CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1750 - Partie 70

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266 – DU ROI

 

 

Potsdam, le 26 Juin 1750.

 

 

Vieux palefrois de nos rouliers,

Volez, rétives haridelles,

Devenez de fameux coursiers,

De Pégase empruntez les ailes ;

Les beaux chevaux du dieu du jour

Vous ont cédé leur ministère ;

Vous conduirez le dieu, son frère,

De Versailles à cette cour.

 

Que Rabican, que Paragon

Seraient piqués de jalousie

S’ils voyaient que dans ce canton

Fringants, à force réunie,

Vous mènerez de l’Hélicon

Le dieu du goût et du génie.

Vos destins seront glorieux ;

Ce dieu, sentant son âme émue,

Vous délivrant de la charrue,

Daignera vous placer aux cieux.

 

L’astronome à quelque heure indue,

De sa lunette à longue vue

Examinant le firmament,

Frappé d’extase en vous voyant,

Pourra penser assurément

Que la lunette a la berlue.

 

 

 

Voilà ce que j’ai dit aux chevaux qui auront l’honneur de vous conduire. On dit que la langue allemande est faite pour parler aux bêtes, et, en qualité de poète de cette langue, j’ai cru ma muse plus propre à haranguer vos chevaux de poste qu’à vous adresser ses accents. Vous êtes à présent armé de toutes pièces, de voiture, de passeport, et de tout ce qu’il faut à un homme qui veut se rendre de Paris à Berlin ; mais je crains que vous ne soyez prodigue de votre temps à Paris, et chiche de vos minutes à Berlin. Venez donc promptement, et souvenez-vous qu’un plaisir fait de bonne grâce acquiert un double mérite. FÉDÉRIC

 

 

 

 

 

267 – DE VOLTAIRE

 

A Compiègne, le 26 Juin 1750.

 

 

Ainsi dans vos galants écrits,

Qui vont courant toute la France,

Vous flattez donc l’adolescence

De ce d’Arnaud que je chéris,

Et lui montrez ma décadence (1).

Je touche à mes soixante hivers

Mais si tant de lauriers divers

Ombragent votre jeune tête (2),

Grand homme, est-il donc bien honnête

De dépouiller mes cheveux blancs

De quelques feuilles négligées,

Que déjà l’Envie et le Temps

Ont, de leurs détestables dents,

Sur ma tête à demi rongées ?

 

Quel diable de Marc-Antonin !

Et quelle malice est la vôtre !

Egratignez-vous d’une main,

Lorsque vous protégez de l’autre (3) ?

Croyez, s’il vous plaît, que mon cœur,

En dépit de mes onze lustres,

Sent encor la plus noble ardeur

Pour le premier des rois illustres (4).

Bientôt nos beaux jours sont passés.

L’esprit s’éteint, le temps l’accable ;

Les sens languissent émoussés,

Comme des convives lassés

Qui sortent tristement de table.

Mais le cœur est inépuisable,

Et c’est vous qui le remplissez (5).

 

 

Je ne suis à Compiègne, sire, que pour demander au plus grand roi du midi la permission d’aller me mettre aux pieds du plus grand roi du nord ; et les jours que je pourrai passer auprès de Frédéric-le-Grand seront les plus beaux de ma vie. Je pars de Compiègne après-demain. Je suis exact ; je compte les heures, elles seront longues de Compiègne à Sans-Souci. Il y a cent mille sots qui ont été à Rome cette année (6) : s’ils avaient été des hommes, ils seraient venus voir vos miracles.

 

 

1 – Frédéric avait adressé une épître à d’Arnaud, où il disait :

 

Déjà l’Apollon de la France

S’achemine à sa décadence ;

Venez briller à votre tour.

Elevez-vous, s’il baisse encore

Ainsi le couchant d’un beau jour

Promet une plus belle aurore. (G.A.)

 

 

2 – VAR.

S’accumulent sur votre tête. (G.A.)

 

3 – VAR. –

Vous égratignez d’une main,

Lorsque vous caressez de l’autre. (G.A.)

 

 

4 – VAR. –

Et c’est pour les hommes illustres. (G.A.)

 

 

5 – VAR. –

L’esprit baisse ; mes sens glacés

Cèdent au temps impitoyable,

Comme des convives lassés

D’avoir trop longtemps tenu table ;

Mais mon cœur est inépuisable. (G.A.)

 

 

6 – C’était  le jubilé. (G.A.)

 

 

 

 

A Clèves, ce 2 Juillet 1750.

 

 

Sire, j’avais envoyé ma lettre à votre chancelier de Clèves, et j’arrive aussitôt qu’elle ; je la rouvre pour remercier encore votre majesté. Je suis arrivé me portant très mal. En vérité, je vais à votre cour, comme les malades de l’antiquité allaient au temple d’Esculape.

 

 

Ici j’acquiers un double grade ;

Je suis de votre majesté

Et le sujet et le malade.

Je fais ma cour à la naïade

De ce beau lieu peu fréquenté ;

De son ode je bois rase.

La nymphe, pleine de bonté,

A mes yeux a daigné paraître,

Elle m’a dit : « Ce lieu champêtre

Pourrait te donner la santé.

Mais vole auprès du roi mon maître ;

Il donne l’immortalité. »

 

 

J’y vole, sire ; j’arriverai mort ou vif. Je pars d’ici le 5 (1) ; mon misérable état, et plus encore mon carrosse cassé, me retiennent trois jours.

 

Je supplie votre majesté d’avoir la bonté d’envoyer l’ordre pour le vorspann au commandant de Lipstadt, et de daigner me recommander à lui. C’est une chose affreuse pour un malade français, qui n’a que des domestiques français, de courir la poste en Allemagne. Erasme s’en plaignait, il y a deux cents ans. Ayez pitié de votre malade errant.

 

Je recachète ma lettre, et je renouvelle à votre majesté mon profond respect, et ma passion de voir encore ce grand homme.

 

 

 

1 – Il partit vers le 18 Juillet. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

268 – DU ROI

 

 

Berlin, 23 Août 1750.

 

 

J’ai vu la lettre que votre nièce vous écrit de Paris ; l’amitié qu’elle a pour vous lui attire mon estime. Si j’étais madame Denis, je penserais de même ; mais étant ce que je suis, je pense autrement. Je serais au désespoir d’être cause du malheur de mon ennemi, et comment pourrais-je vouloir l’infortune d’un homme que j’estime, que j’aime, et qui me sacrifie sa patrie et tout ce que l’humanité a de plus cher ? Non, mon cher Voltaire, si je pouvais prévoir que votre transplantation pût tourner le moins du monde à votre désavantage, je serais le premier à vous en dissuader. Oui, je préférerais votre bonheur au plaisir extrême que j’ai de vous voir. Mais vous êtes philosophe, je le suis de même ; qu’y a-t-il de plus naturel, de plus simple et de plus dans l’ordre que des philosophes faits pour vivre ensemble, réunis par la même étude, par le même goût et par une façon de penser semblable, se donnant cette satisfaction ? Je vous respecte comme mon maître en éloquence et en savoir ; je vous aime comme un ami vertueux. Quel esclavage, quel malheur, quel changement, quelle inconstance de fortune y a-t-il à craindre dans un pays où on vous estime autant que dans votre patrie, et chez un ami qui a le cœur reconnaissant ? Je n’ai point la folle présomption de croire que Berlin vaut Paris. Si les richesses, la grandeur, et la magnificence, font une ville aimable, nous le cédons à Paris. Si le bon goût, peut-être plus généralement répandu, se trouve dans un endroit du monde, je sais et je conviens que c’est à Paris. Mais vous, ne portez-vous pas ce goût partout où vous êtes ? Nous avons des organes qui nous suffisent pour vous applaudir, et en fait de sentiments nous ne le cédons à aucun pays du monde. J’ai respecté l’amitié qui vous liait à madame du Châtelet, mais après elle, j’étais un de vos plus anciens amis. Quoi ! parce que vous vous retirez dans ma maison, il sera dit que cette maison devient une prison pour vous ? Quoi ! parce que je suis votre ami, je serais votre tyran ? Je vous avoue que je n’entends pas cette logique-là, que je suis fermement persuadé que vous serez fort heureux ici tant que je vivrai, que vous serez regardé comme le père des lettres et des gens de goût ; et vous trouverez en moi toutes les consolations qu’un homme de votre mérite peut attendre de quelqu’un qui l’estime. Bonsoir. FÉDÉRIC.

 

 

 

 

 

 

269 – DE VOLTAIRE

 

Dans votre Parnasse de Pharasmane, ce 8 Octobre 1750.

 

 

Vous êtes roi sévère, et citoyen humain (1).

Vous l’avez dit : la chose est véritable.

Comme roi, je vous sers : vous m’admettez à table

En qualité de citoyen ;

Et comme un être fort humain,

Vous excusez un misérable

Qui ne put assister à ce souper divin,

Par la raison qu’il souffrait comme un diable.

 

 

Daignez, grand homme, daignez sire, me pardonner. Je ne vous dirai pas, Plaignez-moi, car je ne souffre pas plus ici qu’ailleurs et j’y suis beaucoup plus heureux. On est heureux par l’enthousiasme, et vous savez si vous m’en inspirez. Vous, sire, et le travail, voilà tout ce qu’il faut à un être pensant. Continuez à faire de beaux vers, mais ne mettez jamais la tragédie de Sémiramis en opéra italien, quand même madame la margrave (2) vous en prierait. C’est un ouvrage diabolique.

 

Quelque jour vous ferez Conradin en trois actes, et nous la jouerons.

 

Je me prosterne devant votre sceptre, votre lyre, votre plume, votre épée, votre imagination, votre justesse d’esprit, et votre universalité.

 

 

 

 

1 – Jugement de Frédéric sur lui-même dans l’Epître à mon esprit. (G.A.)

 

2 – La margrave de Bareith, sœur de Frédéric. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

270 - DE VOLTAIRE

 

 

 

Sire, je me confie, comme de raison, au plus honnête homme et au plus discret de votre royaume. Je ne suis venu ici que pour lui ; j’ai tout abandonné pour m’attacher uniquement à lui : il me rend heureux ; je compte passer le peu de jours qui me restent à ses pieds. Je ne dois rien lui cacher.

 

D’Arnaud a semé la zizanie dans le champ du repos et de la paix (1). Il a fait confidence à monseigneur le prince  Henri du tour cruel qu’il voulait me jouer à Paris, et il a abusé de la confiance dont son altesse royale l’honore, pour le tromper et pour se ménager, à ce qu’il prétendait, une ressource et une excuse, lorsque la calomnie serait découverte. Le respect pour votre majesté me défend d’entrer dans les détails de la conduite de d’Arnaud. Mais, sire, voyez ce que vous voulez que je fasse. J’ai passé par-dessus les bienséances de mon âge ; j’ai représenté des rôles pour la famille royale (2) ; j’ai obéi avec joie aux moindres ordres que j’ai reçus, et en cela je crois avoir fait mon devoir. Mais puis-je jouer la comédie chez monseigneur le prince Henri avec d’Arnaud, qui m’accable de tant d’ingratitude et de perfidie ? Cela est impossible. Mais je ne veux pas faire le moindre éclat. Je crois que je dois garder surtout un profond silence. Il me semble, sire, que si d’Arnaud, qui va aujourd’hui à Berlin dans les carrosses de monseigneur le prince Henri, y restait pour travailler, pour fréquenter l’Académie, en un mot, sur quelque prétexte, je serais par là délivré de l’extrême embarras où je me trouve. Son absence mettrait fin aux tracasseries sans nombre qui déshonorent le palais de la gloire, et troublent l’asile du repos le plus doux. Je m’en remets aveuglément à la prudence, à la bonté de votre majesté. Je ne parlerai pas même à Darget de tout ce que j’ai l’honneur de vous écrire. Soyez très sûr que la conduite de d’Arnaud peut faire un éclat très fâcheux dans l’Europe, par la foule des gazetiers et des barbouilleurs de papier, qui veulent deviner tout ce qui se passe chez votre majesté. Au nom de votre gloire, sire, prévenez tout cela, et soyez bien sûr que mon attachement pour votre personne surpasse beaucoup l’embarras où je me vois. Quels petits chagrins ne sont pas noyés dans le bonheur extrême de voir et d’entendre Frédéric-le-Grand !

 

 

 

1 – Voyez sur cette affaire la lettre à d’Argental du 14 Novembre 1750. (G.A.)

 

2 –Lusignan dans Zaïre, et Cicéron dans Rome sauvée. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

ROI DE PRUSSE - 1750 - Partie 70

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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