CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 6

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Photo de PAPAPOUSS

 

(ISLANDE)

 

 

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

A Prangins, 27 Février 1755 (1).

 

 

          Mon cher Orosmane, venez à Dijon, où l’on vous admire, et de là dans une maison où l’on vous chérit. Si vous voulez que j’écrive à M. le maréchal de Richelieu pour vous faire obtenir un congé, je hasarderai ma faible recommandation et madame Denis y ajoute la sienne, qui n’est pas faible.

 

          J’aimerai jusqu’au dernier moment le spectacle de Paris qui fait le plus d’honneur à la nation ; mais je vous aimerai encore davantage. Faites mes compliments. Je vous en prie, à tous vos camarades. J’ai lu le Triumvirat ; j’y ai trouvé de belles choses. Ce n’est point M. de Crébillon qui a quatre-vingt ans, c’est moi ; car c’est la maladie qui fait la vieillesse et qui détruit les talents ; mais rien ne détruit mon goût pour les talents des autres, et surtout pour ceux que vous possédez. Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur, je vous embrasse tendrement.

 

 

P.S. – Pour moi qui me porte bien, monsieur, je trouve le Triumvirat détestable ; mais je meurs d’envie de vous voir, aussi bien que mon oncle. Je suis fort flattée de votre souvenir. Venez voir le malade et sa garde ; vous serez reçu avec le plus grand plaisir du monde, et mon oncle n’aura peut-être pas le cœur assez dur pour vous laisser partir les mains vides. On a beau essayer de persuader au public que mon oncle avait fait le Triumvirat, celui de Crébillon n’en a pas paru meilleur. Quelle folie de répandre de pareils bruits !

 

Adieu, monsieur ; allez à Dijon vous faire admirer, et venez nous voir : nous aimons autant votre personne que vos talents. DENIS.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Polier de Bottens.

 

A Prangins, 28 Février 1755.

 

 

          Je me félicite, monsieur, d’être enfin votre voisin, et je vous demande mille pardons, aussi bien qu’à M. de Brenles, de n’être pas venu chez vous deux, vous remercier de m’avoir fait Lausannois ; mais j’étais si malade, j’avais si peu de temps ; et j’étais si occupé des préparatifs de mon bonheur, que je n’ai pas eu un instant dont je pusse disposer. J’attends avec impatience le moment où je pourrai être votre diocésain ; si je ne peux vous entendre à l’église, je vous entendrai à table. Nous parlerons à mon retour, de la proposition que vous avez eu la bonté de me faire sur Bottens. Oserais-je vous prier, monsieur, de m’honorer de vos bontés auprès de mademoiselle de Bressonaz, de lui présenter mes respects, et de lui dire combien je m’intéresse à tout ce qui la touche ? Je fis un effort, en partant, pour grimper au château de votre bailli ; de là il fallut aller à Prélaz, essayer de conclure un marché pour madame de Bentinck (1). Elle est digne d’être votre diocésaine, et je vous réponds qu’elle vous donnera la préférence sur le célèbre Saurin (2), de La Haye.

 

          Adieu, monsieur ; si je ne crois pas absolument en Calvin, je crois en vous, et je vous suis attaché pour toute ma vie.

 

          C’est de tout mon cœur.

 

 

1 – La même que Voltaire avait connue à Berlin. (G.A.)

 

2 – Elie Saurin, mort en 1703. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le conseiller Tronchin.

 

Délices, 5 Mars 1755 (1).

 

          Les eaux du Rhône, monsieur, ne sont pas aussi dangereuses qu’on me l’avait dit ; celles de la mer Atlantique et de la mer du Sud le sont un peu davantage. Je ne leur confierai plus mon bien ; mais je me tiens très heureux sur terre dans notre acquisition commune des Délices.

 

          Voilà donc les Anglais qui vont prendre nos vaisseaux ; si cela est, je renvoie mes maçons et mes charpentiers. Pourquoi des nations commerçantes se font-elles la guerre ? Elles y perdent l’une et l’autre. Il est honteux que les négociants de tous les pays n’aient pu établir entre eux la neutralité, comme faisaient autrefois les villes anséatiques. Il faudrait laisser les rois se battre avec leurs grands diables de soldats, et que le reste du monde se mît enfin à être raisonnable.

 

 

1 – C’est la première lettre datée des Délices. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices (1), près de Genève, 8 Mars 1755.

 

 

          Mes Délices sont un tombeau, mon cher et respectable ami. Nous voilà, ma garde-malade et moi, sur les bords du lac de Genève et du Rhône ; je mourrai du moins chez moi. Il est vrai qu’il serait assez agréable de vivre dans une maison charmante, commode, spacieuse, entourée de jardins délicieux ; mais j’y vivrai sans vous, mon cher ange, et c’est être véritable exilé. Notre établissement nous coûte beaucoup d’argent et beaucoup de peines. Je ne parle qu’à des maçons, à des charpentiers, à des jardiniers ; je fais déjà tailler mes vignes et mes arbres. Je m’occupe à faire des basses-cours. Vous croirez, sur cet exposé, que j’ai abandonné votre Orphelin ; ne me faites pas cette cruelle injustice. Vous aurez vos cinq magots chinois incessamment, et tout ce que je vous ai promis. J’ai travaillé autant que l’a permis ma déplorable santé. Si vous l’ordonnez, le tout partira à l’adresse de M. de Chauvelin, l’intendant des finances, à votre premier ordre. Si vous voulez me donner jusqu’à Pâques, j’aurai encore peut-être le temps de limer, et l’envie de vous plaire pourra m’inspirer. Je ne vous parlerai plus de Lambert quoique sa négligence m’embarrasse ; je ne vous parlerai que de Gengis ; c’est Arlequin poli par l’amour (2). C’est plutôt le Cimon de Boccace et de La Fontaine.

 

 

Chimon aima, puis devint honnête homme. (La Court. Amour.)

 

 

          Voilà le sujet de la pièce. Vous aviez raison de découvrir cinq actes dans mes trois. Le germe y était ; reste à savoir si cette tragédie aura la sève et le montant d’Alzire ; non assurément. J’y ai fait tout ce que le sujet et ma faiblesse comportent ; mais ce n’est pas assez de faire bien, il faut être au goût du public ; il faut intéresser les passions de ses juges, remuer les cœurs, et les déchirer. Mes Tartare tuent tout, et j’ai peur qu’ils ne fassent pleurer personne.

 

          Laissons d’abord passer toutes les mauvaises pièces qui se présenteront ; ne nous pressons point, et tâchons que dans l’occasion on dise : Cela est bien ; et s’il était parmi nous, cela serait encore mieux.

 

 

In qua scribebat barbara terra fuit.

 

OVID., Trist., III, eleg, I.

 

 

          Consolez-moi, mon cher ange, en m’apprenant que vous êtes heureux, vous et les vôtres. Je baise toujours le bout des ailes de tous les anges.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Pièce de Marivaux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Aux Délices, 24 Mars 1755 (1).

 

 

          Je reçois dans le moment votre lettre de Dijon, du 18 Mars. J’envoie ma réponse à Lyon, mon cher ami, chez mademoiselle Destouches (2). Vous allez sans doute recueillir à Lyon autant d’applaudissements et d’honoraires qu’à Dijon. Si, après cela, vous avez le courage de venir chez moi, il faut que vous ayez encore celui d’y être très mal logé et très mal couché. Mes Délices sont sens dessus dessous. Je suis entouré d’ouvriers qui m’occupent du matin au soir. Vous me verrez devenu maçon, charpentier, jardinier ; il n’y a que vous qui puissiez me rendre à mon premier métier. Vous ferez aisément le voyage de Lyon à Genève, par les voitures publiques. Ma maison est précisément à la porte de Genève, et je vous enverrai un carrosse qui vous prendra en chemin, le jour de votre arrivée. Vous n’aurez qu’à m’instruire du jour auquel la voiture publique se rend à Genève ; mon ermitage est précisément sur le chemin qui conduit de Lyon à cette ville. Vous n’aurez pas la peine d’entrer dans Genève pour venir chez moi.

 

          Si mon carrosse ne vous rencontrait pas en chemin, vous n’aurez qu’à dire au voiturier d’arrêter à Saint-Jean, à deux cents pas de la porte de Genève.

 

          Nous vous faisons, madame Denis et moi les plus tendres compliments.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

          Je ne suis pas à Prangins ; songez bien que je suis chez moi, aux Délices, à Saint-Jean, aux portes de Genève, et que la maison méritera son nom, quand vous y serez.

 

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Directrice du théâtre de Lyon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, le 24 Mars 1755.

 

 

          Je ne vous ai point écrit, mon ancien ami, depuis longtemps ; je me suis fait maçon, charpentier, jardinier ; toute ma maison est renversée ; et, malgré tous mes efforts, je n’aurai pas de quoi loger tous mes amis comme je voudrais. Rien ne sera prêt pour le mois de mai ; il faudra absolument que nous passions deux mois à Prangins, avec madame de Fontaine, avant qu’on puisse habiter mes Délices. Ces Délices sont à présent mon tourment. Nous sommes occupés, madame Denis et moi, à faire bâtir des loges pour nos amis et pour nos poules. Nous faisons faire des carrosses et des brouettes ; nous plantons des orangers et des oignons, des tulipes et des carottes ; nous manquons de tout ; il faut fonder Carthage. Mon territoire n’est guère plus grand que celui de ce cuir de bœuf  qu’on donna à la fugitive Didon. Mais je ne l’agrandirai pas de même. Ma maison est dans le territoire de Genève, et mon pré dans celui de France. Il est vrai que j’ai à l’autre bout du lac une maison qui est tout à fait en Suisse ; elle est aussi un peu bâtie à la suisse. Je l’arrange en même temps que mes Délices ; ce sera mon palais d’hiver, et la cabane où je suis à présent sera mon palais d’été.

 

          Prangins est un véritable palais ; mais l’architecte de Prangins a oublié d’y faire un jardin, et l’architecte des Délices a oublié d’y faire une maison. Ce n’est point un Anglais qui a habité mes Délices, c’est le prince de Saxe-Gotha. Vous me demanderez comment ce prince a pu s’accommoder de ce bouge ; c’est que ce prince était alors un écolier, et que, d’ailleurs, les princes n’ont guère à donner des chambres d’amis.

 

          Je n’ai trouvé ici que de petits salons, des galeries, et des greniers ; pas une garde-robe. Il est aussi difficile de faire quelque chose de cette maison que des livres et des pièces de théâtre qu’on nous donne aujourd’hui.

 

          J’espère cependant que, à force de soins, je me ferai un tombeau assez joli. Je voudrais vous engraisser dans ce tombeau, et que vous y fussiez mon vampire.

 

          Je conçois que la rage de bâtir ruine les princes aussi bien que les particuliers. Il est triste que le duc de Deux-Ponts (1) ôte à son agent littéraire ce qu’il donne à ses maçons. Je vous conseillerais, pour vous remplumer, de passer un an sur notre lac ; vous y seriez alimenté, désaltéré, rasé, porté (2) de Prangins aux Délices, des Délices à Genève, à Morges, qui ressemble à la situation de Constantinople, à Monrion, qui est ma maison près de Lausanne ; vous y trouveriez partout bon vin et bon visage d’hôte ; et, si je meurs dans l’année, vous ferez mon épitaphe. Je tiens toujours qu’il faudrait que M. de Prangins vous amenât avec madame de Fontaine, à la fin de mai. Je viendrais vous joindre à Prangins dès que vous y seriez, et je me chargerais de votre personne pour tout le temps que vous voudriez philosopher avec nous. Ne repoussez donc pas l’inspiration qui vous est venue de revoir votre ancien ami.

 

          On m’a envoyé quelques fragments de la Pucelle qui courent Paris ; ils sont aussi défigurés que mon Histoire générale.

 

          On estropie tous mes enfants ; cela fait saigner le cœur.

 

          J’attends Lekain ces jours-ci, nous le coucherons dans une galerie, et il déclamera des vers aux enfants de Calvin. Leurs mœurs se sont fort adoucies ; ils ne brûleraient pas aujourd’hui Servet, et ils n’exigent point de billets de confession.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur, et prends beaucoup plus d’intérêt à vous qu’à toutes les sottises de Paris, qui occupent si sérieusement la moitié du monde.

 

 

1 – Chrétien IV, mort en 1775. (G.A.)

 

2 – Voyez Regnard, le Joueur, acte III, scène IV. (G.A.)

 

1755 - Partie 6

 

 

 

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