CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 83

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 83

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DE VOLTAIRE.

 

12 de Mars 1772.

 

 

      Mon très cher philosophe, je conçois par votre lettre et par ce qu’on m’écrit d’ailleurs que la littérature et la philosophie sont, comme nos finances, un peu sur le côté. Notre gouvernement a besoin d’économie, et les philosophes de patience. C’était dans ce temps-ci qu’il vous fallait voyager. Pour moi, dans tous les temps, il faut que je reste dans ma retraite ; ma santé s’affaiblit tous les jours. Il n’y a pas d’apparence que je vienne vous faire une visite à Paris, et j’en suis bien fâché.

 

      Je n’ai point vu la Clémentine (1) ; M. de La Harpe m’en parle, M. de Chabanon aussi, et ils n’en disent pas plus de bien que vous. S’il y a de bons vers, j’en ferai mon profit, car j’aime toujours les bons vers, tout vieux que je suis : mais on prétend que l’ouvrage est très ennuyeux ; c’est un grand mal. Une satire doit être piquante et gaie. J’ai peur que ce Clément ne soit un petit pédant, fort vain, fort sot, fort étourdi, de fort mauvaise humeur. Il se flatte qu’à force d’aboyer contre d’honnêtes gens il sera entendu à la cour, et qu’il obtiendra une pension comme le savetier Nuttelet en eut une (2) du clergé pour avoir insulté des jansénistes dans la rue.

 

      M. de Condorcet m’a parlé d’une tragédie des Druides (3), qui est, dit-on, l’abolition de l’ancienne prêtraille. Il dit que la pièce est philosophique ; c’est peut-être pour cela qu’on ne la joue point. Il y a deux choses que je voudrais voir à Paris, vous et l’opéra de Castor et Pollux (4), mais il faut que je renonce à tous les plaisirs.

 

      Madame Denis et moi nous vous embrassons, nous vous regrettons, nous vous aimons très tendrement.

 

      J’ai arrangé avec Gabriel Cramer la petite affaire avec l’enchanteur Merlin.

 

      A l’égard de ses tomes de Mélanges, il faut que vous sachiez que ce sont bêtises de typographie, tours de libraire, mensonges imprimés. Il a plu à Gabriel de débiter, sans me consulter, tous les rogatons qu’il a trouvés sous mon nom dans les Mercures et dans les feuilles de Fréron. Il en a même farci son édition in-4°. Je l’ai grondé terriblement, il n’en a fait que rire ; il dit que cela se vend toujours, que cela s’achète par les sots pendant un certain temps, qu’ensuite cela se vend quatre sous et demi la livre aux épiciers, et qu’il y a peu à perdre pour lui. Je suis une espèce d’agonisant qui voit vendre sa garde-robe avant d’avoir rendu le dernier soupir. Bonsoir ; mon agonie est votre très humble servante.

 

 

1 – La satire de Clément. (G.A.)

 

2 – Voyez le chapitre LXII de l’Histoire du Parlement. (G.A.)

 

3 – Par Leblanc. Jouée le 7 mars. (G.A.)

 

4 – Opéra de Rameau, joué en 1737 pour la première fois, et repris le 21 janvier 1772. Il y eut deux personnes d’étouffées à cette reprise, tant la foule était grande. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

22 d’Avril 1772.

 

 

      Sage digne d’un autre siècle, mon cher ami, vous voilà donc secrétaire perpétuel (1) ; c’est un titre que les secrétaires d’État n’ont pas. Il me semble qu’il y a une pension sur la cassette attachée à cette place. M. de Condorcet m’apprend cette nouvelle. Je vous pardonne de ne m’en avoir rien dit ; vous avez dû être un peu occupé.

 

      Vous ne mettrez point dans les archives de l’Académie le petit conte (2) que je vous envoie pour vous égayer. On m’écrit que Diderot est l’auteur d’un libelle contre moi, intitulé Réflexions sur la jalousie (3). Je n’en crois rien du tout ; je l’aime et l’estime trop pour le soupçonner un moment.

 

      Comment va le commerce des lettres avec les rois ? qui aurons-nous cette année pour confrère ? La Harpe a donné dans le Mercure une dissertation qui me paraît un chef d’œuvre (4).

 

      Je compte que ma lettre est pour vous et pour M. de Condorcet. J’ai une peine infinie à écrire, je n’en puis plus. Vale, amice.

 

 

1 – Secrétaire perpétuel de l’Académie française à la place de Duclos, mort le 26 mars. Il avait été nommé le 9 avril. (G.A.)

 

2 – La Bégueule. (G.A.)

 

3 – Cette brochure est de Le Roy. Voyez OPUSCULES LITTÉRAIRES, Lettre sur un écrit anonyme. (G.A.)

 

4 – De la Poésie lyrique ou de l’Ode chez les anciens et les modernes. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

1er de Juillet 1772.

 

 

      « J’en appelle aux étrangers, qui ont poussé les hauts cris, qui ont répété, après des Français, que nous étions une nation frivole qui savait rouer et ne savait pas combattre. Qui a donné le plus grand scandale, ou un enfant indiscret, ou des juges qui le font périr dans les plus affreux supplices ? La mort de l’infortuné chevalier de La Barre est un bien plus grand crime que celle de Calas. Au moins, dans celle-ci, un juge peut alléguer d’avoir été séduit par des présomptions et par le cri public ; dans celle-là, c’est une indécence punie comme le prétendu parricide de Toulouse.

 

      Obscurs fanatiques, qui du fond de vos tanières, où vous rongez les os et sucez le sang des sages, apprenez à l’univers que vous êtes les colonnes des mœurs et du culte ; phraseurs mitrés ou sans mitres, avec un capuchon ou sans capuchon, quand cesserez-vous de faire des homélies sur la charité, pour apprendre que c’est au bourreau d’instruire, et non pas au savant ? »

 

      Voilà, mon cher philosophe, ce qui a été prononcé à Cassel, le 8 d’avril (1), en présence de monsieur le landgrave, de six princes de l’Empire, et de la plus nombreuse assemblée, par un professeur en histoire que j’ai donné à monseigneur le landgrave. J’espère qu’il ne lui arrivera pas la même chose qu’à l’abbé Audra. On peut chez vous pendre des philosophes, mais la philosophie subsistera toujours.

 

Virtutem videant, intabescantque relicta.

 

PERSA., sat. III.

 

      M. Marmontel vous a-t-il montré les Systèmes ? quel profane a si cruellement estropié les Cabales (2) ?

 

      C’était un bizarre effet de la destinée qui préside au petit comme au grand, qu’on travaillât en même temps à Paris et à Ferney au sujet des Druides, sous des noms différents (3), et qu’on fît les mêmes difficultés à ces deux ouvrages (4).

 

      Il faut que les Français écrivent, et que l’étranger les imprime.

 

      Le parti est pris d’écraser les lettres.

 

      Tenez-vous bien. Adieu, Platon ; vivez chez vos barbares.

 

 

1 – Par Mallet du Pan, dans un Discours sur l’influence de la philosophie sur les lettres. C’est à Voltaire qu’il devait la chaire de littérature qu’il occupait à alors à Cassel. (G.A.)

 

2 – Voyez aux SATIRES. (G.A.)

 

3 – Voltaire écrivait alors sa tragédie des Lois de Minos, dont l’intrigue est la même que celle de la pièce de Leblanc. (G.A.)

 

4 – Les Druides avaient été défendus en avril. Voyez notre Avertissement en tête des Lois de Minos. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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