SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXXVI - Du calvinisme au temps de Louis XIV - Partie 1
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
- Partie 1 -
CHAPITRE XXXVI.
DU CALVINISME AU TEMPS DE LOUIS XIV.
Il est affreux sans doute que l’Eglise chrétienne ait toujours été déchirée par ses querelles, et que le sang ait coulé pendant tant de siècles par des mains qui portaient le Dieu de la paix. Cette fureur fut inconnue au paganisme. Il couvrit la terre de ténèbres, mais il ne l’arrosa guère que du sang des animaux ; et si quelquefois, chez les Juifs et chez les païens, on dévoua des victimes humaines, ces dévouements, tout horribles qu’ils étaient, ne causèrent point de guerres civiles. La religion des païens ne consistait que dans la morale et dans les fêtes. La morale, qui est commune aux hommes de tous les temps et de tous les lieux, et les fêtes, qui n’étaient que des réjouissances, ne pouvaient troubler le genre humain.
L’esprit dogmatique apporta chez les hommes la fureur des guerres de religion. J’ai recherché longtemps comment et pourquoi cet esprit dogmatique, qui divisa les écoles de l’antiquité païenne sans causer le moindre trouble, en a produit parmi nous de si horribles. Ce n’est pas le seul fanatisme qui en est cause ; car les gymnosophistes et les bramins, les plus fanatiques des hommes, ne firent jamais de mal qu’à eux-mêmes. Ne pourrait-on pas trouver l’origine de cette nouvelle peste qui a ravagé la terre, dans ce combat naturel de l’esprit républicain qui anima les premières Eglises contre l’autorité qui hait la résistance en tout genre ? Les assemblées secrètes, qui bravaient d’abord dans des caves et dans des grottes les lois de quelques empereurs romains, formèrent peu à peu un Etat dans l’Etat : c’était une république cachée au milieu de l’empire. Constantin la tira de dessous terre pour la mettre à côté du trône. Bientôt l’autorité attachée aux grands sièges se trouva en opposition avec l’esprit des chrétiens. Souvent, dès que l’évêque d’une métropole faisait valoir un sentiment, un évêque suffragant, un prêtre, un diacre, en avaient un contraire. Toute autorité blesse en secret les hommes, d’autant plus que toute autorité veut toujours s’accroître. Lorsqu’on trouve, pour lui résister, un prétexte qu’on soit sacré, on se fait bientôt un devoir de la révolte. Ainsi les uns deviennent persécuteurs, les autres rebelles, en attestant Dieu des deux côtés.
Nous avons vu combien, depuis les disputes du prêtre Arius (1) contre un évêque, la fureur de dominer sur les âmes a troublé la terre. Donner son sentiment pour la volonté de Dieu, commander de croire sous peine de la mort du corps et des tourments éternels de l’âme, a été la dernière période du despotisme de l’esprit dans quelques hommes ; et résister à ces deux menaces a été dans d’autres le dernier effort de la liberté naturelle. Cet Essai sur les mœurs, que vous avez parcouru (2), vous a fait voir depuis Théodose une lutte perpétuelle entre la juridiction séculière et l’ecclésiastique, et depuis Charlemagne les efforts réitérés des grands fiefs contre les souverains, les évêques élevés souvent contre les rois, les papes aux prises avec les rois et les évêques.
On disputait peu dans l’Eglise latine aux premiers siècles. Les invasions continuelles des Barbares permettaient à peine de penser ; et il y avait peu de dogmes qu’on eût assez développés pour fixer la croyance universelle. Presque tout l’Occident rejeta le culte des images au siècle de Charlemagne. Un évêque de Turin, nommé Claude, les proscrivit avec chaleur, et retint plusieurs dogmes qui font encore aujourd’hui le fondement de la religion des protestants. Ces opinions se perpétuèrent dans les vallées du Piémont, du Dauphiné, de la Provence, du Languedoc : elles éclatèrent au douzième siècle : elles produisirent bientôt après la guerre des Albigeois, et ayant passé ensuite dans l’université de Prague, elles excitèrent la guerre des hussites. Il n’y eut qu’environ cent ans d’intervalle entre la fin des troubles qui naquirent de la cendre de Jean Hus et de Jérôme de Prague, et ceux que la vente des indulgences fit renaître. Les anciens dogmes embrassés par les Vaudois, les Albigeois, les hussites, renouvelés et différemment expliqués par Luther et Zuingle, furent reçus avec avidité dans l’Allemagne, comme un prétexte pour s’emparer de tant de terres dont les évêques et les abbés s’étaient mis en possession, et pour résister aux empereurs, qui alors marchaient à grands pas au pouvoir despotique. Ces dogmes triomphèrent en Suède et en Danemark, pays où les peuples étaient libres sous des rois.
Les Anglais, dans qui la nature a mis l’esprit d’indépendance, les adoptèrent, les mitigèrent, et en composèrent une religion pour eux seuls. Le presbytérianisme établit en Ecosse, dans les temps malheureux, une espèce de république dont le pédantisme et la dureté étaient beaucoup plus intolérables que la rigueur du climat, et même que la tyrannie des évêques qui avait excité tant de plaintes. Il n’a cessé d’être dangereux en Ecosse que quand la raison, les lois et la force l’ont réprimé. La réforme pénétra en Pologne, et y fit beaucoup de progrès dans les seules villes où le peuple n’est point esclave. La plus grande et la plus riche partie de la république helvétique n’eut pas de peine à la recevoir. Elle fut sur le point d’être établie à Venise par la même raison ; et elle y eût pris racine si Venise n’eût pas été voisine de Rome, et peut-être si le gouvernement n’eût pas craint la démocratie, à laquelle le peuple aspire naturellement dans toute république, et qui était alors le grand but de la plupart des prédicants. Les Hollandais ne prirent cette religion que quand ils secouèrent le joug de l’Espagne. Genève devint un Etat entièrement républicain en devenant calviniste.
Toute la maison d’Autriche écarta ces religions de ses Etats autant qu’il lui fut possible. Elles n’approchèrent presque point de l’Espagne. Elles ont été extirpées par le fer et par le feu dans les Etats du duc de Savoie, qui ont été leur berceau. Les habitants des vallées piémontaises ont éprouvé, en 1655, ce que les peuples de Mérindol et de Cabrières éprouvèrent en France sous François Ier. Le duc de Savoie absolu a exterminé chez lui la secte dès qu’elle lui a paru dangereuse : il n’en reste que quelques faibles rejetons ignorés dans les rochers qui les renferment. On ne vit point les luthériens et les calvinistes causer de grands troubles en France sous le gouvernement ferme de François 1er et de Henri II : mais dès que le gouvernement fut faible et partagé, les querelles de religion furent violentes. Les Condé et les Coligny, devenus calvinistes parce que les Guises étaient catholiques, bouleversèrent l’Etat à l’envi. La légèreté et l’impétuosité de la nation, la fureur de la nouveauté et l’enthousiasme, firent, pendant quarante ans, du peuple le plus poli un peuple de barbares.
Henri IV, né dans cette secte qu’il aimait sans être entêté d’aucune, ne put, malgré ses victoires et ses vertus, régner sans abandonner le calvinisme : devenu catholique, il ne fut pas assez ingrat pour vouloir détruire un parti si longtemps ennemi des rois, mais auquel il devait en partie sa couronne ; et s’il avait voulu détruire cette faction, il ne l’aurait pas pu. Il la chérit, la protégea et la réprima.
Les huguenots en France faisaient alors à peu près la douzième partie de la nation. Il y avait parmi eux des seigneurs puissants : des villes entières étaient protestantes. Ils avaient fait la guerre aux rois : on avait été contraint de leur donner des places de sûreté : Henri III leur en avait accordé quatorze dans le seul Dauphiné ; Montauban, Nîmes dans le Languedoc ; Saumur, et surtout La Rochelle, qui faisait une république à part, et que le commerce et la faveur de l’Angleterre pouvaient rendre puissante. Enfin Henri IV sembla satisfaire son goût, sa politique, et même son devoir, en accordant au parti le célèbre édit de Nantes, en 1598. Cet édit n’était au fond que la confirmation des privilèges que les protestants de France avaient obtenus des rois précédents les armes à la main, et que Henri-le-Grand, affermi sur le trône, leur laissa par bonne volonté (3).
Par cet édit de Nantes, que le nom de Henri IV rendit plus célèbre que tous les autres, tout seigneur de fief haut justicier pouvait avoir dans son château plein exercice de la religion prétendue réformée : tout seigneur sans haute justice pouvait admettre trente personnes à son prêche. L’entier exercice de cette religion était autorisé dans tous les lieux qui ressortissaient immédiatement à un parlement.
Les calvinistes pouvaient faire imprimer, sans s’adresser aux supérieurs, tous leurs livres, dans les villes où leur religion était permise.
Ils étaient déclarés capables de toutes les charges et dignités de l’Etat ; et il y parut bien en effet, puisque le roi fit ducs et pairs les seigneurs de La Trimouille et de Rosny.
On créa une chambre exprès au parlement de Paris, composée d’un président et de seize conseillers, laquelle jugea tous les procès des réformés, non-seulement dans le district immense du ressort de Paris, mais dans celui de Normandie et de Bretagne. Elle fut nommée la chambre de l’édit. Il n’y eut jamais, à la vérité, qu’un seul calviniste admis de droit parmi les conseillers de cette juridiction. Cependant, comme elle était destinée à empêcher les vexations dont le parti se plaignait, et que les hommes se piquent toujours de remplir un devoir qui les distingue, cette chambre, composée de catholiques, rendit toujours aux huguenots, de leur aveu même, la justice la plus impartiale.
Ils avaient une espèce de petit parlement à Castres, indépendant de celui de Toulouse. Il y eut à Grenoble et à Bordeaux des chambres mi-parties catholiques et calvinistes. Leurs Eglises s’assemblaient en synodes comme l’Eglise gallicane. Ces privilèges et beaucoup d’autres incorporèrent ainsi les calvinistes au reste de la nation (4). C’était à la vérité attacher des ennemis ensemble ; mais l’autorité, la bonté et l’adresse de ce grand roi les continrent pendant sa vie.
Après la mort à jamais effrayante et déplorable de Henri IV, dans la faiblesse d’une minorité et sous une cour divisée, il était bien difficile que l’esprit républicain des réformés n’abusât de ses privilèges, et que la cour, toute faible qu’elle était, ne voulût les restreindre. Les huguenots avaient déjà établi en France des cercles, à l’imitation de l’Allemagne. Les députés de ces cercles étaient souvent séditieux ; et il y avait dans le parti des seigneurs plein d’ambition. Le duc de Bouillon, et surtout le duc de Rohan, le chef le plus accrédité des huguenots, précipitèrent bientôt dans la révolte l’esprit remuant des prédicants et le zèle aveugle des peuples. L’assemblée générale du parti osa, dès 1615, présenter à la cour un cahier par lequel, entre autres articles injurieux, elle demandait qu’on réformât le conseil du roi (5). Ils prirent les armes en quelques endroits, dès l’an 1616 ; et l’audace des huguenots se joignant aux divisions de la cour, à la haine contre les favoris, à l’inquiétude de la nation, tout fut longtemps dans le trouble. C’était des séditions, des intrigues, des menaces, des prises d’armes, des paix faites à la hâte, et rompues de même ; c’est ce qui faisait dire au célèbre cardinal Bentivoglio, alors nonce en France, qu’il n’y avait vu que des orages.
Dans l’année 1621, les Eglises réformées de France offrirent à Lesdiguières, devenu depuis connétable, le généralat de leurs armées, et cent mille écus par mois. Mais Lesdiguières, plus éclairé dans son ambition qu’eux dans leurs factions, et qui les connaissant pour les avoir commandés, aima mieux alors les combattre que d’être à leur tête ; et pour réponse à leurs offres, il se fit catholique. Les huguenots s’adressèrent ensuite au maréchal duc de Bouillon, qui dit qu’il était trop vieux ; enfin ils donnèrent cette malheureuse place au duc de Rohan, qui conjointement avec son frère Soubise, osa faire la guerre au roi de France.
La même année le connétable de Luynes mena Louis XIII de province en province. Il soumit plus de cinquante villes presque sans résistance ; mais il échoua devant Montauban ; le roi eut l’affront de décamper. On assiégea en vain La Rochelle, elle résistait par elle-même et par le secours de l’Angleterre ; et le duc de Rohan, coupable du crime de lèse-majesté, traita de la paix avec son roi, presque de couronne à couronne.
Après cette paix et après la mort du connétable de Luynes, il fallut encore recommencer la guerre et assiéger de nouveau La Rochelle, toujours liguée contre son souverain avec l’Angleterre et avec les calvinistes du royaume. Une femme (c’était la mère du duc de Rohan) défendit cette ville (6) pendant un an contre l’armée royale, contre l’activité du cardinal de Richelieu et contre l’intrépidité de Louis XIII, qui affronta plus d’une fois la mort à ce siège. La ville souffrit toutes les extrémités de la faim ; et on ne dut la reddition de la place qu’à cette digue de cinq cents pieds de long que le cardinal de Richelieu fit construire, à l’exemple de celle qu’Alexandre fit autrefois élever devant Tyr. Elle dompta la mer et les Rochellois. Le maire Guiton, qui voulait s’ensevelir sous les ruines de La Rochelle, eut l’audace, après s’être rendu à discrétion, de paraître avec ses gardes devant le cardinal de Richelieu. Les maires des principales villes des huguenots en avaient. On ôta les siens à Guiton et les privilèges à la ville (7). Le duc de Rohan, chef des hérétiques rebelles, continuait toujours la guerre pour son parti, et, abandonné des Anglais, quoique protestants, il se liguait avec les Espagnols, quoique catholiques. Mais la conduite ferme du cardinal de Richelieu força les huguenots, battus de tous côtés, à se soumettre.
1 – Voyez Essai sur les mœurs et l’esprit des nations.
2 – Voltaire s’adresse encore ici en imagination à madame du Châtelet. (G.A.)
3 – L’édit fut donné à Nantes le jeudi 13 Avril 1598, et ne fut enregistré que le jeudi 25 Février de l’année suivante, à cause des difficultés que suscitèrent le clergé, l’université et le parlement.
4 – Ils avaient à la cour deux députés généraux qui étaient nommés tous les trois ans par des assemblées de ministres, de gentilshommes et de gens du tiers, élus eux-mêmes. (G.A.)
5 – Richelieu dit que, quand le conseil eût été huguenot, il n’eût pu donner contentement à leurs demandes. (G.A.)
6 – Ou plutôt, prit part à la défense. (G.A.)
7 – Voyez encore, sur la prise de La Rochelle, le chapitre CLXXVI de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)