CONNAISSANCE DE LA POESIE ET DE L'ELOQUENCE - Fable

Publié le par loveVoltaire

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CONNAISSANCE DE LA POÉSIE

 

 ET

 

DE L’ÉLOQUENCE

 

 

 

 

 

FABLE.

 

 

 

 

          Au lieu de commencer ici par des morceaux détachés qui peuvent servir d’exemples, je commencerai par observer que les Français sont le seul peuple moderne chez lequel on écrit élégamment des fables.

 

          Il ne faut pas croire que toutes celles de La Fontaine soient égales. Les personnes de bon goût ne confondront point la fable des deux Pigeons, Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre, avec celle qui est si connue, La cigale ayant chanté tout l’été ; ou avec celle qui commence ainsi, Maître corbeau sur un arbre perché. Ce qu’on fait apprendre par cœur aux enfants est ce qu’il y a de plus simple et non pas de meilleur ; les vers mêmes qui ont le plus passé en proverbe ne sont pas toujours les plus dignes d’être retenus. Il y a incomparablement plus de personnes dans l’Europe qui savent par cœur J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon, et beaucoup de pareils vers, qu’il n’y en a qui aient retenu ceux-ci :

 

 

Pour paraître honnête homme en un mot, il faut l’être.

Il n’est point ici-bas de moisson sans culture.

Celui-là fait le crime à qui le crime sert.

Tout empire est tombé, tout peuple eut ses tyrans.

Tel brille au second rang qui s’éclipse au premier.

C’est un poids bien pesant qu’un nom trop tôt fameux.

Nous ne vivons jamais, nous attendons la vie.

Le crime a ses héros, l’erreur à ses martyrs.

La douleur est un siècle et la mort un moment (1).

 

 

          Tous ces vers sont d’un genre très supérieur à J’appelle un chat un chat ; mais un proverbe bas est retenu par le commun des hommes plus aisément qu’une maxime noble : c’est pourquoi il faut bien prendre garde qu’il y a des choses qui sont dans la bouche de tout le monde sans avoir aucun mérite ; comme ces chansons triviales qu’on chante sans les estimer, et ces vers naïfs et ridicules de comédie qu’on cite sans les approuver :

 

 

Entendez-vous, bailli, ce sublime langage ?

Si vous ne m’entendez, je vous aime autant sourd (2).

 

 

          Et cent autres de cette espèce.

 

          C’est particulièrement dans les fables de La Fontaine qu’il faut discerner soigneusement ces vers naïfs, qui approchent du bas, d’avec les naïvetés élégante dont cet aimable auteur est rempli

 

 

La fourmi n’est pas prêteuse.

 

Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.

 

 

          Cela est passé en proverbe. Combien cependant ces proberbes sont-ils au-dessous de ces maximes d’un sens profond qu’on trouve en foule dans le même auteur !

 

 

Des enfants de Japet toujours une moitié

Fournira des armes à l’autre.

 

Plutôt souffrir que mourir ;

C’est la devise des hommes.

 

Il n’est pour voir que l’œil du maître.

Quant à moi j’y mettrais encor l’œil de l’amant.

 

Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous.

 

 

          Je ne connais guère de livre plus rempli de ces traits qui sont faits pour le peuple, et de ceux qui conviennent aux esprits les plus délicats ; aussi je crois que de tous les auteurs La Fontaine est celui dont la lecture est d’un usage plus universel. Il n’y a que les gens un peu au fait de l’histoire, et dont l’esprit est très formé, qui lisent avec fruit nos grands tragiques, ou la Henriade. Il faut avoir déjà une teinture de belles-lettres pour se plaire à l’Art poétique ; mais La Fontaine est pour tous les esprits et pour tous les âges (3).

 

          Il est le premier, en France, qui ait mis les fables d’Esope en vers. J’ignore si Esope eut la gloire de l’invention ; mais La Fontaine a certainement celle de l’art de conter. C’est la seconde ; et ceux qui l’ont suivi n’en ont pas acquis une troisième ; car non-seulement la plupart des fables de La Motte-Houdard sont prises, ou de Pilpay, ou du dictionnaire d’Herbelot, ou de quelques voyageurs, ou d’autres livres ; mais encore toutes sont écrites en général d’un style un peu forcé. Il avait beaucoup d’esprit ; mais ce n’est pas assez pour réussir dans un art : aussi tous ses ouvrages en tous les genres ne s’élèvent guère, communément, au-dessus du médiocre. Il y a dans la foule quelques beautés et des traits fort ingénieux ; mais presque jamais on n’y remarque cette chaleur et cette éloquence qui caractérisent l’homme d’un vrai génie, encore moins ce beau naturel qui plaît tant dans La Fontaine. Je sais que tous les journaux, tous les Mercures, les feuilles hebdomadaires qu’on fait alors, ont retenti de ses louanges ; mais il y a longtemps qu’on doit se défier de tous ces éloges. On sait assez tous les petits artifices des hommes pour acquérir un peu de gloire. On se fait un parti ; on loue afin d’être loué ; on engage dans ses intérêts les auteurs des journaux ; mais bientôt il se forme par la voix du public un arrêt souverain, qui n’est dicté que par le plus ou le moins de plaisir qu’on a en lisant, et cet arrêt est irrévocable.

 

          Il ne faut pas croire que le public ait eu un caprice injuste, quand il a réprouvé dans les fables de M. de La Motte des naïvetés qu’il paraît avoir adoptées dans La Fontaine. Ces naïvetés ne sont point les mêmes. Celles de La Fontaine lui échappent, et sont dictées par la nature même. On sent que cet auteur écrivait dans son propre caractère, et que celui qui l’imite en cherchait un. Que La Fontaine appelle un chat, qui est pris pour juge, sa majesté fourrée, on voit bien que cette expression est venue se présenter sans effort à son auteur ; elle fait une image simple, naturelle, et plaisante ; mais que La Motte appelle un cadran un greffier solaire, vous sentez là une grande contrainte avec peu de justesse. Le cadran serait plutôt le greffe que le greffier. Et combien d’ailleurs cette idée de greffier est-elle peu agréable ! La Fontaine fait dire élégamment au corbeau par le renard :

 

 

Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.

 

 

          La Motte appelle une rave, un phénomène potager. Il est bien plus naturel de nommer phénix un corbeau qu’on veut flatter que d’appeler une rave un phénomène. La Motte appelle cette rave un colosse. Que ces mots de colosse et de phénomène sont mal appliqués à une rave, et que tout cela est bas et froid !

 

          Je sais bien qu’il est nécessaire d’avoir une connaissance un peu fine de notre langue pour bien distinguer ces nuances ; mais j’ai vu beaucoup d’étrangers qui ne s’y méprenaient pas : tant le naturel a de beauté, et tant il se fait sentir ! Je me souviens qu’un jour, étant à une représentation de la tragédie d’Inès avec le jeune comte de Sinzendorf, il fut révolté à ce vers :

 

 

Vous me devez, seigneur, l’estime et la tendresse (4).

 

 

          Il me demanda si on disait, j’ai pour vous l’estime, et s’il ne fallait pas absolument dire j’ai pour vous de l’estime. Je fus surpris de cette remarque, qui était très juste. Cela me fit lire depuis Inès avec beaucoup d’attention, et j’y trouvai plus de deux cents fautes contre la langue ; mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler.

 

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1 – Vers de Boileau, de Voltaire et de Gresset. (G.A.)

 

2 – Scarron, Don Jophet d’Arménie. (G.A.)

 

3 – Voyez sur La Fontaine, la Lettre à M. de la Visclide. (G.A.)

 

4 –

Madame, il est enfin digne que la princesse

Lui donne, avec sa main, l’estime et la tendresse.

 

                                                       Acte I, sc. III.

 

 

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