ? J’aurais pu me plaindre de ce livre, et je sais à qui je dois certaine affectation de me mettre à côté de certaines gens (2) ; mais je ne me plains que de la manière dont l’auteur traite l’amitié, la plus consolante de toutes les vertus.

 

          Envoyez-moi, je vous prie, cette abominable justification (3) de la Saint-Barthélemy ; j’ai acheté un ours, je mettrai ce livre dans sa cage. Quoi ! on persécute M. Helvétius, et on souffre des monstres !

 

Je ne connais point Jeanne, je ne sais ce que c’est ; mais je me prépare à mettre en ordre les matériaux qu’on m’envoie de Russie, pour bâtir le monument de Pierre le créateur, et j’aime encore mieux bâtir mon château. Je vous remercie tendrement des cartes de ce malheureux univers. Tuus V.

 

 

1 – Mot de Desbareaux. (G.A.)

 

2 – Helvétius l’avait nommé après Crébillon. (G.A.)

 

3 – Par Caveyrac. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe Gotha.

 

Aux Délices, près de Genève, 25 Décembre (1).

 

 

          Madame, que je plains votre altesse sérénissime, et qu’elle a besoin de toute la sérénité de sa belle âme ! Quoi ! sans cesse entre l’enclume et le marteau ! Obligée de fournir son contingent pour le malheur de son pays, entourée d’Etats dévastés, et n’ayant que des pertes à faire dans une confusion où il n’y a rien à gagner pour elle ! Où est le bel optimisme de Leibniz ? Il est dans votre cœur, et n’est que là.

 

          Le roi de Prusse me mande toujours qu’il est plus à plaindre que moi ; et il a très grande raison. Je jouis de mes ermitages en repos, et il n’a des provinces qu’au prix du sang de mille infortunés. Au milieu des soins cruels qui doivent l’agiter sans cesse, il me paraît bien autrement touché de la mort de sa sœur que de celle de son frère. Votre altesse sérénissime connaissait-elle madame la margrave de Bareith ? Elle avait beaucoup d’esprit et de talents ; je lui étais très attaché, et elle ne s’est pas démentie un moment à mon égard. Vos vertus, votre mérite, vos bontés font ma consolation et mon soutien, après la perte d’une princesse à qui j’avais les plus grandes obligations.

 

          Je la suivrai bientôt ; ma caducité et mes continuelles infirmités ne me permettent pas d’espérer de pouvoir encore me mettre à vos pieds. Quand je saurai que la tranquillité est revenue dans vos Etats, quand j’apprendrai que les horreurs de la guerre n’approchent plus de votre charmante cour, et que le vilain dieu Mars ne trouble plus le séjour des Grâces, alors je m’écrierai, Tout est bien ! avec la grande maîtresse des cœurs.

 

          Je présente mes vœux et mon respect à toute votre auguste famille. Le règne du cardinal de Bernis n’a pas duré longtemps. Tout passe ; la vertu reste : voilà ce qui vous soutient, madame.

 

          Je me mets à vos pieds avec le plus profond et le plus tendre respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Saurin.

 

Aux Délices, 27 Décembre 1758.

 

 

          Ah ! ah ! vous êtes donc de notre tripot (1), et vous faites de beaux vers (2), monsieur le philosophe ? Je vous en félicite, et vous en remercie. Les prêtres d’Isis n’ont pas beau jeu avec vous ; l’archevêque de Memphis vous lâchera un mandement, et les jésuites de Tanis vous demanderont une rétractation. Quelle est donc cette Adèle dont vous parlez ? est-ce qu’il y a eu une Adèle (3) ?

 

          Dites-moi, je vous prie, ce que devient M. Helvétius (4). J’aurais un peu à me plaindre de son livre, si j’avais plus d’amour-propre que d’amitié. Je suis indigné de la persécution qu’il éprouve.

 

          Non seulement l’article (5) en question est imprimé dans la seconde édition des Cramer, mais il a excité la bile des vieux pasteurs de Lausanne. Un prêtre (6) plus prêtre que ceux de Memphis, a écrit un libelle à cette occasion. Les ministres se sont assemblés ; ils ont censuré les trois bons et honnêtes pasteurs que j’avais fait signer en votre faveur ; je les ai tous fait taire (7). Les avoyers de Berne ont fait sentir leur indignation à l’auteur du libelle contre la mémoire de votre illustre père, et nous sommes demeurés, votre honneur et moi, maîtres du champ de bataille. Au reste, je suis devenu laboureur, vigneron, et berger ; cela vaut cent fois mieux que d’être à Paris homme de lettres.

 

          Je vous embrasse du fond de mon tombeau et de mon bonheur.

 

 

1 – La Comédie-Française. (G.A.)

 

2 – Aménophis, jouée en 1750, imprimée en 1758. (G.A.)

 

3 – Adèle de Ponthieu, par La Place, citée par Saurin dans sa préface. (G.A.)

 

4 – Helvétius pensionnait Saurin. (G.A.)

 

5 – L’article SAURIN, dans le Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV. (G.A.)

 

6 – Lervêche. (G.A.)

 

7 – En publiant sa Réfutation. Voyez ARTICLES DE JOURNAUX. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

Aux Délices, 27 Décembre.

 

 

          J’apprends, madame, que votre ami et votre philosophe Formont a quitté ce vilain monde. Je ne le plains pas ; je vous plains d’être privée d’une consolation qui vous était nécessaire. Vous ne manquerez jamais d’amis, à moins que vous ne deveniez muette ; mais les anciens amis sont les seuls qui tiennent au fond de notre être, les autres ne les remplacent qu’à moitié.

 

          Je ne vous écris presque jamais, madame, parce que je suis mort et enterré entre les Alpes et le mont Jura ; mais du fond de mon tombeau, je m’intéresse à vous comme si je vous voyais tous les jours. Je m’aperçois bien qu’il n’y a que les morts d’heureux.

 

          J’entends parler quelquefois des révolutions de la cour, et de tant de ministres qui passent en revue rapidement, comme dans une lanterne magique. Mille murmures viennent jusqu’à moi, et me confirment dans l’idée que le repos est le vrai bien, et que la campagne est le vrai séjour de l’homme.

 

          Le roi de Prusse me mande quelquefois que je suis plus heureux que lui ; il a vraiment grande raison ; c’est même la seule manière dont j’ai voulu me venger de son procédé avec ma nièce et avec moi. La douceur de ma retraite, madame, sera augmentée, en recevant une lettre que vous aurez dictée ; vous m’apprendrez si vous daignez toujours vous souvenir d’un des plus anciens serviteurs qui vous restent.

 

          Vous voyez, sans doute, souvent M. le président Hénault ; l’estime véritable et tendre que j’ai toujours eue pour lui me fait souhaiter passionnément qu’il ne m’oublie pas.

 

          Je ne vous reverrai jamais, madame ; j’ai acheté des terres considérables autour de ma retraite ; j’ai agrandi mon sépulcre. Vivez aussi heureusement qu’il est possible ; ayez la bonté de m’en dire des nouvelles. Vous êtes-vous fait lire le Père de Famille ? cela n’est-il pas bien comique ? Par ma foi, notre siècle est un pauvre siècle auprès de celui de Louis XIV ; mille raisonneurs, et pas un seul homme de génie ; plus de grâces, plus de gaieté ; la disette d’hommes en tout genre fait pitié. La France subsistera ; mais sa gloire, mais son bonheur, son ancienne supériorité…, qu’est-ce que tout cela deviendra ?

 

          Digérez, madame, conversez, prenez patience, et recevez, avec votre ancienne amitié, les assurances tendres et respectueuses de l’attachement du Suisse VOLTAIRE.

 

 

 

 

1758 - Partie 24

 

 

Commenter cet article