CORRESPONDANCE - Année 1741 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

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à M. de Cideville

A Bruxelles, ce 13 Mars 1741.

 

 

Devers Pâques on doit pardonner

Aux chrétiens qui font pénitence ;

Je la fais ; un si long silence

A de quoi me faire damner ;

Donnez-moi plénière indulgence.

 

Après avoir, en grand courrier,

Voyagé pour chercher un sage,

J’ai regagné mon colombier,

Je n’en veux sortir davantage ;

J’y trouve ce que j’ai cherché,

J’y vis heureux, j’y suis caché.

Le trône et son fier esclavage,

Ces grandeurs dont on est touché,

Ne valent pas notre ermitage.

 

Vers les champs hyperboréens

J’ai vu des rois dans la retraite

Qui se croyaient des Antonins ;

J’ai vu s’enfuir leurs bons desseins

Aux premiers sons de la trompette.

Ils ne sont plus rien que des rois ;

Ils vont par de sanglants exploits

Prendre ou ravager des provinces ;

L’ambition les a soumis.

Moi, j’y renonce ; adieu les princes ;

Il ne me faut que des amis.

 

 

         Ce sont surtout des amis tels que mon cher Cideville qui sont très au-dessus des rois. Vous me direz que j’ai donc grand tort de leur écrire si rarement ; mais aussi il faut m’écouter dans mes défenses. Malgré ces rois, ces voyages, malgré la physique, qui m’a encore tracassé ; malgré ma mauvaise santé, qui est fort étonnée de toute la peine que je donne à mon corps, j’ai voulu rendre Mahomet digne de vous être envoyé. Je l’ai remanié, refondu, repoli, depuis le mois de janvier. J’y suis encore. Je le quitte pour vous écrire. Enfin je veux que vous le lisiez tel qu’il est ; je veux que vous ayez mes prémices, et que vous me jugiez en premier et dernier ressort ; La Noue vous aura mandé sans doute que nos deux Mahomet se sont embrassés à Lille (1). Je lui lus le mien ; il en parut assez content ; mais moi je ne le fus pas, et je ne le serai que quand vous l’aurez lu à tête reposée. Ce La Noue me paraît un très honnête garçon, et digne de l’amitié dont vous l’honorez  Il faut que mademoiselle Gautier (2) ait récompensé en lui la vertu, car ce n’est pas à la figure qu’elle s’était donnée ; mais à la fin elle s’est lassée de rendre justice au mérite.

 

         Or, mandez-moi, mon cher ami, comment il faut s’y prendre pour vous faire tenir mon manuscrit. Je ne sais si vous avez reçu l’Anti-Machiavel que j’envoyai pour vous à Prault le libraire, à Paris. Je le soupçonne d’être avec les autres dans la chambre infernale qu’on nomme syndicale. Il est plaisant que le Machiavel soit permis, et que l’antidote soit contrebande. Je ne sais pas pourquoi on veut cacher aux hommes qu’il y a un roi qui a donné aux hommes des leçons de vertu. Il est vrai que l’invasion de la Silésie est un héroïsme d’une autre espèce que celui de la modération tant prêchée dans l’Anti-Machiavel ; La Chatte métamorphosée en femme court aux souris dès qu’elle en voit ; et le prince jette son manteau de philosophie et prend l’épée dès qu’il voit une province à sa bienséance.

 

 

Puis fiez-vous à la philosophie (3) !

 

 

         Il n’y a que la philosophe madame du Châtelet dont je ne me défie pas. Celle-là est constante dans ses principes, et plus fidèle encore à ses amis qu’à Leibnitz.

 

         A propos, monsieur le conseiller, vous saurez que cette philosophe a gagné un préliminaire de son procès, fort important, et qui paraissait désespéré. Son courage et son esprit l’ont bien aidée. Enfin, je crois que nous sortirons heureusement du labyrinthe de la chicane où nous sommes.

 

         Mais vous, que faites-vous ? où êtes-vous ?

 

 

Quæ circumvolitas agilis thyma ?

                                                                                     HOR., lib. I, ep. III.

 

 

         Mandez un peu de vos nouvelles au plus ancien et au meilleur de vos amis. Bonjour, mon très cher Cideville. Madame du Châtelet vous fait mille compliments.

 

 

1 – La Noue et Voltaire s’étaient vus en Janvier. (G.A.)

 

2 – Maîtresse de La Noue, qu’elle venait un moment d’abandonner. (G.A.)

 

3 – Voyez la Pucelle, chant X, vers 107. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

Bruxelles, 13 Mars 1741.

 

         J’allais vous écrire, lorsque je reçois votre lettre du 9. Votre santé me paraît toujours aussi faible que la mienne ; mais avec ces deux mots abstine et sustine, nous ne laissons pas de vivre. Après votre santé, c’est votre pension qui m’intéresse. Il est vrai qu’elle est de douze cents livres : mais comme j’ai toujours espéré que sa majesté l’augmenterait, je ne vous ai jamais accusé la somme. La Silésie fait grand tort à la reine de Hongrie et à vous ; mais vous aurez certainement votre pension, et je serai fort étonné si l’héritière des Césars reprend sa Silésie. Il me semble que voici l’époque fatale de la maison d’Autriche, et super vestem suam miserunt sortem.

 

         M. de Maupertuis m’a mandé qu’il pourrait faire un voyage. Je crois que M. du Molard reviendra aussi.

 

         Je ne doute pas que le roi de Prusse, en vous payant votre pension, ne vous paie les arrérages ; et ma grande raison, c’est que la chose est juste et digne de lui.

 

         J’aurai l’honneur d’écrire à M. des Alleurs pour le remercier ; je ne manquerai pas aussi de remercier M. de Poniatowski (1).

 

         Je vais écrire à l’abbé Moussinot pour qu’il fournisse un copiste ; mais si vous en avez un, vous pouvez l’employer et faire prix. L’abbé Moussinot le paiera.

 

         Il n’y aura qu’à mettre les papiers dans un sac de procurateur au coche de Bruxelles, le tout ficelé, non cacheté : cette voie est sûre. On ne s’avise jamais de dérober ce qui n’est d’aucun usage.

 

         Je vous enverrai mon édition, moitié imprimée, moitié manuscrite, quand vous m’aurez dit comment il faut m’y prendre. Je n’ai que cet exemplaire-là.

 

         Je voudrais bien qu’on ne s’empressât point tant de m’imprimer. J’ai de quoi fournir une édition presque neuve. J’ai tout corrigé, tout refondu. Je vais travailler entièrement l’Histoire de Charles XII, non seulement sur les mémoires de M. de Poniatowski, mais sur l’Histoire que M. Nordberg, chapelain de Charles XII, va publier par ordre du Sénat. Il faut donc me laisser un peu de temps. Je voudrais que lorsque j’aurai tout arrangé, et que je vous aurai mis en possession de ce que doit contenir l’édition nouvelle, vous vous en accommodassiez avec quelque libraire intelligent, afin que l’édition fût bien faite, et qu’elle pût vous être de quelque utilité.

 

         Je vous prie de demander à l’agent du roi de Prusse, à qui je peux adresser à Hambourg une caisse pour madame la margrave de Bareuth, sœur du roi. Je ne veux pas l’envoyer par la poste, comme en usa une fois M. son frère, lequel m’envoya un jour je ne sais quoi, qui me coûta deux cents francs de port.

 

         Je suis fâché du départ de madame de Bérenger. Je vous embrasse.

 

         Je vais faire réponse à Neaulme.

 

 

1 – Auteur des Remarques d’un seigneur polonais sur Charles XII. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Mairan

Le 24 Mars.

 

         Vous êtes, mon cher monsieur, le premier ministre de la philosophie ; il ne faut pas vous dérober un temps précieux. Je voudrais bien avoir fait en peu de paroles ; mais j’ai peur d’être long, et j’en suis fâché pour nous deux, malgré tout le plaisir que j’ai de m’entretenir avec vous.

 

         J’ai reçu votre présent ; je vous en remercie doublement, car j’y trouve amitié et instruction, les deux choses du monde que j’aime le mieux, et que vous me rendez encore plus chères.

 

         Parlons d’abord de madame du Châtelet, car cette adversaire-là vaut mieux que votre disciple. Vous lui dites, dans votre lettre imprimée (1), qu’elle n’a commencé sa rébellion qu’après avoir hanté les malintentionnés leibnitziens. Non ; mon cher maître, pas un mot de cela, croyez-moi ; j’ai la preuve par écrit de ce que je vous dis.

 

         Elle commença à chanceler dans la foi un an avant de connaître l’apôtre des monades qui l’a pervertie, et avant d’avoir vu Jean Bernouilli, fils de Jean.

 

         La manière d’évaluer les forces motrices, par ce qu’elles ne font point, la révolte. Un très célèbre géomètre (2) fut entièrement de son avis ; je n’en fus point, malgré toutes les raisons qui devaient me séduire. Tenez-m’en compte, si vous voulez ; mais je regarde ma persévérance comme une très belle action.

 

         Madame du Châtelet vous répondra probablement (3). Je souhaite qu’elle ait une réplique, elle mérite que vous entriez un peu dans des détails instructifs avec elle. Je crois que le public et elles y gagneront. Vous ferez comme les dieux d’Homère, qui, après s’être battus, n’en reçoivent pas moins en commun l’encens des hommes. Voilà pour madame du Châtelet. Venons à votre serviteur.

 

         Premièrement, je vous déclare que je crois fermement à la simple vitesse multipliée par la masse. Mais, quand je dis qu’il faut l’appliquer au temps, je dis ce que le docteur Clarke dit le premier à Leibnitz ; et, quand je dis que deux pressions en deux temps donnent deux de vitesse et quatre de force, je n’avoue rien dont les adversaires tirent avantage ; car je ne veux dire autre chose sinon que l’action est quadruple en deux temps.

 

         Je pourrais être mieux reçu qu’un autre à tenir ce langage, parce que je ne sais ce que c’est que cet être qu’on appelle force. Je ne connais qu’actions, et je ne veux dire autre chose sinon que l’action est quadruple en un temps double, pour les raisons que vous savez.

 

         Mais, pour lever toute équivoque, je vous prierai de remettre mon mémoire à M. l’abbé Moussinot, qui aura l’honneur de vous rendre cette lettre, et qui bientôt aura celui de vous en présenter un autre plus court, dont vous ferez l’usage que votre discernement et vos bontés vous feront juger le plus convenable.

 

         J’ai relu votre mémoire de 1728, et je le trouve, comme je l’ai toujours trouvé et comme il paraît à madame du Châtelet, méthodique, clair, plein de finesse et de profondeur. J’y trouve de plus ce qu’elle n’y voit pas, que vous pouvez très bien évaluer la valeur des forces motrices par les espaces non parcourus. Votre supposition même paraît aussi recevable que toutes les suppositions qu’on accorde en géométrie.

 

         Je viens de lire attentivement le mémoire (4) de M. l’abbé Deidier ; il est digne de paraître avec le vôtre. Je ne saurais trop vous remercier de me l’avoir envoyé, et je vous supplie, monsieur, de vouloir bien remercier pour moi l’auteur du profit que je tire de son ouvrage. Il y a, ce me semble, de l’invention dans la nouvelle démonstration qu’il donne, fig. II.

 

         Je n’ose abuser de votre patience ; mais si vous, ou M. l’abbé Deidier, avez le temps, ayez la bonté de m’éclairer sur quelques doutes, je vous serai bien obligé.

 

         M. Deidier, page 127, dit que le corps A (on sait de quoi il est question) aura une force avant le choc qui sera comme le produit de la masse par la vitesse.

 

         Mais c’est de quoi les force-viviers ne conviendront point du tout ; ils vous diront hardiment que ce corps renferme en soi une force qui est le produit du carré de sa vitesse, et que, s’il ne manifeste pas cette force en courant sur ce plan poli, c’est qu’il n’en a pas d’occasion. C’est un soldat qui marche armé ; dès qu’il trouvera l’ennemi, il se battra ; alors il déploiera sa force et alors m Х .u.

 

         Ils soutiennent donc que le mobile a reçu cette force que nous nions, et ils tâchent de prouver qu’il l’a reçu à priori ;  ce qui est bien pis encore que des expériences.

 

 

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         Ne disent-ils pas que, dans ce triangle, la force reçue dans le corps A est le produit d’une infinité de pressions accumulées ? ne disent-ils pas que A n’aurait pas en l la force qui résulte de ces pressions, si la ligne t s, par exemple, ne représentait deux pressions, si r d n’en représentait trois, etc ?

 

         Mais, disent-ils, le triangle A l g est au triangle A B C comme le carré de l g au carré de B C, et ces deux triangles sont infiniment petits ; donc ils représentent, dans le premier triangle A l g, les pressions qui donnent une force égale au carré de l g, et, dans le grand triangle, la somme des pressions qui donnent la force égale au carré B C.

 

         Mais n’y a-t-il pas là un artifice ? et ne faut-il pas que toutes ces pressions, si on les distingue, agissent chacune l’une après l’autre ? il y a donc dans cet instant autant d’instants que de pressions. Cette figure même montre évidemment un mouvement uniformément accéléré ; or, comment peut-on supposer qu’un mouvement accéléré s’opère en un seul instant indivisible ?

 

         Je demande si cette seule réponse ne peut pas suffire à découvrir le sophisme.

 

         Je viens ensuite à la conclusion très spécieuse que les leibnitziens tirent de la percussion des corps à ressort et des corps inélastiques.

 

         Dans la collision des corps à ressort ils retrouvent toujours les mêmes forces devant et après le choc, quand ils supputent la force par le carré de la vitesse ; et dans la collision d’un corps inélastique qui choque un corps dur, ils retrouvent encore leur compte.

 

         Par exemple, une boule de terre glaise, suspendue à un fil, rencontre un morceau de cuivre de même pesanteur qu’elle ;

 

         Leur masse est 2, leur vitesse 5 ;

 

         Le choc produit un enfoncement que j’appelle 2 ; que chaque masse soit 2, et chaque vitesse 10, l’enfoncement est 4.

 

         Mais que la masse de l’un soit 4 et la vitesse 5, la masse de l’autre 2, et la vitesse 10, l’enfoncement n’est que 3.

 

         C’est là que les force-viviers prétendent triompher ; car, disent-ils, nous avons trouvé cavité 2 produite par 200 de force, et cavité 4 produite par 400 de force ; nous trouvons ici cavité 3 produite par 300, selon notre calcul.

 

         Mais, si l’on compte, poursuivent-ils, selon l’ancienne méthode, on aura pour le troisième cas, non pas 300 de force, mais 4 Х 5 pour un des mobiles, 2 Х 10 pour l’autre ; le tout = 40. Donc, selon l’ancien calcul, l’enfoncement devrait être 4 comme dans le second cas, et non pas 3 ; donc il faut, concluent-ils, que l’ancienne façon de compter soit très mauvaise.

 

         Je sais bien qu’on peut dire que, dans la percussion de deux corps à ressort, lorsqu’un plus petit va choquer un plus grand, le ressort augmente les forces ; mais ici, lorsque ce mobile de cuivre et ce mobile inélastique de terre glaise se rencontrent, pourquoi se perd-il de la force ? Nous n’avons plus, dans ce cas, la ressource des ressorts.

 

         Ne dois-je pas recourir à une raison primitive ? et, si cette raison satisfait pleinement à ces deux difficultés qui paraissent opposées, pourrai-je me flatter d’avoir rencontré juste ?

 

         Cette cause que je cherche n’est-elle pas la masse même des corps ?

 

         Je remarque que, dans les corps à ressort, il n’y a accroissement de quantité de mouvement (que j’appelle force) que lorsque le corps à ressort choqué est plus pesant que celui qui l’attaque.

 

         Je vois, au contraire, que, quand le mobile inélastique souffre un enfoncement moins grand qu’il ne devrait le recevoir, le corps inélastique a moins de masse ; par exemple, quand la boule de terre glaise, qui est 2, et qui a 10 de vitesse, rencontre le cuivre 2, qui a aussi 10 de vitesse, l’enfoncement est 4.

 

         Mais si l’un des deux corps a 2 de masse et 10 de vitesse, et l’autre 4 de masse et 5 de vitesse, alors, quoique les causes paraissent égales, quoiqu’il y ait de part et d’autre égale quantité de mouvement, l’effet est cependant très différent. Pourquoi ? n’est-ce pas que les corps réagissent moins quand ils ont moins de masse, et réagissent plus quand ils sont plus massifs ?

 

         N’est-ce pas, toutes choses égales, parce qu’un corps est plus massif qu’il a plus de ressort, et qu’ainsi il réagit plus contre un petit corps à ressort qui le vient frapper, comme dans l’expérience d’Hermann (5) ? Et n’est-ce pas par cette même raison qu’un corps quelconque, toutes choses égales, réagit moins, s’il est plus petit ?

 

         Voilà mon doute.  Pardon de cette confession générale au temps de Pâques. Elle est trop longue ; mais si je voulais vous dire combien je vous aime et vous estime, je serais bien plus prolixe.

 

         Adieu ; je suis de toute mon âme votre, etc.

 

 

1 – Lettre de M. de Mairan, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, etc., à madame du Chastelet, 18 février 1741. (G.A.)

 

2 – Kœnig. (G.A.)

 

3 – Elle publia une réponse en date du 26 Mars. (G.A.)

 

4 – Sur la Mesure des surfaces et des solides. (G.A.)

 

5 – Auteur d’un traité De viribus et motibus corporum, 1716. (G.A.)

 

 

 

 

 

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