CORRESPONDANCE - Année 1750 - Partie 14

Publié le par loveVoltaire

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à M. Morand.

Potsdam, 17 Novembre 1750. (1)

 

 

Les bontés, monsieur, que vous avez eues pour d’Arnaud, et l’estime véritable que vous m’avez toujours inspirée, m’autorisent à vous informer du malheur que le pauvre garçon s’est attiré par sa mauvaise conduite. Il ne tenait qu’à lui de jouir ici d’un sort heureux auquel il n’aurait jamais dû prétendre, et qu’il devait en partie à mes soins. Le roi lui donnait cinq mille francs de pension, et, s’il avait été sage, il était sûr d’une plus grande fortune. Sa majesté le regardait comme mon élève ; et vous savez que je lui avais servi longtemps de père. Jugez, monsieur, quelle a été mon affliction, quand je l’ai vu se couvrir ici de ridicules et d’opprobres, soulever contre lui toute la nation, faire des dettes, se donner pour un homme de qualité, se plaindre de ne pas souper avec le roi, et couronner enfin tant d’impertinences par les perfidies les plus atroces. Il a forcé le roi à prendre la résolution de le chasser. Il pouvait encore éviter sa disgrâce, en demandant pardon, en se corrigeant ; mais l’extravagante vanité qui le domine l’a poussé au précipice.

 

Je suis désespéré qu’un homme que nous avions aimé tous deux s’en soit rendu si indigne. Je sais qu’il a écrit contre moi, dans sa fureur, des calomnies absurdes ; j’en ai la preuve, et j’ai en même temps les preuves qui manifestent son imposture. Il est douloureux pour moi et sans doute pour vous, monsieur, dont la probité et les mœurs aimables sont si connues, que ce soit encore un de vos commensaux qui soit de moitié dans toutes ces infamies. C’est le sieur Fréron à qui d’Arnaud s’est adressé pour répandre dans le public ces calomnies dont je me plains.

 

Je me flatte que vous savez à quoi vous en tenir, et que vous vous êtes assez aperçu qu’il n’y a que des hommes sages et approuvés du public qui méritent d’être de vos amis. Si Fréron approche encore de vous, il est d’un cœur aussi généreux que le vôtre de lui remontrer quel détestable emploi c’est de ne servir de son esprit que pour tâcher de nuire à ses compatriotes, pour se faire de gaieté de cœur une foule d’ennemis qui, tôt ou tard, est à craindre ; combien il est avilissant pour les belles-lettres d’amuser un public malin de querelles misérables, dont personne n’a que faire ; que par là on se ferme toutes les portes, qu’on passe sa vie à faire du mal et à en essuyer, et qu’on se prépare des repentirs bien cuisants. Vous guérissez, monsieur, des maladies qui sont moins cruelles et moins dangereuses que celles-là (2) ; mais il est plus difficile de guérir les âmes que les corps.

 

Ce n’est que l’amour des lettres, que je voudrais qui fussent respectées, qui me fait parler ainsi. Je ne lis aucune des misérables brochures dont on dit que Paris est inondé. Je jouis du loisir le plus honorable auprès d’un des plus grands hommes de la terre ; il me comble d’honneurs et de biens ; mais dans mon bonheur, je songe toujours aux malheureux.

 

J’ai l’honneur d’être avec le dévouement le plus sincère, monsieur, etc. VOLTAIRE, chambellan du roi de Prusse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Morand, avons-nous dit déjà, était chirurgien-major des Invalides. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

Potsdam, le 17 Novembre 1750.

 

 

          Je sais, ma chère enfant, tout ce qu’on dit de Potsdam dans l’Europe. Les femmes surtout sont déchaînées, comme elles l’étaient, à Montpellier, contre M. d’Assouci (1) ; mais tout cela ne me regarde pas.

 

 

J’ai passé l’âge heureux des honnêtes amours,

Et n’ai point l’honneur d’être page.

Ce qu’on fait à Paphos, et dans le voisinage,

M’est indifférent pour toujours.

 

 

Je ne me mêle ici que de mon métier de raccommoder la prose et les vers du maître de la maison. Algarotti me disait, il y a quelque temps, qu’il avait vu, à Dresde, un prêtre italien fort assidu à la cour. Vous noterez qu’à Dresde presque tout le monde est luthérien hors le roi. On demandait à cet abbate ce qu’il faisait : Io sono, répondit-il, il catolico di sua maestà ; pour moi, je suis il pedagogo di sua maeslà. Je me flatte que, en me renfermant dans mes bornes, je vivrai tranquillement.

 

J’ignore parfaitement tout ce qui se fait ici. Si j’avais été dans le palais de Pasiphaé, je l’aurais laissée faire avec son taureau, et j’aurais dit comme cet Anglais à peu près en pareil cas : « Je ne me mêle pas de leurs amours (2). » Les mais, ces éternels mais qui sont dans ma dernière lettre, ne tombent point du tout sur ce qu’on dit dans le monde, ni sur les reproches qu’on me fait en France d’être ici. Je vous expliquerai mon énigme quand nous nous verrons.

 

En attendant, je vous envoie Rome par le courrier de milord Tyrconnell. Faites de la république romaine tout ce qui vous plaira. Je suis toujours d’avis que cela est bon à jouer dans la grand’salle du Palais, devant messieurs des enquêtes ou devant l’Université. J’aime mieux, à la vérité, une scène de César et de Catilina, que tout Zaïre ; mais cette Zaïre fait pleurer les saintes âmes et les âmes tendres. Il y en a beaucoup, et à Paris il y a bien peu de Romains.

 

Puisque le courrier me donne du temps, je ne peux m’empêcher de vous donner la clef d’un de ces mais, de peur que votre imagination ne fasse de fausses clefs. J’ai bien peur de dire au roi de Prusse comme Jasmin (3) : « Vous n’êtes pas trop corrigé, mon maître. » J’avais vu une lettre touchante, pathétique, et même fort chrétienne, que le roi avait daigné écrire à Darget, sur la mort de sa femme. J’ai appris que le même jour sa majesté avait fait une épigramme contre la défunte ; cela ne laisse pas de donner à penser. Nous sommes ici trois ou quatre étrangers comme des moines dans une abbaye. Dieu veuille que le père abbé se contente de se moquer de nous ! Cependant il y a ici une dose assez honnête di questa rabbia detta gelosia. Où l’envie ne se fourre t-elle pas, puisqu’elle est ici ? Ah ! je vous jure qu’il n’y a rien à envier. Il n’y aurait qu’à vivre paisiblement ; mais les rois sont comme les coquettes, leurs regards font des jaloux, et Frédéric est une très grande coquette ; mais, après tout, il y a cent sociétés dans Paris beaucoup plus infectées de tracasseries que la nôtre.

 

Le plus cruel de tous les mais, c’est que je vois bien, ma chère enfant, que ce pays-ci n’est pas fait pour vous. Je vois qu’on passe dix mois de l’année à Potsdam. Ce n’est point une cour, c’est une retraite dont les dames sont bannies. Nous ne sommes cependant pas dans un couvent d’hommes réguliers. Toutes choses mûrement considérées, attendez-moi à Paris. Adieu ; que votre amitié me soutienne.

 

 

1 – Voyez le Voyage de Chapelle et Bachaumont. (G.A.)

 

2 – Allusion aux mœurs de Potsdam. (G.A.)

 

3 – Dans l’Enfant prodigue, act III, sc. VI. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

A Potsdam, le 24 Novembre 1750.

 

 

          Le soleil levant (1) s’est allé coucher. Ce pauvre d’Arnaud s’ennuyait ici mortellement de ne voir ni roi ni comédienne, et de n’avoir que des baïonnettes devant le nez. Il avait épuisé son crédit à faire jouer à Charlottenbourg, il y a quelque temps, sa comédie du Mauvais riche ; mais les pièces tirées du Nouveau-Testament ne réussissent pas ici ; elle fut mal reçue. Il s’est regardé comme Ovide, dont on aurait sifflé une élégie chez les Gètes. Tout cela, joint à un peu de chagrin de voir moi, soleil couchant, passablement bien traité, l’a porté à demander son congé fort tristement. Le roi lui a ordonné très durement de partir dans vingt-quatre heures ; et, comme les rois sont accablés d’affaires, il a oublié de lui payer son voyage. Mon enfant, mon triomphe m’attriste. Cela fait faire de profondes réflexions sur les dangers de la grandeur. Ce d’Arnaud avait une des plus belles places du royaume. Il était garçon-poète du roi, et sa majesté prussienne avait fait pour lui des versiculets très galants. Nous n’avons point, depuis Bélisaire, de plus terrible chute. Comme le monarque traite un de ses deux soleils : Je lui avais écrit sur la route, quand j’allais à sa cour :

 

 

Quel diable de Marc-Antonin !

Et quelle malice est la vôtre !

Vous égratignez d’une main,

Lorsque vous caressez de l’autre.

 

 

          On me fait plus jamais patte de velours ; mais… Adieu, adieu ; je brûle de venir vous embrasser.

 

 

1 – D’Arnaud. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

A Potsdam, le 28 Novembre 1750.

 

 

Mon cher ange, vous me rendez bien la justice de croire que j’attends avec quelque impatience le moment de vous revoir ; mais ni les chemins d’Allemagne, ni les bontés de Frédéric-le-Grand, ni le palais enchanté où la chevalerie errante est retenue, ni mes ouvrages, que je corrige tous les jours, ni l’aventure de d’Arnaud ne me permettent de partir avant le 25 ou le 20 de décembre.

 

Croiriez-vous bien que votre chevalier de Mouhi s’est amusé à écrire quelquefois des sottises contre moi dans un petit écrit intitulé la Bigarrure ? Je vous l’avais dit, et vous n’avez pas voulu le croire ; rien n’est plus vrai ni si public. Il n’y a aucun de ces animaux-là qui n’écrivît quelques pauvretés contre son ami, pour gagner un écu, et point de libraire qui n’en imprimât autant contre son propre frère. On ne fait pas assurément d’attention à la Bigarrure du chevalier de Mouhi ; mais vous m’avouerez qu’il est fort plaisant que ce Mouhi me joue de ces tours-là. Il vient de m’écrire une longue lettre, et il se flatte que je le placerai à la cour de Berlin. Je veux ignorer ces petites impertinences qu’on ne peut attribuer qu’à de la folie ; il ne faut pas se fâcher contre ceux qui ne peuvent pas nuire. J’ai mandé à ma nièce qu’elle fît réponse pour moi, et qu’elle l’assurât de tous mes sentiments pour lui et pour la chevalière.

 

Votre Aménophis est de Linant (1). C’est l’Artaxerce de Metastasio. Ce pauvre diable a été sifflé de son vivant et après sa mort. Les sifflets et la faim l’avaient fait périr ; digne sort d’un auteur  ! Cependant vos badauds ne cessent de battre des mains à des pièces qui ne valent guère mieux que les siennes. Ma foi, mon cher ange, j’ai fort bien fait de quitter ce beau pays-là, et de jouir du repos auprès d’un héros, à l’abri de la canaille qui me persécutait, des graves pédants qui ne me défendaient pas, des dévôts qui, tôt ou tard, m’auraient joué un mauvais tour, et de l’envie, qui ne cesse de sucer le sang que quand on n’en a plus. La nature a fait Frédéric-Le-Grand pour moi. Il faudra que le diable s’en mêle, si les dernières années de ma vie ne sont pas heureuses auprès d’un prince qui pense en tout comme moi, et qui daigne m’aimer autant qu’un roi en est capable. On croit que je suis dans une cour, et je suis dans une retraite philosophique ; mais vous me manquez, mes chers anges. Je me suis arraché la moitié du cœur pour mettre l’autre en sûreté, et j’ai toujours mon grand chagrin dont nous parlerons à mon retour. En attendant, je joins ici, pour vous amuser, une page d’une épître (2) que j’ai corrigée. Il me semble que vous y êtes pour quelque chose ; il s’agit de la vertu et de l’amitié. Dites-moi si l’allemand a gâté mon français, et si je me suis rouillé comme Rousseau. N’allez pas croire que j’apprenne sérieusement la langue tudesque ; je me borne prudemment à savoir ce qu’il en faut pour parler à mes gens, à mes chevaux. Je ne suis pas d’un âge à entrer dans toutes les délicatesses de cette langue si douce et si harmonieuse ; mais il faut savoir se faire entendre d’un postillon. Je vous promets de dire des douceurs à ceux qui me mèneront vers mes chers anges. Je me flatte que madame d’Argental. M. de Pont de Veyle, M. de Choiseul, M. l’abbé de Chauvelin, auront toujours pour moi les mêmes bontés ; et qui sait si un jour … car… Adieu ; je vous embrasse tendrement. Si vous m’écrivez, envoyez votre lettre à ma nièce. Je baise vos ailes de bien loin.

 

 

1 – Cette tragédie est de Saurin. (G.A.)

 

2 – Epître à un ministre d’Etat sur l’encouragement des arts, faite en 1740. (G.A.)

 

 

 

 

 

CORRESPONDANCE 1750 - Partie 14

 

 

 

 

 

 

 

 

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