CRITIQUE HISTORIQUE - Lettres chinoises, indiennes... - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

CRITIQUE HISTORIQUE - Lettres chinoises, indiennes... - Partie 2

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

LETTRE II.

 

Réflexions de Dom Ruinart sur la vierge

Dont l’empereur Kien-Long descend.

 

 

 

 

          Je rendis hier compte de cette conversation au savant dom Ruinart, mon confrère, qui me parla ainsi :

 

« Vous avez eu tort de nier les couches de la vierge céleste et de son fruit rouge ; vous pourrez bientôt aller à la Chine remplacer les révérends pères jésuites ; vous courez de grands risques si on sait que vous avez douté de la généalogie de l’empereur Kien-long. L’aventure de sa grand’mère est d’une vérité incontestable dans son pays ; elle doit donc être vraie partout ailleurs. Car enfin, qui peut être mieux informé de l’histoire de cette dame que son petit-fils ? L’empereur ne peut être ni trompé ni trompeur. Son poème est entièrement dépourvu d’imagination ; il est clair qu’il n’a rien inventé ; tout ce qu’il dit sur la ville de Moukden est purement véridique : donc ce qu’il raconte de sa famille est véridique aussi. J’ai avancé dans mes livres des choses non moins extraordinaires ; l’histoire de mes sept pucelles d’Ancyre, dont la plus jeune avait soixante et dix ans, condamnées toutes à être violées, approche assez de votre pucelle au fruit rouge.

J’ai rapporté des prodiges encore plus merveilleux, mais je les ai démontrés : car j’ai affirmé les avoir copiés sur des manuscrits qui étaient cachés dans plus d’un de nos couvents au XVIe siècle ; or quelques pages de ces manuscrits étaient conformes les unes aux autres : donc rien n’était plus authentique, car cela n’était pas fait de concert. Il y a eu des gens de col roide que je n’ai pu persuader : ils ont eu l’assurance de dire que ce n’est pas assez, pour constater un fait arrivé il y a vingt ou trente siècles, de le trouver écrit sur un vieux papier du temps de Rabelais, dans une ou deux de nos abbayes ; qu’il faut encore que ce fait ne soit pas entièrement absurde. Un tel raisonnement pourrait introduire trop de pyrrhonisme dans la Manière d’étudier l’histoire de l’abbé Lenglet. On finirait par douter de la gargouille de Rouen, et du royaume d’Yvetot : il y a des opinions auxquelles il ne faut jamais toucher, et, pour vous expliquer en deux mots tout le mystère, il est absolument égal, pour la conduite de la vie, qu’une chose soit vraie, ou qu’elle passe pour vraie. »

 

          Ce discours de dom Ruinart me parut profond et d’une grande utilité : cependant je sentais qu’il y a dans le cœur humain un sentiment encore plus profond qui nous inspire l’aversion d’être trompés. Qu’un voyageur me raconte des choses merveilleuses et intéressantes, il me fait grand plaisir pour un moment : vient-on me faire voir que tout ce qu’il m’a dit est faux, je suis indigné contre le hâbleur. Il y a des gens à qui je ne pardonnerai de ma vie de m’avoir trompé dans ma jeunesse.

          Je sais fort bien qu’il est nécessaire que je sois trompé à tous les moments par tous mes sens ; il faut qu’un bâton me paraisse courbe dans l’eau, quoiqu’il soit très droit ; que le feu me semble chaud, quoiqu’il ne soit ni chaud ni froid ; que le soleil, un million de fois plus gros que notre planète, soit à nos yeux large de deux pieds ; qu’il semble plus grand à notre horizon qu’au zénith, selon les règles données par l’astronome Hook. La nature nous fait une illusion continuelle ; mais c’est qu’elle nous montre les choses, non comme elles sont, mais comme nous devons les sentir. Si Paris avait vu la peau d’Hélène telle qu’elle était, il aurait aperçu un réseau gris-jaune, inégal, rude, composé de mailles sans ordre, dont chacune renfermait un poil semblable à celui d’un lièvre ; jamais il n’aurait été amoureux d’Hélène. La nature est un grand opéra dont les décorations font un effet d’optique. Il n’en est pas de même dans le faire et dans le raisonner ; nous voulons qu’on ne nous trompe ni dans les marchés qu’on fait avec nous, ni en histoire, ni en philosophie, ni en chimie, etc.

          Quand j’y pense, je me défie un peu de dom Ruinart mon confrère, tout savant bénédictin qu’il est. J’ai même quelque scrupule (s’il m’est permis de le dire) sur le Pédagogue chrétien du W. P. d’Outreman, jésuite ; sur la Légende dorée du révérendissime père en Dieu Voragine, et même sur les épouvantables prodiges de feu M. l’abbé Pâris, et sur les vampires de dom Calmet. J’ai une violente passion de m’instruire dans ma jeunesse ; on dit que cela sert beaucoup quand on est vieux. Si je pouvais voyager, je ferais le tour du monde. Je voudrais m’aller faire mandarin à la Chine, comme les jésuites ; mais les bénédictins disent qu’ils sont trop bien chez eux pour en sortir. Ne pouvant donc prendre cet essor, je lis tous les voyages qui me tombent sous la main, et la lecture fait sur moi cet effet si commun de me jeter dans de continuelles incertitudes.

          Je sais bien que le démon Asmodée est enchaîné dans la haute Égypte ; mais je doute que Paul Lucas lui ait parlé, l’ait vu mettre dans un sac, coupé en vingt tronçons, et l’en ait vu sortir avec une peau sans coutures. Il a vu aussi et mesuré la tour de Babel. Plusieurs curieux en avaient fait autant avant lui, et entre autres le fameux juif Benjamin Jonas, natif de Tudèle dans la Navarre au xiie siècle. Non-seulement Benjamin avait reconnu les premiers étages de cette tour, mais il contempla longtemps la statue de sel en laquelle Edith, femme de Loth, fut changée ; et il remarqua, en naturaliste attentif, que toutes les fois que les bestiaux venaient la lécher, et diminuer par là l’épaisseur de sa taille, elle reprenait sur-le-champ sa grosseur ordinaire.

          Que dirai-je du frère mineur Plancarpin, et du frère prêcheur Asselin, envoyés avec d’autres frères, par le pape Innocent IV, devers les princes de Gog et de Magog, qui sont les kans des Tartares ?

          Ce qu’on peut le plus observer dans le récit que fait le frère mineur de l’inauguration de ces princes, c’est que les mirzas, appelés par Plancarpin les barons, font asseoir Leurs Majestés par terre sur un grand feutre, et leur disent : « Si tu n’écoutes pas conseil, si tu gouvernes mal, il ne te restera pas même ce feutre sur lequel tu t’assieds » C’est ainsi, dit-il, que les petits-fils de Gengis furent couronnés. Il y a dans cette cérémonie je ne sais quoi d’une philosophie anglaise qui ne déplaît pas. Mais lorsque ensuite le moine ambassadeur nous apprend que les montagnes caspiennes, où se trouve de l’aimant, attiraient à elles toutes les flèches de Gog et de Magog ; qu’une nuée se mettait au devant des troupes, et les empêchait d’avancer ; qu’une armée d’ennemis marcha plusieurs milles sous terre pour attaquer l’empereur de Gog dans son camp ; que le prêtre Jean, empereur de l’Inde, combattit Gengis avec des cavaliers de bronze, montés sur de grands chevaux, et remplis de soufre enflammé ; qu’un peuple à tête de chien se joignit à cette armée de bronze, etc., etc., alors on est forcé de convenir que frère Plancarpin n’était pas philosophe.

          Frère Rubruquis, envoyé chez le grand kan par saint Louis même, n’était guère mieux informé. Ce fut le sort du plus pieux et du plus brave des rois d’être trompé et d’être battu.

          Il ne faut pas croire non plus que le fameux Marc Paul ait écrit comme Xénophon, comme Polybe, ou de Thou. C’est beaucoup que dans notre xiiie siècle, dans le temps de notre plus crasse ignorance et de notre plus ridicule barbarie, il se soit trouvé une famille de Vénitiens assez hardis pour aller à l’extrémité de la mer Noire, au delà du pays de Médée, et du terme où s’arrêtèrent les Argonautes : ce voyage ne fut que le prélude de la course immense de cette famille errante. Marc Paul surtout pénétra plus loin que Zoroastre, Pythagore, et Apollonius de Tyane ; il alla jusqu’au Japon, dont l’existence alors était aussi ignorée de nous que celle de l’Amérique. Quel divin génie mit dans l’âme de trois Vénitiens cette ardeur d’agrandir pour nous le globe ? Rien autre chose que l’envie de gagner de l’argent. Son père, son oncle, et lui, étaient de bons marchands comme Tavernier et Chardin. Il ne paraît pas que Marc Paul eût fait fortune : son livre n’en fit point, et on se moqua de lui. Il est difficile en effet de croire que sitôt que le grand kan Coublaï, fils de Gengis, fut informé de l’arrivée de messer Marco Polo, qui venait vendre de la thériaque à sa cour, il envoya au-devant de lui une escorte de quarante mille hommes ; et qu’ensuite il dépêcha ce Vénitien comme ambassadeur auprès du pape, pour supplier Sa Sainteté de lui accorder des missionnaires qui viendraient le baptiser, lui et les siens, toute la famille de Gengis ayant une extrême passion pour le baptême.

          Faisons ici une observation qui me paraît très-curieuse : on trouve, dans les notes du poème de l’empereur tartaro-chinois, actuellement régnant, que le premier des ancêtres de ce monarque étant né, comme on a vu, d’une vierge céleste, s’alla promener vers le pays de Moukden, sur un beau lac, dans un bateau qu’il avait construit lui-même : toute une nation était assemblée sur le bord du lac pour choisir un roi. Le fils de la vierge harangua le peuple avec tant d’éloquence qu’il fut élu unanimement. Qui croirait que Marc Paul rapporte à peu près la même aventure plus de cinq cents ans auparavant ? Elle était donc dès lors en vogue ; c’était donc un ancien dogme du pays ; l’empereur Kien-long n’a donc fait que se conformer depuis à la créance commune, comme Jules César faisait graver l’étoile de Vénus sur ses médailles. César se plaisait à descendre de la déesse de l’amour ; Kien-long veut bien se croire issu de sa vierge céleste ; et les d’Hoziers de la Chine n’en disconviennent pas.

          Gonzalez de Mendoza, de l’ordre de saint Augustin, l’un des premiers qui nous ait donné des nouvelles sûres de la Chine, nous apprend qu’avant l’aventure de la vierge céleste, une princesse nommée Hauzibon devint grosse d’un éclair : c’est à peu près l’histoire de Sémélé, avec qui Jupiter coucha au milieu des éclairs et des tonnerres. Les Grecs sont, de tous les peuples, ceux qui ont le plus multiplié ces imaginations orientales ; chaque pays a ses fables, on ne ment point quand on les rapporte : la partie la plus philosophique de l’histoire est de faire connaître les sottises des hommes. Il n’en est pas ainsi de ces exagérations dont tant de voyageurs ont voulu nous éblouir.

          On soupçonne Marc Paul d’un peu d’enflure quand il nous dit : « Moi, Marc, j’ai été dans la ville de Kinsay, je l’ai examinée diligemment ; elle a cent milles de circuit, et douze mille ponts de pierre dont les arches sont si hautes que les plus grands vaisseaux passent dessous sans baisser leurs mâts : la ville est bâtie comme Venise… On y voit trois mille bains… C’est la capitale de la province de Mangi, province partagée en neuf royaumes. Kinsay est la métropole de cent quarante villes, et la province de Mangi en contient douze cents, etc., etc. »

          On avoue que depuis la Jérusalem céleste, qui avait cinq cents lieues de long et de large, dont les murs étaient de rubis et d’émeraude, et les maisons d’or, il ne fut jamais de plus grande et de plus belle ville que Kinsay : c’est dommage qu’elle n’existe pas plus aujourd’hui que la Jérusalem.

          Cette étonnante province de Mangi est dans nos jours celle de Ichenguiam, dont parle l’empereur dans son poème. Il n’y a plus, dit-on, que onze villes du premier ordre, et soixante et dix-sept du second. Les villages et les ponts sont encore en grand nombre dans le pays ; mais on y cherche en vain l’admirable ville de Kinsay. Marc Paul peut l’avoir flattée, et les guerres l’avoir détruite.

          Tous ceux qui nous ont donné des relations de la Chine conjecturent que de cette ancienne Babylone aux douze mille ponts, il en reste une petite ville nommée Cho-hing-fou, qui n’a qu’un million d’habitants. On nous persuade qu’elle est percée des plus beaux canaux, plantée de promenades délicieuses, ornée de grands monuments de marbre, couverte de plus de ponts de pierre que Venise, Amsterdam, Batavia, et Surinam, n’en ont de bois : cela doit au moins nous consoler, et mérite que nous fassions le voyage.

          Le physique et le moral de ce pays-là, le vrai et le faux, m’inspirent tant de curiosité, tant d’intérêt, que je vais écrire sur-le-champ à M. Paw : j’espère qu’il lèvera tous mes doutes.

 

 

 

 

 

 

Publié dans Critique historique

Commenter cet article