CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 82
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DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 18 de Novembre 1711.
Je ne sais, mon cher maître, par quelle fatalité je n’ai reçu que depuis deux jours votre lettre du 19 octobre, et le paquet qui y était joint. J’ai lu le beau Discours d’Anne Dubourg (1), qui ne corrigera point les fanatiques, mais qui du moins rendra le fanatisme odieux ; les Pourquoi (2), auxquels on ne répondra point, parce qu’il n’y a point de bonne réponse à y faire que de réformer les Welches, qui resteront Welches encore longtemps ; et la Méprise d’Arras (3), qui me paraît bien modestement appelée méprise, et qui n’empêchera point que les successeurs de ces assassins, aussi fanatiques, plus ignorants et plus vils, ne fassent souvent des méprises pareilles, sans compter tout ce qui nous attend ailleurs. Quand je vois tout ce qui se passe dans ce bas monde, je voudrais aller tirer le Père éternel par la barbe, et lui dire, comme dans une vieille farce de la Passion : Père éternel, quelle vergogne ! etc. Je suis navré et découragé. Je finirai, et je crois bientôt, par ne plus prendre aucun intérêt à toutes les sottises qui se disent, et à toutes les atrocités qui s’exercent de Pétersbourg à Lisbonne, et par trouver que tout ira bien quand j’aurai bien digéré et bien dormi. Je vous en souhaite autant, mon cher ami. Je fais du genre humain deux parts, l’opprimante et l’opprimée ; je hais l’une et je méprise l’autre. Que ne suis-je au coin de votre feu pour épancher mon cœur dans le vôtre ! je suis bien sûr que nous serions d’accord sur tous les points.
Il y a ici un abbé du Vernet (4), bon diable, zélé pour la bonne cause, et votre admirateur enthousiaste depuis longtemps, qui se propose d’élever à votre gloire, non pas une statue, comme Pigalle, mais un monument littéraire, et qui vous a écrit pour cet objet. Il dit que vous l’invitez d’aller à Ferney (5). Je vous demande vos bontés pour lui ; et j’espère que vous l’en trouverez digne.
C’est samedi prochain 23 que nous donnerons un successeur à ce prince (6), dont le nom a si stérilement chargé notre liste. Je ne vous réponds pas que nous ayons un bon poète ; nous en aurions un et même deux, si j’en étais cru ; mais je tâcherai du moins que nous ayons un homme de lettres honnête, et qui prenne intérêt à la cause commune. C’est à peu près tout ce que nous pouvons faire dans les circonstances présentes, et vous penseriez de même, si vous voyiez de près l’état des choses. Adieu, mon cher et illustre maître ; je vous embrasse tendrement. V.
1 – Voyez, section LÉGISLATION, Opuscules. (G.A.)
2 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article POURQUOI, qui parut d’abord en brochure. (G.A.)
3 –Voyez l’Affaire Montbailly. (G.A.)
4 – Auteur d’une Vie de Voltaire, publiée en 1786. (G.A.)
5 – Voyez la lettre à cet abbé du 8 novembre 1771. (G.A.)
6 – Le comte de Clermont. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
27 de Novembre 1771.
Mon cher philosophe, je vous envoie ce rogaton, qui sort de la presse (1). Il y a quelques articles qui pourront vous amuser. Vous n’avez pas été content de Memmius (2), car vous n’en dites mot. Il me paraît clair pourtant qu’il y a dans la nature une intelligence, et, par les imperfections et les misères de cette nature, il me paraît que cette intelligence est bornée ; mais la mienne est si prodigieusement bornée qu’elle craint toujours de ne savoir ce qu’elle dit ; elle respecte infiniment la vôtre ; elle gémit, comme vous, sur bien des choses ; elle vous est tendrement attachée.
1 – Encore un volume des Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)
2 – Voyez les Lettres de Memmius. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 6 de mars 1772.
Il y a un siècle, mon cher maître, que je ne vous ai rien dit. Je vous sais fort occupé, et je respecte votre temps, à condition que vous vous souviendrez toujours que vous avez en moi l’admirateur le plus constant, et l’ami le plus dévoué.
Vous ignorez peut-être qu’un polisson, nommé Clément, va de porte en porte lisant une mauvaise satire contre vous (1). Je ne l’ai point lue, quoiqu’on assure qu’elle est imprimée. On dit, et je le crois de reste, qu’elle ne vaut la peine ni d’être imprimée ni d’être lue. On ajoute que la plupart de vos amis y sont maltraités ; mais on ajoute encore, et on assure même que le grand prôneur de la pièce, le grand protecteur de l’auteur, est M. l’abbé de Mably, qui mène M. Clément sur le poing de porte en porte, et qui le présente à toutes ses connaissances. Ce M. l’abbé de Mably est frère de l’abbé de Condillac, dont il n’a sûrement pas pris les conseils en cette occasion. La haine que ce protecteur de Clément affiche contre les philosophes est d’autant plus étrange, qu’assurément personne n’a plus affiché que lui, et dans ses discours et dans ses ouvrages, les maximes antireligieuses et antidespotiques qu’on reproche à tort ou à droit à la plupart de ceux que Clément attaque dans sa rapsodie. Voilà, mon cher confrère, ce qu’il est bon que vous sachiez ; car enfin il est bon de ne pas ignorer à qui l’on a affaire.
Je n’ajouterai rien à ce détail, sinon que la littérature est dans un état pire que jamais ; que je deviens presque imbécile de découragement et de tristesse, mais que cet imbécile vous aimera et vous admirera toujours.
Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse et vous recommande les polissons et leurs protecteurs.
1 – Boileau à Voltaire. Voyez, le XXXVe des Articles de Journaux. (G.A.)