CORRESPONDANCE - Année 1750 - Partie 6

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à M. le comte d’Argental.

A Compiègne, ce 26 Juin 1750. (1)

 

 

Pourquoi suis-je ici ? pourquoi vais-je plus loin ? pourquoi vous ai-je quittés, mes chers anges ? Vous n’êtes point mes gardiens, puisque me voilà livré au démon des voyages ;

 

 

.  .  .  .  .  .  .   video meliora, proboque,

Deteriora sequor .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

OVID., Metam., lib. VII.

 

 

M. le duc d’Aumont vous écrit sans doute aujourd’hui que Lekain aura son ordre (2) quand il voudra. Je conseille à madame Denis de lui faire réciter Hérode, Titus, et Zamore, de le faire crier à tue-tête dans des endroits de débit, où sa voix est toujours, jusqu’à présent, faible et sourde. C’est peut-être le défaut le plus essentiel et le plus difficile à corriger. Je voudrais bien qu’il jouât un jour Cicéron. J’espère que je ferai quelque chose d’Aurélie ; mais je me saurai toujours bon gré de n’en avoir pas fait un personnage aussi important que le consul Catilina et César. Elle ne peut avoir que la quatrième place. Les femmes trouveront cela bien mauvais ; mais ma pièce n’est guère française, elle est romaine. Vous me jugerez à mon retour. Condamnez, si vous voulez, mon travail, mais pardonnez à mon voyage, et obtenez-moi l’indulgence de M. de Choiseul et de M. l’abbé de Chauvelin. Mes chers anges, ne me grondez point ; il me suffit de mes remords. Si vous avez des ordres à me donner, envoyez-les chez moi ; on les fera tenir à votre errante créature.

 

 

1 – Où était la cour. Il était allé demander la permission de partir. (G.A.)

 

2 – Lekain débuta à la Comédie le 14 Septembre. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Darget.

A Clèves, 2 Juillet 1750.

 

Un pauvre malade errant se recommande à vous, monsieur : Frédéric-le-Grand m’a ordonné de venir, et mon âme a commandé à mon corps de marcher. Je ne sais où est le roi ; mais si je dois être quelque temps à Berlin, comme dans mes précédents voyages, je vous supplie de vouloir bien me faire trouver quelque logement, pour moi, et pour trois personnes. Le plaisir de vous embrasser me fera oublier mes maux. Je crois que mon cher d’Arnaud sera bien étonné de me voir courir la poste, lui qui ne m’a vu qu’en robe de chambre et en bonnet de nuit. Il faut mettre cette entreprise au rang des prodiges du roi. Vous ne sauriez croire le plaisir que j’ai de faire pour lui des choses extraordinaires. Tout chétif que je suis, j’ai fait paraître chez moi, à Paris, sur mon petit théâtre, Cicéron et César. Je vais voir un homme qui les représente tous deux sur le théâtre du monde, et je vous envie le bonheur d’être toujours auprès de lui.

 

J’embrasse mon cher d’Arnaud, et je veux qu’il vous engage à m’aimer un peu. Puissé-je arriver immédiatement après ce billet, et vous assurer au plus tôt de tous les sentiments que vous m’avez déjà inspirés, et que vous fortifierez encore : Je supprime pour jamais les inutiles formules, car je vous aime de tout mon cœur.

 

Cette lettre ne partira que le 3 ; c’est encore un jour de perdu.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

A Potsdam, ce 24 Juillet 1750.

 

 

          Mes divins anges, je vous salue du ciel de Berlin ; j’ai passé par le purgatoire pour y arriver. Une méprise m’a retenu quinze jours à Clèves, et malheureusement ni la duchesse de Clèves ni le duc de Nemours (1) n’étaient plus dans le château. Les ordres du roi pour les relais ont été arrêtés quinze jours entiers ; j’aurais dû consacrer ces quinze jours à Aurélie, et je ne les ai employés qu’à me donner des indigestions. Je vous fais ma confession, mes anges. Enfin me voici dans ce séjour autrefois sauvage, et qui est aujourd’hui aussi embelli par les arts qu’ennobli par la gloire. Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et Muses, trompettes et violons, repas de Platon, société, et liberté : Qui le croirait ? Tout cela pourtant est très vrai, et tout cela ne m’est pas plus précieux que nos petits soupers. Il faut avoir vu Salomon dans sa gloire ; mais il faut vivre auprès de vous, avec M. de Choiseul et M. l’abbé de Chauvelin. Que cette lettre, je vous en prie, soit pour eux ; qu’ils sachent à quel point je les regrette, même quand j’entends Frédéric-le-Grand. Je suis tout honteux d’avoir ici l’appartement de M. le maréchal de Saxe. On a voulu mettre l’historien dans la chambre du héros.

 

 

A de pareils honneurs, je n’ai point dû m’attendre ;

Timide, embarrassé, j’ose à peine en jouir.

Quinte-Curce lui-même aurait-il pu dormir,

S’il eût osé coucher dans le lit d’Alexandre ?

 

 

          Mais dans quel lit couchez-vous, vous autres ? Est-ce auprès du bois de Boulogne ? est-ce à Plombières ? est-ce à Paris ? Madame d’Argental a-t-elle eu besoin des eaux ? Il y a un mois que j’ignore ce que j’ai le plus d’envie de savoir. On m’a mandé que l’Esprit et le sentiment (2) de madame de Graffigni avait réussi. Ma troupe (3) a joué chez moi Jules César. Mais je ne sais point ce que font mes anges ; j’ai attendu, pour leur écrire, que je fusse un peu stable, et que je pusse recevoir de leurs nouvelles. J’en attends avec la double impatience de l’absence et de l’amitié.

 

          Adieu, mes anges ; mon Frédéric-le-Grand fait un peu de tort à Aurélie (4). Il prend mon temps et mon âme. La caverne d’Euripide vaut mieux, pour faire une tragédie, que les agréments d’une cour. Les devoirs et les plaisirs sont les ennemis mortels d’un si grand ouvrage.

 

          Conservez-moi tous des bontés qui me feront adorer votre société, et chérir poemata tragica et omnes has nugas, jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

1 – Allusion au roman de la Princesse de Clèves. (G.A.)

 

2 – Cénie, comédie en cinq actes, jouée le 25 Juin. (G.A.)

 

3 – Sa troupe d’amateurs, qui jouait dans son hôtel de la rue Traversière. (G.A.)

 

4 – Rome sauvée. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

A Potsdam, le 1er Août 1750.

 

 

          Je mérite votre souvenir, monsieur, par mon tendre attachement ; mais Aurélie n’est pas encore digne de Catilina. Comment voulez-vous que je fasse ? Trouver tous les charmes de la société dans un roi qui a gagné cinq batailles ; être au milieu des tambours, et entendre la lyre d’Apollon ; jouir d’une conversation délicieuse, à quatre cents lieues de Paris ; passer ses jours, moitié dans les têtes, moitié dans les agréments d’une vie douce et occupée, tantôt avec Frédéric-le-Grand, tantôt avec Maupertuis ; tout cela distrait un peu d’une tragédie.

 

          Nous aurons dans quelques jours à Berlin un carrousel digne en tout de celui de Louis XIV ; on y accourt des bouts de l’Europe ; il y a même des Espagnols. Qui aurait dit, il y a vingt ans, que Berlin deviendrait l’asile des arts, de la magnificence, et du goût ? Il ne faut qu’un homme pour changer la triste Sparte en la brillante Athènes. Tout cela doit exciter le génie ; mais tout cela dissipe et prend du temps. Il me faudrait un recueil extrême. J’ai ici trop de plaisir.

 

          Je vous recommande Hérode (1) et le Duc d’Alençon ; je les mets, avec mon petit théâtre, sous votre protection. Si vous voyez César (2), dites-lui, je vous en supplie, à quel point je lui suis dévoué. Je ne veux pas le fatiguer de lettres. Moins je lui écris, plus il doit être content de moi.

 

          Adieu, digne successeur de Baron (3). Il n’y a que votre aimable commerce qui soit au-dessus de votre déclamation. Conservez-moi votre amitié ; je vous serai bien tendrement attaché toute ma vie.

 

 

1 – Mariamne. (G.A.)

 

2 – Le marquis d’Adhémar. Voyez la lettre à madame Denis du 11 Août. (G.A.)

 

3 – Thibouville avait joué dans Rome sauvée le rôle de Catilina. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Fontaine.

Potsdam, le 7 Août 1750.

 

          Je vous jure, ma chère Atide (1), que vous n’avez été oubliée ni dans mes lettres, ni dans mon cœur. J’ai souvent recommandé Atide à Zulime (2), et je suis aussi fâché que Ramire le serait d’être parti sans vous. Le hasard, dont je reconnais de plus en plus l’empire, nous a bien soudainement dispersés. Je vous ai quittée dans le temps que je vous aimais le mieux ; vous êtes assurément aussi aimable dans la société que dans le rôle d’Atide ou de madame la comtesse de Pimbesche. Vous m’affligez de me dire que vos beaux yeux noirs ne sont pas accompagnés de joues rebondies, et que le lait ne vous a pas engraissée. Si un régime aussi austère que le vôtre ne vous a pas rendu la santé, que faire donc ? Nous sommes donc destinés, vous et moi, à souffrir ? Je n’ai rien à dire à la Providence, quand elle fait naître des arbres rabougris, et qu’elle fait périr les boutons à fruit. Qu’elle traite comme elle voudra les êtres insensibles ; mais nous donner à nous, êtres sensibles, le sentiment de la douleur pendant toute notre vie, en vérité cela est trop fort.

 

          Le palais de Sans-Souci a beau être aussi joli que celui de Trianon, le héros de l’Allemagne a beau être aussi charmant que vous dans la Société, me combler des attentions les plus touchantes, cultiver avec moi les beaux-arts, qu’il idolâtre, et descendre vers moi chétif d’un assez beau trône, en ai-je moins la colique tous les matins ? J’ai passé ici des jours délicieux, et l’on va donner à Berlin des fêtes qui pourront bien égaler les plus belles de Louis XIV ; mais il n’y a que les gens bien sains qui jouissent de tout cela. Nous autres, ma chère nièce, nous n’avons que les ombres du plaisir.

 

          Mandez-moi, je vous en prie, si votre santé va un peu mieux à présent, et si d’ailleurs vous êtes heureuse autant qu’on peut l’être avec un mauvais estomac. Embrassez pour moi votre frère (3) ; je songe à lui plus qu’il ne pense. Mes compliments à M. de Fontaine, et ne m’oubliez pas avec vos amis.

 

 

1 – Rôle que madame de Fontaine avait joué plusieurs fois dans Zulime. (K.)

 

2 – Madame Denis. (G.A.)

 

3 – L’abbé Mignot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

A Potsdam, ce 7 Août 1750.

 

          Mes divins anges, votre Sans-Souci est donc à Neuilly ? vous avez moins de colonnes de marbre, moins de balustrades de cuivre doré ; votre salon, quelque beau qu’il soit, n’a pas une coupole magnifique, le roi très chrétien ne vous a pas envoyé des statues dignes d’Athènes, et vous n’avez pas même encore pu réussir à vous défaire de vos bustes (1). Avec tout cela, je tiens que Neuilly vaut encore Sans-Souci ; mais je détesterai Neuilly et votre bois de Boulogne si madame d’Argental n’y retrouve pas la santé, si M. de Choiseul ne soupe pas à fond, si M. le Coadjuteur (2) a mal à la poitrine. Je vous passe, à vous, une indigestion. Heureux les gens qui ne sont malades que quand ils veulent !

 

          Tout ce que j’apprends des spectacles de Paris fait que je ne regrette que Neuilly et mon petit théâtre. Le mauvais goût a levé l’étendard dans Paris. Vous en avez encore pour quelques années ; c’est une maladie épidémique qui doit avoir son cours, et l’on ne reviendra au bon que quand vous serez fatigués du mauvais. La profusion vous a perdus ; l’excès de l’esprit a égaré, dans presque tous les genres, le talent et le génie ; et la protection donnée à Catilina (3) a achevé de tout perdre. J’avoue que les Prussiens ne font pas de meilleures tragédies que nous ; mais vous aurez bien de la peine à donner pour les couches de madame la dauphine un spectacle aussi noble et aussi galant que celui qu’on prépare à Berlin. Un carrousel composé de quatre quadrilles nombreuses, carthaginoises, persanes, grecques et romaines, conduites par quatre princes qui y mettent l’émulation de la magnificence, le tout à la clarté de vingt mille lampions qui changeront la nuit en jour ; les prix distribués par une belle princesse (4), une foule d’étrangers qui accourent à ce spectacle, tout cela n’est-il pas le temps brillant de Louis XIV qui renaît sur les bords de la Sprée ? Joignez à cela une liberté entière que je goûte ici, les attentions et les bontés inexprimables du vainqueur de la Silésie, qui porte tout son fardeau de roi depuis cinq heures du matin jusqu’à dîner, qui donne absolument le reste de la journée aux belles-lettres, qui daigne travailler avec moi trois heures de suite, qui soumet à la critique son grand génie, et qui est à souper le plus aimable des hommes, le lien et le charme de la société. Après cela, mes anges, rendez-moi au-dessus de ce que je vois ici. Je ne vous parlerai point aujourd’hui d’Aurélie, et des éditions de mes œuvres dont on me menace encore de tous côtés. J’apprends du roi de Prusse à corriger mes fautes. Le temps que je ne passe pas auprès de lui, je le mets à travailler sans relâche autant que ma santé le permet. O sages habitants de Neuilly, conservez-moi une amitié plus précieuse pour moi que toute la grandeur d’un roi plein de mérite ! Mon âme se partage entre vous et Frédéric-le-Grand.

 

 

1 – Voyez une lettre à d’Argental du 12 Juillet 1740. (G.A.)

 

2 – L’abbé Chauvelin. (G.A.)

 

3 – Le Catilina de Crébillon, qui fut imprimé au Louvre. (G.A.)

 

4 – La princesse Amélie. (G.A.)

 

CORRESPONDANCE - 1750 - Partie 6

 

 

 

 

 

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