HISTOIRE DE RUSSIE - PREMIÈRE PARTIE - Chapitre XX - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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SECONDE PARTIE.

 

 

(Partie 3)

 

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

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CAMPAGNE DU PRUTH.

 

 

 

 

 

 

          A quelque petit nombre de l’armée russe fût réduite, on se flattait qu’une résistance si intrépide et si opiniâtre en imposerait au grand-vizir ; qu’on obtiendrait la paix à des conditions honorables pour la Porte ottomane ; que ce traité, en rendant le vizir agréable à son maître, ne serait pas trop humiliant pour l’empire de Russie. Le grand mérite de Catherine fut, ce semble, d’avoir vu cette possibilité dans un moment où les généraux ne paraissaient voir qu’un malheur inévitable (1).

 

         Norberg, dans son Histoire de Charles XII, rapporte une lettre du czar au grand-vizir dans laquelle il s’exprime en ces mots : « Si, contre mon attente, j’ai eu le malheur d’avoir déplu à sa hautesse, je suis prêt à réparer les sujets de plainte qu’elle peut avoir contre moi…. Je vous conjure, très noble général, d’empêcher qu’il ne soit répandu plus de sang, et je vous supplie de faire cesser dans le moment le feu excessif de votre artillerie…. Recevez l’otage que je viens de vous envoyer…. »

 

       Cette lettre porte tous les caractères de fausseté, ainsi que la plupart des pièces rapportées au hasard par Norberg : elle est datée du 11 juillet, nouveau style ; et on n’écrivit à Baltagi Mehemet que le 21, nouveau style : ce ne fut point le czar qui écrivit, ce fut le maréchal Sheremetof : on ne se servit point dans cette lettre de ces expressions, « le czar a eu le malheur de déplaire à sa hautesse ; » ces termes ne conviennent qu’à un sujet qui demande pardon à son maître : il n’est point question d’otage ; on n’en envoya point ; la lettre fut portée par un officier, tandis que l’artillerie tonnait des deux côtés. Sheremetof, dans sa lettre, faisait seulement souvenir le vizir de quelques offres de paix que la Porte avait faites au commencement de la campagne par les ministres d’Angleterre et de Hollande, lorsque le divan demandait la cession de la citadelle et du port de Taganrock, qui étaient les vrais sujets de la guerre.

 

        Il se passa quelques heures avant qu’on eût une réponse du grand-vizir. On craignait que le porteur n’eût été tué par le canon, ou n’eût été retenu par les Turcs. On dépêcha un second courrier (2) avec un duplicata, et on tint conseil de guerre en présence de Catherine. Dix officiers généraux signèrent le résultat que voici :

 

         « Si l’ennemi ne veut pas accepter les conditions qu’on lui offre, et s’il demande que nous posions les armes, et que nous nous rendions à discrétion, tous les généraux et les ministres sont unanimement d’avis de se faire jour au travers des ennemis. »

 

         En conséquence de cette résolution, on entoura le bagage de retranchements, et on s’avança jusqu’à cent pas de l’armée turque, lorsque enfin le grand-vizir fit publier une suspension d’armes.

 

         Tout le parti suédois a traité dans ses mémoires ce vizir de lâche et d’infâme, qui s’était laissé corrompre. C’est ainsi que tant d’écrivains ont accusé le comte Piper d’avoir reçu de l’argent du duc de Marlborough pour engager le roi de Suède à continuer la guerre contre le czar, et qu’on a imputé à un ministre de France d’avoir fait, à prix d’argent, le traité de Séville. De telles accusations ne doivent être avancées que sur des preuves évidentes. Il est très rare que des premiers ministres s’abaissent à de si honteuses lâchetés, découvertes tôt ou tard par ceux qui ont donné l’argent, et par les registres qui en font foi. Un ministre est toujours un homme en spectacle à l’Europe, son honneur est à la base de son crédit ; il est toujours assez riche pour n’avoir pas besoin d’être un traître.

 

          La place de vice-roi de l’empire ottoman est si belle, les profits en sont si immenses en temps de guerre, l’abondance et la magnificence régnaient à un si haut point dans les tentes de Baltagi Mehemet, la simplicité et surtout la disette étaient si grandes dans l’armée du czar, que c’était bien plutôt au grand-vizir à donner qu’à recevoir. Une légère attention de la part d’une femme qui envoyait des pelisses et quelques bagues, comme il est d’usage dans toutes les cours, ou plutôt dans toutes les Portes orientales, ne pouvait être regardée comme une corruption. La conduite franche et ouverte de Baltagi Mehemet semble confondre les accusations dont on a souillé tant d’écrits touchant cette affaire. Le vice-chancelier Schaffirof alla dans sa tente avec un grand appareil ; tout se passa publiquement, et ne pouvait se passer autrement. La négociation même fut entamée en présence d’un homme attaché au roi de Suède, et domestique du comte Poniatowski, officier de Charles XII, lequel servit d’abord d’interprète ; et les articles furent rédigés publiquement par le premier secrétaire du viziriat, nommé Hummer Effendi. Le comte Poniatowski y était présent lui-même. Le présent qu’on faisait au kiaia fut offert publiquement et en cérémonie ; tout se passa selon l’usage des Orientaux ; on se fit des présents réciproques : rien ne ressemble moins à une trahison. Ce qui détermina le vizir à conclure, c’est que dans ce temps-là même le corps d’armée commandé par le général Renne, sur la rivière de Sireth en Moldavie, avait passé trois rivières, et était alors vers le Danube, où Renne venait de prendre la ville et le château de Brahila, défendus par une garnison nombreuse, commandée par un pacha. Le czar avait un autre corps d’armée qui avançait des frontières de la Pologne. Il est de plus très vraisemblable que le vizir ne fut pas instruit de la disette que souffraient les Russes. Le compte des vivres et des munitions n’est pas communiqué à son ennemi ; on se vante, au contraire, devant lui d’être dans l’abondance, dans le temps qu’on souffre le plus. Il n’y a point de transfuges entre les Turcs et les Russes ; la différence des vêtements, de la religion et du langage, ne le permet pas. Ils ne connaissent point comme nous la désertion ; aussi le grand-vizir ne savait pas au juste dans quel état déplorable était l’armée de Pierre.

 

          Baltagi, qui n’aimait pas la guerre et qui cependant l’avait bien faite, crut que son expédition était assez heureuse s’il remettait aux mains du grand-seigneur les villes et les ports pour lesquels il combattait ; s’il renvoyait des bords du Danube en Russie l’armée victorieuse du général Renne, et s’il fermait à jamais l’entrée des Palus-Méotides, le Bosphore cimmérien, la mer Noire à un prince entreprenant ; enfin s’il ne mettait pas des avantages certains au risque d’une nouvelle bataille, qu’après tout le désespoir pouvait gagner contre la force : il avait vu ses janissaires repoussés la veille, et il y avait bien plus d’un exemple de victoires remportées par le petit nombre contre le grand. Telles furent ses raisons : ni les officiers de Charles qui étaient dans son armée, ni le kan des Tartares ne les approuvèrent. L’intérêt des Tartares était de pouvoir exercer leurs pillages sur les frontières de Russie et de Pologne ; l’intérêt de Charles XII était de se venger du czar ; mais le général, le premier ministre de l’empire ottoman, n’était animé ni par la vengeance particulière d’un prince chrétien, ni par l’amour du butin qui conduisait les Tartares. Dès qu’on fut convenu d’une suspension d’armes, les Russes achetèrent des Turcs les vivres dont ils manquaient. Les articles de cette paix ne furent point rédigés comme le voyageur La Motraye le rapporte et comme Norberg le copie d’après lui. Le vizir, parmi les conditions qu’il exigeait, voulait d’abord que le czar s’engageât à ne plus entrer dans les intérêts de la Pologne ; et c’est sur quoi Poniatowski insistait ; mais il était, au fond, convenable à l’empire turc que la Pologne restât désunie et impuissante : ainsi cet article se réduisit à retirer les troupes russes des frontières. Le kan des Tartares demandait un tribut de quarante mille sequins : ce point fut longtemps débattu, et ne passa point.

 

         Le vizir demanda longtemps qu’on lui livrât Cantemir, comme le roi de Suède s’était fait livrer Patkul. Cantemir se trouvait précisément dans le même cas où avait été Mazeppa. Le czar avait fait à Mazeppa son procès criminel, et l’avait fait exécuter en effigie. Les Turcs n’en usèrent point ainsi : ils ne connaissent ni les procès par contumace, ni les sentences publiques. Ces condamnations affichées et les exécutions en effigie sont d’autant moins en usage chez eux, que leur loi leur défend les représentations humaines, de quelque genre qu’elles puissent être. Ils insistèrent en vain sur l’extradition de Cantemir. Pierre écrivit ces propres paroles au vice-chancelier Schaffirof :

 

        « J’abandonnerai plutôt aux Turcs tout le terrain qui s’étend jusqu’à Cursk ; il me restera l’espérance de le recouvrer : mais la perte de ma foi est irréparable, je ne peux la violer. Nous n’avons de propre que l’honneur ; y renoncer, c’est cesser d’être monarque. »

 

        Enfin le traité fut conclu et signé près du village nommé Falksen, sur les bords du Pruth. On convint dans le traité qu’Azof et son territoire seraient rendus avec les munitions et l’artillerie dont il était pourvu avant que le czar l’eût pris, en 1696 ; que le port de Taganrock, sur la mer de Zabache, serait démoli, ainsi que celui de Samara, sur la rivière de ce nom, et d’autres petites citadelles. On ajouta enfin un article touchant le roi de Suède, et cet article même faisait assez voir combien le vizir était mécontent de lui. Il fut stipulé que ce prince ne serait point inquiété par le czar, s’il retournait dans ses Etats, et que d’ailleurs le czar et lui pouvaient faire la paix s’ils en avaient envie.

 

          Il est bien évident, par la rédaction singulière de cet article, que Baltagi Mehemet se souvenait des hauteurs de Charles XII. Qui sait même si ces hauteurs n’avaient pas incliné Mehemet du côté de la paix ? La perte du czar était la grandeur de Charles, et il n’est pas dans le cœur humain de rendre puissants ceux qui nous méprisent. Enfin ce prince, qui n’avait pas voulu venir à l’armée du vizir quand il avait besoin de le ménager, accourut quand l’ouvrage qui lui ôtait toutes ses espérances allait être consommé. Le vizir n’alla point à sa rencontre, et se contenta de lui envoyer deux bachas ; il ne vint au-devant de Charles qu’à quelque distance de sa tente.

 

         La conversation ne se passa, comme on le sait, qu’en reproches. Plusieurs historiens ont cru que la réponse du vizir au roi, quand ce prince lui reprocha d’avoir pu prendre le czar prisonnier, et de ne l’avoir pas fait, était la réponse d’un imbécile. « Si j’avais pris le czar, dit-il, qui aurait gouverné son empire ? » Il est aisé pourtant de comprendre que c’était la réponse d’un homme piqué ; et ces mots qu’il ajouta : « Il ne faut pas que tous les rois sortent de chez eux, » montrent assez combien il voulait mortifier l’hôte de Bender.

 

         Charles ne retira d’autre fruit de son voyage que celui de déchirer la robe du grand-vizir avec l’éperon de ses bottes. Le vizir, qui pouvait l’en faire repentir, feignit de ne s’en pas apercevoir ; et en cela il était très supérieur à Charles. Si quelque chose put faire sentir à ce monarque, dans sa vie brillante et tumultueuse, combien la fortune peut confondre la grandeur, c’est qu’à Pultava un pâtissier avait fait mettre bas les armes à toute son armée, et qu’au Pruth un fendeur de bois avait décidé du sort du czar et du sien ; car ce vizir Baltagi Mehemet avait été fendeur de bois dans le sérail, comme son nom le signifie ; et, loin d’en rougir, il s’en faisait honneur : tant les mœurs orientales différent des nôtres.

 

         Le sultan et tout Constantinople furent d’abord très contents de la conduite du vizir : on fit des réjouissances publiques une semaine entière ; le kiaia de Mehemet, qui porta le traité au divan, fut élevé incontinent à la dignité de boujouk imraour, grand-écuyer : ce n’est pas ainsi qu’on traite ceux dont on croit être mal servi.

 

         Il paraît que Norberg connaissait peu le gouvernement ottoman, puisqu’il dit « que le grand-seigneur ménageait son vizir, et que Baltagi Mehemet était à craindre. » Les janissaires ont été souvent dangereux aux sultans, mais il n’y a pas un exemple d’un seul vizir qui n’ait été aisément sacrifié sur un ordre de son maître ; et Mehemet n’était pas en état de se soutenir par lui-même. C’est, de plus, se contredire que d’assurer dans la même page que les janissaires étaient irrités contre Mehemet, et que le sultan craignait son pouvoir.

 

          Le roi de Suède fut réduit à la ressource de cabaler à la cour ottomane. On vit un roi qui avait fait des rois s’occuper à faire présenter au sultan des mémoires et des placets qu’on ne voulait pas recevoir. Charles employa toutes les intrigues, comme un sujet qui veut décrier un ministre auprès de son maître. C’est ainsi qu’il se conduisit contre le vizir Mehemet et contre tous ses successeurs : tantôt on s’adressait à la sultane validé par une juive, tantôt on employait un eunuque : il y eut enfin un homme (3) qui, se mêlant parmi les gardes du grand-seigneur, contrefit l’insensé, afin d’attirer ses regards, et de pouvoir lui donner un mémoire du roi. De toutes ces manœuvres, Charles ne recueillit d’abord que la mortification de se voir retrancher son thaïm, c’est-à-dire la subsistance que la générosité de la Porte lui fournissait par jour, et qui se montait à quinze cents livres, monnaie de France. Le grand-vizir, au lieu de thaïm, lui dépêcha un ordre, en forme de conseil, de sortir de la Turquie.

 

          Charles s’obstina plus que jamais à rester, s’imaginant toujours qu’il rentrerait en Pologne, et dans l’empire russe, avec une armée ottomane. Personne n’ignore quelle fut enfin, en 1714, l’issue de son audace inflexible, comment il se battit contre une armée de janissaires, de spahis, et de Tartares, avec ses secrétaires, ses valets de chambre, ses gens de cuisine et d’écurie ; qu’il fut captif dans le pays où il avait joui de la plus généreuse hospitalité ; qu’il retourna ensuite déguisé en courrier dans ses Etats, après avoir demeuré cinq années en Turquie. Il faut avouer que s’il y a eu de la raison dans sa conduite, cette raison n’était pas faite comme celle des autres hommes (4).

 

 

 

 

 

1 – Voltaire insiste sur les mérites de Catherine Ire par galanterie pour Catherine II. (G.A.)

 

2 – 21 juillet 1711.

 

3 – Villelongue. Voyez l’Histoire de Charles XII. (G.A.)

 

4 – Voltaire juge mieux ici Charles XII que dans l’histoire précédente. (G.A.)

 

 

 

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