CORRESPONDANCE - Année 1750 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

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à M. Thieriot.

Potsdam, Novembre 1750.

 

 

Quoique vous paraissiez m’avoir entièrement oublié, je ne puis croire que vous m’ayez effacé de votre cœur ; vous êtes toujours dans le mien. Vous devez être un peu consolé d’avoir été remplacé par un homme tel que d’Arnaud. La manière dont il s’acquittait, à Paris, de la commission dont il était honoré, devait servir à vous faire regretter ; et la manière dont il s’est conduit ici a achevé de le faire connaître. Je ne me repens point du bien que je lui ai fait, mais j’en suis bien honteux. S’il n’avait été qu’ingrat envers moi, je ne vous en parlerais pas ; je le laisserais dans la foule de ses semblables ; mais je suis obligé de vous apprendre que par sa mauvaise conduite il vient de forcer le roi à le chasser. Ses égarement ont commencé par la folie, et ont fini par la scélératesse.

 

Il débuta, en arrivant en cour par le coche, par dire qu’il était un homme de grande condition, qu’il avait perdu ses titres de noblesse et les portraits de ses maîtresses, avec son bonnet de nuit. On l’avait recommandé comme un homme à talent, et le roi lui donnait environ cinq mille livres de pension. Ce beau fils, tiré de la boue et de la misère, affectait de n’être pas content, et disait tout haut que le roi se faisait tort à lui-même en ne lui donnant que cinq mille écus de pension, et en ne le faisant pas souper avec lui. Il dit qu’il soupait tous les jours, à Paris, avec M. le duc de Chartres et M. le prince de Conti. Il crut qu’il était du bon air de parler avec mépris de la nation et des finances.

 

A cet excès d’impertinence et de démence succédèrent les plus grandes bassesses. Il escroqua de l’argent à M. Darget et à bien d’autres ; il se répandit en calomnies ; et enfin, devenu l’exécration et le mépris de tout le monde, il a forcé sa majesté à le renvoyer. Il a eu encore la vanité de demander son congé, après l’avoir reçu, pour faire croire, à Paris, qu’un homme de sa naissance et de son mérite n’avait pu s’accoutumer de la simplicité des mœurs qui règnent dans cette cour.

 

Vous savez peut-être que, quand il a vu l’orage prêt à fondre sur lui, le perfide a prétendu se ménager une ressource en France en écrivant à cet autre scélérat de Fréron, et en prétendant qu’on avait inséré des traits contre la France dans une Préface qu’il avait faite, il y a environ dix-huit mois, pour une édition de mes ouvrages. Vous noterez que, ayant fait cette Préface pour obtenir de moi quelque argent, il me l’a laissée écrite et signée de sa main ; qu’il n’y avait pas un mot dont on pût seulement tirer la moindre induction maligne ; mais qu’elle était si mal écrite que, il y a huit mois, je défendis qu’on en fît usage. Malgré tout cela, ce beau fils s’est donné le plaisir d’essayer jusqu’où l’on pouvait pousser l’ingratitude, la folie et la noirceur. Les pervers sont d’étranges gens ; ils se liguent à trois cent lieues l’un de l’autre ; mais il arrivera tôt ou tard à Fréron ce qui vient d’arriver au nommé Baculard ; il sera chassé, si mieux n’est, et peut-être, tout Prussien (1) que je suis ; je trouverai au moins le secret de faire taire ce dogue.

 

Voilà, mon cher ami, ce que sont ces hommes qui prétendent à la littérature ; voilà de nos monstres ! O inhumaniores litterœ ! Je gémis sur les belles-lettres, si elles sont ainsi infectées  et je gémis sur ma patrie, si elle souffre les serpents que les cendres des Desfontaines ont produits. Mais, après tout, en plaignant les méchants et ceux qui les tolèrent, en plaignant jusqu’à d’Arnaud même, tombé par l’opprobre dans la misère, je ne laisse pas de jouir d’un repos assez doux, de la faveur et de la société d’un des plus grands rois qui aient jamais été, d’un philosophe sur le trône, d’un héros qui méprise jusqu’à l’héroïsme, et qui vit dans Potsdam comme Platon vivait avec ses amis. Les dignités, les honneurs, les bienfaits, dont il me comble, sont de trop. Sa conversation est le plus grand de ses bienfaits. Jamais on ne vit tant de grandeur et si peu de morgues ; jamais la raison la plus pure et la plus ferme ne fut ornée de tant de grâces. L’étude constante des belles-lettres, que tant de misérables déshonorent, fait son occupation et sa gloire. Quand il a gouverné, le matin, et gouverné seul, il est philosophe le reste du jour, et ses soupers sont ce qu’on croit que sont les soupers de Paris ; ils sont toujours délicieux ; mais on y parle toujours raison ; on y pense hardiment ; on y est libre. Il a prodigieusement d’esprit, et il en donne. Ma foi, d’Arnaud avait raison de vouloir souper avec lui ; mais il fallait en être un peu plus digne.

 

Adieu ; quand vous souperez avec M. de La Popelinière, songez aux soupers de Frédéric-le-Grand ; félicitez-moi de vivre de son temps, et pardonnez à l’envie si mon bonheur extrême et inouï lui fait grincer les dents.

 

 

1 – C’est ainsi qu’on qualifiait Voltaire à Paris : « A six sous le Prussien ! «  criaient dans les rues les marchands d’estampes. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame la comtesse d’Argental.

 

A Potsdam, le 8 Décembre 1750.

 

Recevez, madame, mes hommages, mes regrets, mes souhaits, des gouttes d’Hoffman, et des pilules de Stahl, par M. d’Hamon, mon camarade en chambellanie, et mon très supérieur en négociations. Il est envoyé du roi de Prusse ; il vient resserrer les liens des deux nations. Il aura bien de la peine à les rendre aussi forts et aussi durables que ceux qui m’attachent à vous. Que n’ai-je pu l’accompagner : mais sa jeunesse et sa santé lui permettent d’affronter les glaces. J’avais trop présumé de moi ; mon cœur m’avait séduit, selon sa louable coutume ; il m’avait fait accroire que je pourrais bientôt revoir mes chers anges ; mais l’archange Frédéric, et le froid, et ma poitrine serrée, me retiendront le mois de janvier. Je vous apporterai, madame, une autre cargaison un peu plus ample de gouttes et de pilules. Le médecin du roi, qui doit me les donner, est allé accompagner madame la margrave de Bareuth, et il est difficile de trouver à Potsdam, qui est à huit lieues de Berlin, de ces pilules de Stahl, dont personne ne fait ici usage. Il en est de ces pilules comme de moi, elles ne sont point prophètes dans leur pays. Il semble qu’il faille se transplanter pour réussir. On va chercher bien loin le bonheur et la santé ; tout cela est à présent chez vous. M. d’Argental m’a mandé que votre santé était raffermie ; ainsi me voilà un peu consolé. Si les ministres ont à cœur autre chose que les intérêts politiques, M. d’Hamon vous dira, madame, le tort extrême que vous faites ici à mon bonheur ; il vous dira que, sans vous, je serais un des plus heureux hommes de ce monde. Le ciel n’a pas voulu que le royaume de Frédéric-le-Grand et le vôtre fussent dans le même climat. Il y a loin de la rue Saint-Honoré (1) à Potsdam ; mais vous étendez votre empire partout. Je suis à Potsdam votre sujet comme à Paris. J’ai crié, dans toutes mes lettres, après M. de Pont de Veyle. M. de Choiseul, M. l’abbé de Chauvelin ; ils sont tous deux indifférents ; ils ne pensent à moi que quand il est question d’une tragédie. Le roi de Prusse n’en use pas ainsi ; Paris endurcit le cœur. Vous avez trop de plaisirs, vous autres, pour penser à un homme de l’autre monde, que quarante ans de tracasseries, de cabales, d’injustices et de méchancetés, ont forcé enfin de venir chercher le repos dans le séjour de la gloire. Adieu, madame ; conservez-moi des bontés qu’en vérité mon cœur mérite. J’ai reçu une lettre de M. d’Argental, du 24 Novembre, toute en Baculard (2). Vous savez que le roi l’a chassé honteusement, comme il le méritait. Il s’est réfugié à Dresde, où il dit qu’il était le favori des rois et des reines, et qu’une grande passion d’une grande princesse pour ce grand Baculard l’a obligé de s’arracher aux plaisirs de Berlin, et de venir faire les délices de Dresde. Bonsoir, mes divins anges ; je vous recommande l’envoyé de Prusse, et j’espère le suivre bientôt. Comptez qu’il m’a été absolument impossible d’avancer mon voyage, et que, quand je vous parlerai, vous ne me condamnerez sur rien.

 

 

1 – Le ménage d’Argental demeurait alors dans cette rue, en face de celle de la Sourdière. (G.A.)

 

2 – D’Argental n’y parlait en effet que de d’Arnaud, « matière abjecte, » disait-il. On suppose que cette lettre ostensible fut écrite d’après des notes fournies par Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse du Maine.

 

Potsdam, ce 8 Décembre 1750.

 

 

Madame, au lieu des ambassadeurs gaulois, que j’ai retranchés de Rome sauvée, en voici un qui m’est témoin que je porte toujours à la cour du roi son maître les chaînes de votre altesse sérénissime, et qui vous répondra de ma fidélité, quoique j’aie l’air d’être inconstant. Il peut dire si votre altesse sérénissime a ici des adorateurs, et si elle n’est pas de ces divinités qui ont des temples chez toutes les nations. M. d’Hamon, chambellan de sa majesté le roi de Prusse, et son envoyé extraordinaire en France, aura l’honneur de vous adresser son encens de plus près que moi ; mais je me flatte de le suivre bientôt. J’ai cru, madame, que mes hommages en seraient mieux reçus, s’ils vous étaient présentés par des mains qui vont resserrer encore les liens de l’amitié de deux grands rois. Il n’y avait au monde que Frédéric-le-Grand qui pût m’enlever à la cour de madame la duchesse du Maine ; mais tous les héros passés et présents ne diminueront jamais rien de mon admiration et de l’attachement que je lui ai voué pour toute ma vie. Les grands hommes me rappelleraient sans cesse son idée, si elle pouvait s’effacer jamais de mon cœur.

 

Je suis avec le plus profond respect, madame, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

A Potsdam, ce 11 Décembre 1750.

 

 

          Me voilà toujours Sancho-Pança dans mon île (1), après avoir été Chie-en-pot-la-Perruque parfois. Mes divins anges, comment voulez-vous que je me mette en chemin avec ma chétive santé, et que je sorte du coin du feu pour m’embourber dans la Vestphalie ? Je m’étais cru capable de revenir au mois de janvier ; vous me faisiez oublier mon âge, ma faiblesse, et enfin le roi de Prusse lui-même ; mais, quand il s’agit de s’empaqueter par ce temps-ci pour faire trois cents lieues, quand on va voir de beaux opéras italiens, quand ce grand roi a encore un peu besoin de moi, lorsque enfin la ridicule et désagréable aventure de ce maudit Baculard demande absolument ma présence, ne me pardonnerez-vous pas de rester encore un peu ? Mes anges, pardon : je ne peux m’en dispenser, mille raisons m’y forcent ; mais, ô anges ! Belzébuth aurait-il un plus damné projet que celui de faire jouer Rome sauvée à présent, et de me livrer à la rage de la malice et de l’envie ? Le public a été pour moi, quand Boyer, l’ancien âne (2) de Mirepoix, me persécutait ; quand il avait, avec l’eunuque Bagoas (3), l’insolence et le crédit de m’exclure de l’Académie ; mais, à présent qu’on me croit heureux, tout est devenu Boyer. Mon éloignement ramènerait les esprits, si c’était un exil ; mais on m’a regardé comme un homme piqué, comblé d’honneurs et de biens, et on voudrait me faire entendre les sifflets de Paris dans le cabinet du roi de Prusse. Je suis né plus impatient que vous, et cependant j’ai ici plus de patience. Je sais attendre, et je vois évidemment que jamais je n’ai eu plus besoin d’être un petit Fabius Cunctator. Si on pouvait me rendre un vrai service, ce serait de faire jouer Sémiramis et Oreste. On va bien les représenter ici ; pourquoi leur préférerait-on, à Paris , le Comte d’Essex, et je ne sais combien de plats ouvrages qui sont en possession d’être joués et méprisés ? Cependant, dites-moi si M. Maboul, ce savant homme, est encore à la tête de la littérature. Quel fortuné mortel a les sceaux ? quel autre est à la tête des lois, ou du moins de ce qu’on appelle de ce beau nom ? Il y a un an que je plaide par humeur en France, contre un coquin qui s’est avisé de vouloir être jugé en la prévôté du Louvre, sous prétexte que j’étais de la maison du roi. J’ai voulu le remettre dans les règles, le renvoyer à son juge naturel, et ce beau règlement de juges n’a pu encore être fait. Si pareille chose arrivait ici, le magistrat qui en serait coupable serait sévèrement puni ; car le roi a dit lui-même :

 

 

J’appris à distinguer l’homme du souverain,

Et je fus roi sévère et citoyen humain (4).

 

 

          En effet, il est tout cela, et tout va bien, et on est heureux. Salomon était un pauvre homme en comparaison de lui. Il ne lui manque que de connaître un peu plus tôt ses Baculards. Je vous remercie, mon cher et respectable ami, de la lettre que vous m’avez écrite sur ce malheureux correspondant de Fréron. Et on souffre des Frérons ! et ils sont protégés ! et on veut que je revienne !

 

 

Virtutem incolumem odimus,

Sublatam ex oculis quærimus, invidi !

 

HOR., lib. III, od. XXIV.

 

 

          On a tant fait, à force d’équité et de bonté, qu’on m’a chassé de mon pays. Les orages m’ont conduit dans un port tranquille et glorieux ; je ne le quitterai absolument que pour vous.

 

 

1 – Potsdam est dans une île. (G.A.)

 

2 – Voyez les Mémoires. (G.A.)

 

3 – Maurepas. Voyez, Zadig. (G.A.)

 

4 – Epître à mon esprit. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

 

A Berlin, au château, le 26 Décembre 1750.

 

 

          Je vous écris à côté d’un poêle, la tête pesante et le cœur triste, en jetant les yeux sur la rivière de la Sprée, parce que la Sprée tombe dans l’Elbe, l’Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine, et que notre maison de Paris est assez près de cette rivière de Seine ; et je dis : Ma chère enfant pourquoi suis-je dans ce palais, dans ce cabinet qui donne sur cette Sprée, et non pas au coin de notre feu ? Rien n’est plus beau que la décoration du palais du soleil dans Phaéton. Mademoiselle Astrua est la plus belle voix de l’Europe ; mais fallait-il vous quitter pour un gosier à roulades et pour un roi ? Que j’ai de remords, ma chère enfant ! que mon bonheur est empoisonné ! que la vie est courte ! qu’il est triste de chercher le bonheur loin de vous ! et que de remords si on le trouve !

 

          Je suis à peine convalescent ; comment partir ? Le char d’Apollon s’embourberait dans les neiges détrempées de pluie qui couvrent le Brandebourg. Attendez-moi, aimez-moi, recevez-moi, consolez-moi et ne me grondez pas. Ma destinée est d’avoir affaire à Rome, de façon ou d’autre. Ne pouvant y aller, je vous envoie Rome en tragédie, par le courrier de Hambourg, telle que je l’ai retouchée ; que cela serve du moins à amuser les douleurs communes de notre éloignement. J’ai bien peur que vous ne soyez pas trop contente du rôle d’Aurélie. Vous autres femmes vous êtes accoutumées à être le premier mobile des tragédies, comme vous l’êtes de ce monde. Il faut que vous soyez amoureuses comme des folles, que vous ayez des rivales, que vous fassiez des rivaux ; il faut qu’on vous adore ; qu’on vous tue, qu’on vous regrette, qu’on se tue avec vous. Mais, mesdames, Cicéron et Caton ne sont pas galants ; César et Catilina couchaient avec vous, j’en conviens, mais assurément ils n’étaient pas gens à se tuer pour vous. Ma chère enfant, je veux que vous vous fassiez homme pour lire ma pièce. Envoyez prier l’abbé d’Olivet de vous prêter son bonnet de nuit, sa robe de chambre, et son Cicéron, et lisez Rome sauvée dans cet équipage.

 

          Pendant que vous vous arrangerez pour gouverner la république romaine sur le théâtre de Paris, et pour travestir en Caton et en Cicéron nos comédiens, je continuerai paisiblement à travailler au Siècle de Louis XIV, et je donnerai à mon aise les batailles de Nervinde et d’Hochstedt. Varieté, c’est ma devise. J’ai besoin de plus d’une consolation. Ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui la donnent.

 

 

 

 

 

à M. Darget.

Décembre 1750.

 

         

Mon cher ami, j’ai tenté toutes les voies possibles pour racheter à prix d’argent la quatrième persécution que j’essuie depuis que je suis ici. On a empêché Hirschell de s’accommoder dans le temps que j’avais en main de quoi le faire mettre en prison. Enfin je me suis adressé à la justice ; et la justice, qui ne connaît rien aux intrigues et aux tracasseries, l’a fait arrêter. Un homme considérable m’a dit ce matin : « Je vous plains fort, on voudrait que vous fussiez hors d’ici, voilà la source de tout. »

 

          Mon cher ami, je vous réponds que toutes les friponneries seront reconnues, que toute justice sera accomplie. Vous êtes ma consolation.

 

          Voulez-vous manger avec moi aujourd’hui du rôti du roi, et me rendre le petit griffonnage que je vous donnai avant-hier ? Bonjour. Quand le petit Vigne (2) commencera-t-il ?

 

 

1 – C’est à tort, croyons-nous, que ce billet a été classé à l’année 1751. Il doit être de décembre 1750. (G.A.)

 

2 – Secrétaire de Darget. Peut-être était-il chargé de copier le Siècle de Louis XIV. ( G.A.)

 

 

 1750 - Partie 15

 

 

 

 

 

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