CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 56
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
12 de Janvier 1770.
Premièrement, mon cher philosophe, il faut que je vous dise que j'ai vu, il y a quelque temps, une annonce intitulée Supplément à l'Encyclopédie, etc. (1). Ce plan ou programme, appelé Prospectus ; comme si nous manquions de mots français, commence ainsi :
« Des libraires associés avaient projeté de refondre entièrement l'immense Dictionnaire de l'Encyclopédie, et d'en faire un ouvrage nouveau ; mais on leur a représenté, etc. »
Il manquait à cet édit la formule, car tel est notre plaisir. Vous avez enrichi les libraires, et vous voyez qu'ils n'en sont pas plus modestes.
Il y a quelqu'un qui fait, dit-on, un petit supplément (2) pour se réjouir ; mais il ne fera aucune représentation à ces messieurs.
J'ai lu un petit Avis aux gens de lettres, par M. de Falbaire, auteur de l'Honnête criminel (3) ; il ne traite pas ces despotes (j'entends les libraires) avec tout le respect possible.
Je ne sais où en est actuellement l'affaire de Luneau de Boisjermain (4) ; j'imagine qu'elle s'en ira en fumée, comme toutes les affaires qui traînent.
Je sais à présent qui (5) vous a récité des vers sur Michon ou Michault ; je sais qui vous a dit qu'ils étaient de moi. Il n'est point du tout honnête qu'Achille ait voulu combattre sous les armes de Patrocle. Heureusement il est assez sage pour n'avoir point lâché son ouvrage dans le monde ; mais je ne dois pas être content du procédé. Je lui pardonne à condition qu'il assommera le bœuf tigre (6) quand il le rencontrera ; mais je ne lui pardonne qu'à cette condition.
Je m'aperçois que je passe ma vie à pardonner ; mais ce n'est pas à vous, qui êtes mon vrai philosophe, et qui remplissez tous les devoirs de la société. Vos théorèmes sur cet article sont aussi bons que sur tout le reste.
Est-il vrai que l'abbé Alary soit encore plus vieux (7) et, plus mal que moi ? Je l'en défie, car je n'en puis plus.
L'oncle et la nièce vous embrassent de tout leur cœur.
1 – Il parut en cinq volumes, 1776 (G.A.)
2 – Voltaire travaillait à ses Questions sur l'Encyclopédie, qui ont été refondues dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
3 – Célèbre drame en vers. (G.A.)
4 – Les libraires voulaient lui interdire de vendre ses propres ouvrages. (G.A.)
5 – Turgot. (G.A.)
6 – Les parlementaires. (G.A.)
7 – Cet abbé, qui avait été précepteur de Louis XV, comptait quatre-vingts ans. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 25 de janvier 1770.
Mon cher confrère, mon cher maître, mon cher ami, je vous prie d'en croire mon tendre attachement pour vous ; soyez sûr qu'on ne vous a pas dit vrai sur la personne qu'on a accusée auprès de vous. Il est vrai qu'un de vos amis et des miens me dit, il y a environ trois ou quatre mois, avoir entendu quelques morceaux d'un poème intitulé Michaut et Michel ; mais il ne m'en dit pas un seul vers, et n'ajouta absolument rien qui pût me faire connaître ou même me faire soupçonner l'auteur. Il est d'ailleurs trop de vos amis pour qu'il puisse jamais avoir à se reprocher la moindre imprudence à votre égard, à plus forte raison l'ombre même de la calomnie. Personne ne vous rend justice avec plus de connaissance, et j'ajoute avec plus de courage ; il vous en a donné des preuves publiques dans cette capitale des Welches, où ceux mêmes qui courent en foule à vos pièces de théâtre n'osent encore vous donner la place que vous méritez ; et on peut dire de lui, « Repertus erat qui efferret quæ omnes animo agitabant. »
A cette occasion, je veux vous faire part de ce que je pensais, il y a quelques jours, en lisant vos vers, et en les comparant à ceux de Despréaux et de Racine. Je pensais donc qu'en lisant Despréaux on conclut et on sent que ses vers ici ont coûté ; qu'en lisant Racine, on le conclut sans le sentir et qu'en vous lisant on ne le conclut ni ne le sent ; et je concluais, moi, que j'aimerais mieux être vous que les deux autres.
Je n'ai point lu le Plan ou Prospectus des Suppléments à l'Encyclopédie. L'impertinence des libraires ne m'étonne pas ; j'en dirai pourtant un mot à Panckoucke ; et je vous invite aussi à lui faire sur ce sujet une petite correction fraternelle ou magistrale.
Je crois que l'affaire de Luneau de Boisjermain s'en ira en fumée. On voudrait bien, je crois, donner gain de cause aux libraires ; mais on craint un peu le cri des gens de lettres, et c'est quelque chose que ce cri retienne un peu les gens en place.
Avez-vous lu un ouvrage intitulé Dialogue sur le commerce des blés (1) ? il excite ici une grande fermentation. Cet ouvrage pourrait être de meilleur goût à certains égards ; mais il me paraît plein d'esprit et de philosophie. Je voudrais seulement que l'auteur fût moins favorable au despotisme ; car, depuis les premiers commis jusqu'aux libraires, j'ai presque autant d'aversion que vous pour les despotes.
Nous avons bien des confrères qui menacent ruine, l'abbé Alary, le président Hénault, Paradis de Moncrif, qui sera bientôt Moncrif de paradis. Ne vous avisez pas d'être leur compagnon de voyage, vous n'êtes pas fait pour cette compagnie ; attendez plutôt que nous partions ensemble : pour peu que vous soyez pressé, je crois que je ne vous ferai pas attendre : j'ai des étourdissements et un affaiblissement de tête qui m'annoncent le détraquement de la machine. Je vais essayer de vivre en bête pendant trois ou quatre mois ; car je ne connais de remède que le régime et le repos. Adieu, mon cher ami : je vous embrasse de toute mon âme. Quand je me verrai prêt à mourir, je vous manderai, si je puis, le jour que j'aurai retenu ma place au coche.
1 – Par l'abbé Galiani. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
31 de janvier 1770.
Rétablissez votre santé, mon très cher philosophe ; j'en connais tout le prix, quoique je n'en aie jamais eu, porro unum est necessarium ; et, sans ce nécessaire, adieu tout le plaisir, qui est plus nécessaire encore. Je me souviens que je n'ai pas répondu à une galanterie de votre part, qui commençait par Sic ille vir (1) : soyez sûr que vir ille n'a jamais trempé dans l'infâme complot dont vous avez entendu parler. Il n'est pas homme à demander ce que certaines personnes avaient imaginé de demander pour lui (2) ; mais il désirerait fort de vous embrasser et de causer avec vous.
Je vous avais bien dit que l'aventure de Martin était véritable. Le procureur-général travaille actuellement à réhabiliter sa mémoire ; mais comment réhabilitera-t-on les Martins qui l'ont condamné ? Le pauvre homme a expiré sur la roue, et le tout par méprise. Qu'on me dise à présent quel est l'homme qui est assuré de n'être pas roué !
Voici l'édit des libraires, tel que je l'ai reçu ; c'est à vous à voir si vous l'enregistrerez. Pour moi, je déclare d'abord que je ne souffrirai pas que mon nom soit placé avant le vôtre et celui de M. Diderot dans un ouvrage qui est tout à vous deux. Je déclare ensuite que mon nom ferait plus de tort que de bien à l'ouvrage, et ne manquerait pas de réveiller des ennemis qui croiraient trouver trop de liberté dans les articles les plus mesurés. Je déclare, de plus, qu'il faut rayer mon nom, pour l'intérêt même de l'entreprise.
Je déclare enfin que, si mes souffrances continuelles me permettent l'amusement du travail, je travaillerai sur un autre plan qui ne conviendra pas peut-être à la gravité d'un Dictionnaire encyclopédique.
Il vaut mieux d'ailleurs que je sois le panégyriste de cet ouvrage, que si j'en étais le collaborateur.
Enfin ma dernière déclaration est que, si les entrepreneurs veulent glisser dans l'ouvrage quelques-uns des articles auxquels je m'amuse, ils en seront les maîtres absolus, quand mes fantaisies auront paru. Alors ils pourront corriger, élaguer, retrancher, amplifier, supprimer tout ce que le public aura trouvé mauvais ; je les en laisserai les maîtres.
Vous pourrez, mon très cher philosophe, faire part de ma résolution à qui vous jugerez à propos ; tout ce que vous ferez sera bien fait : mais surtout portez-vous bien. Madame Denis vous fait ses compliments ; nous vous embrassons tous deux de tout notre cœur.
1 – Voyez la lettre de d'Alembert du 11 décembre 1769. (G.A.)
2 – La permission de revenir à Paris. (G.A.)