CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 23

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à M. de Vaines.

 

A Ferney, 10 Auguste 1776 (1).

 

 

          Je suppose, monsieur, que ma diatribe contre Gilles Shakespeare et contre Pierrot Le Tourneur est la lettre que M. d’Argental vous a montrée. Il y aura une autre diatribe qu’on lira à la séance publique de l’Académie française le jour de la Saint-Louis ; je vous y invite comme bon Français et comme soutien du bon goût et je vous demande votre assistance contre les Welches, qui croient avoir séance au parlement d’Angleterre pour avoir estropié quelques phrases de Shakespeare.

 

          Vous avez grande raison sur Lekain. Ce serait à M. d’Argental à le corriger ; mais il n’osera jamais.

 

          Je recommande à vos bontés l’incluse pour M. d’Alembert. J’enrage toujours de mourir sans pouvoir me trouver entre vous deux.

 

          On me parle d’une ordonnance du roi sur les jurandes ; puis-je, sans indiscrétion, vous prier de me la faire parvenir ? Nous n’avons point, à la vérité, de jurandes dans la ville que j’ai eu l’insolence de bâtir à Ferney, et qu’on appelle village ; mais il y en a dans le village de Gex qu’on appelle ville. Adieu, monsieur ; jouissez de votre place, jouissez des belles-lettres, contribuez à les tirer de leur décadence.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le baron d’Espagnac.

 

Ferney, 11 Auguste 1776 (1).

 

 

          Monsieur, M. Fabry vient de me montrer une lettre de vous, dans laquelle j’ai vu toute la plénitude de vos bienfaits. On va dans l’instant bâtir des baraques, en attendant des casernes. On se dispose à recevoir préalablement l’officier invalide nommé M. Mantel, que vous  avez la bonté de nous envoyer. Je reconnais dans tous vos procédés le digne ami de M. le maréchal de Saxe. J’ai l’honneur d’être, avec tout le respect et toute la reconnaissance que je vous dois, monsieur, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Diderot.

 

A Ferney, 14 Auguste 1776.

 

 

          N’ayant pas été assez heureux, monsieur, pour vous voir et pour vous entendre, à votre retour de Pétersbourg, rien ne pouvait mieux m’en consoler que l’apparition de votre ami M. de Limon. Il est vrai que ma détestable vieillesse, accablée de maladies continuelles, ne m’a pas permis de jouir de sa société autant qu’il m’en a inspiré la passion. Je n’ai fait qu’entrevoir son extrême mérite, et j’ai souhaité qu’il se trouvât beaucoup de Platons semblables auprès des Denys. La saine philosophie gagne du terrain depuis Archangel jusqu’à Cadix ; mais nos ennemis ont toujours pour eux la rosée du ciel, la graisse de la terre, la mitre, le coffre-fort, le glaive, et la canaille. Tout ce que nous avons pu faire s’est borné à faire dire dans toute l’Europe aux honnêtes gens que nous avons raison, et peut-être à rendre les mœurs un peu plus douces et plus honnêtes. Cependant le sang du chevalier de La Barre fume encore. Le roi de Prusse a donné, il est vrai, une place d’ingénieur et de capitaine au malheureux ami du chevalier de La Barre (1), compris dans l’exécrable arrêt rendu par des cannibales ; mais l’arrêt subsiste, et les juges sont en vie. Ce qu’il y a d’affreux, c’est que les philosophes ne sont point unis, et que les persécuteurs le seront toujours. Il y avait deux sages à la cour, on a trouvé le secret de nous les ôter ; ils n’étaient pas dans leur élément. Le nôtre est la retraite ; il y a vingt-cinq ans que je suis dans cet abri. J’apprends que vous ne vous communiquez dans Paris qu’à des esprits dignes de vous connaître : c’est le seul moyen d’échapper à la rage des fanatiques et des fripons. Vivez longtemps, monsieur, et puissiez-vous porter des coups mortels au monstre dont je n’ai mordu que les oreilles ! Si jamais vous retournez en Russie, daignez donc passer par mon tombeau.

 

 

1 – Morival d’Etallonde. (Beuchot.)

 

 

 

 

 

à M. Dutertre.

 

A Ferney, 14 Auguste 1776 (1).

 

 

          A mon âge de quatre-vingt-deux ans, monsieur, étant à cent trente lieues de Paris et accablé de maladies qui me mènent au tombeau, c’est une grande consolation pour moi de voir qu’un homme de votre mérite veuille bien se charger de mes affaires. Votre lettre me fait connaître votre caractère, vos sentiments et votre esprit. Je devais beaucoup aux bons offices de M. d’Ailly à qui vous succédez, et à qui je dois la plus grande reconnaissance.

 

          Vous trouverez, monsieur, beaucoup de petites parties de rentes difficiles peut-être à recouvrer ; mais je n’ai heureusement ni dettes ni procès, et il suffira du semestre courant de mes rentes viagères, à ma mort, pour arranger toutes les choses de convenance. Si j’étais exactement payé de toutes mes rentes à Paris, j’en toucherais environ cinquante mille livres, dixième déduit mais je me borne à la somme d’environ trente-six mille livres, afin qu’à ma mort, ou dans quelque occasion pressante, on puisse trouver de quoi faire face à tout, sans déranger ni ma famille, ni vous, monsieur, qui voulez bien avoir pour moi les mêmes bontés que M. d’Ailly, à qui je fais mes très sincères compliments. Agréez les miens, monsieur, et soyez persuadé de la sensible reconnaissance avec laquelle, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

14 Auguste 1776.

 

 

          Le 25 du mois, monsieur, je combats en champ clos, sous les étendards de M. d’Alembert (1), contre Gilles Le Tourneur, écuyer de Gilles Shakespeare. Je vous réitère ma prière d’assister à ce beau fait d’armes, et je vous prends pour juge du camp. A l’égard de l’édit des jurandes, j’ai toujours une grande curiosité de voir comment on s’y sera pris pour les conserver et pour les réprimer. Je tremble pour mon petit pays dans les conjonctures où nous sommes.

 

 

1 – D’Alembert lut, comme secrétaire de l’Académie, la Lettre contre Shakespeare. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

15 Auguste 1776.

 

 

          Courage ! courage ! mon cher ami, mon cher confrère ; vous allez de victoire en victoire : Pome inimicos tuos scabellum pedum tuorum. Le Journal littéraire (1), dont Panckoucke a le privilège, vous donnera gloire et profit ; car je suis bien aise de vous dire que personne n’écrit mieux que vous en prose.

 

          M. d’Alembert et vos autres amis font, ce me semble, une œuvre bien patriotique et bien méritoire d’oser défendre, en pleine Académie, Sophocle, Corneille, Euripide, et Racine, contre Gilles Shakespeare et Pierrot Le Tourneur. Il faudra se laver les mains après cette bataille, car vous aurez combattu contre des gadouards.

 

          Je ne m’attendais pas que la France tomberait un jour dans l’abîme d’ordures où on l’a plongée : voilà l’abomination de la désolation dans le lieu saint.

 

          Je n’ai pas eu le temps, mon très cher confrère, de donner à mon discours patriotique (2) la rondeur et la force dont il a besoin. Vous avez peut-être entendu dire que je suis maçon, et tout le contraire de Sedaine ; il a quitté la truelle pour la lyre ; et moi, la lyre pour la truelle. C’est en bâtissant à la fois plus de maisons que n’en a le soleil, c’est au milieu de deux cents ouvriers, c’est avec une santé déplorable, que j’ai broché ma petite diatribe.

 

          Ma principale intention et le vrai but de mon travail sont que le public soit bien instruit de tout l’excès de la turpitude infâme qu’on ose opposer à la majesté de notre théâtre. Il est clair qu’on ne peut faire connaître cette infamie qu’en traduisant littéralement les gros mots du délicat Shakespeare. Il est vrai qu’il ne faut pas prononcer à haute voix, dans le Louvre, ce qu’on prononce tous les jours si hardiment à Londres. M. d’Alembert ne s’abaissera pas jusqu’à faire sonner, devant les dames, la bête à deux dos ; fils de putain, pisser, dépuceler, etc. ; mais M. d’Alembert peut s’arrêter à ces mots sacramentaux ; il peut, en supprimant le mot propre, avertir le public qu’il n’ose pas traduire ce décent Shakespeare dans toute son énergie. Je pense que cette réticence et cette modestie plairont à l’assemblée, qui entendra beaucoup plus de malice qu’on ne lui en dira.

 

          C’est à peu près ce que j’ai mandé à M. d’Alembert ; et je vous prie d’obtenir de lui la grâce que je lui demande ; après quoi je pourrai, à tête reposée, faire un examen plus étendu du théâtre français et de la foire de Londres. Je sais bien que Corneille a de grands défauts ; je ne l’ai que trop dit : mais ce sont des défauts d’un grand homme, et Rymer (3) a eu bien raison de dire que Shakespeare n’était qu’un vilain singe.

 

          Adieu, mon cher ami ; je finis, car je suis trop en colère.

 

 

1 – Journal de politique et de littérature. Fontanelle était chargé de la partie politique. (G.A.)

2 – La Lettre à l’Académie. (G.A.)

3 – Dans ses Remarques sur le théâtre anglais, 1678. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. ***,

 

SUR DES QUESTIONS MÉTAPHYSIQUES.

 

 

 

          Le solitaire à qui vous avez écrit, monsieur, reçoit souvent des lettres de littérateurs ou d’amateurs qu’il n’a pas l’honneur de connaître. Rarement ces lettres valent la peine qu’on y réponde. La vôtre n’est pas assurément de ce genre ; votre écrit respire la plus saine métaphysique ; et si vous n’avez rien puisé dans les livres, cela prouve que vous êtes capable d’en faire un très bon ; ce qui est extrêmement rare, surtout dans cette matière.

 

          La liberté, telle que plusieurs scolastiques l’entendent, est en effet une chimère absurde. Pour peu qu’on écoute la raison, et qu’on ne veuille point se payer de mots, il est clair que tout ce qui existe et tout ce qui se fait est nécessaire ; car s’il n’était pas nécessaire, il serait inutile. La respectable secte des stoïciens pensait ainsi, et ce qu’il y a de singulier, c’est que cette vérité se trouve en cent endroits dans Homère, qui soumet Jupiter au destin.

 

          Il existe quelque chose, donc il est un Etre éternel ; cela est dénombré, sans quoi il y aurait un effet sans cause : aussi tous les anciens, sans en excepter un seul, ont cru la matière immortelle.

 

          Il n’en est pas de même de l’immensité ni de la toute-puissance. Je ne vois pas pourquoi il est nécessaire que tout l’espace soit rempli ; et je n’entends nullement ce raisonnement de Clarke : « Ce qui existe nécessairement en un lieu doit exister nécessairement en tout lieu. » On lui a fait sur cela, ce me semble, de très bonnes objections, auxquelles il n’a fait que de très faibles réponses. Pourquoi serait-il impossible qu’il y eût seulement une certaine quantité d’êtres ? Je conçois bien mieux la nature bornée que je ne conçois la nature infinie.

 

          Je ne puis sur cet article avoir que des probabilités, et je ne puis que me rendre aux probabilités les plus fortes. Tout se correspondant dans ce que je connais de la nature, j’y aperçois un dessein ; ce dessein me fait connaître un moteur ; ce moteur est sans doute très puissant, mais la simple philosophie ne m’apprends point que ce grand artisan soit infiniment puissant. Une maison de quarante pieds de haut me prouve un architecte, mais ma seule raison ne peut m’enseigner que cet architecte ait pu bâtir une maison de dix mille lieues de hauteur. Il était peut-être dans sa nature de n’en bâtir une que de quarante pieds. Ma seule raison ne me dit point encore qu’il n’y ait que cet architecte dans l’espace ; et si un homme me soutenait qu’il y a un grand nombre d’architectes semblables, je ne vois pas comment je pourrais le convaincre du contraire.

 

          La métaphysique est le champ des doutes et le roman de l’âme. Nous savons bien que plus d’un docteur nous a dit des sottises ; mais nous n’avons guère de vérités à substituer à leurs innombrables erreurs. Nous nageons dans l’incertitude ; nous avons très peu d’idées claires, et cela doit être, puisque nous ne sommes que des animaux hauts d’environ cinq pieds et demi, avec un cerveau d’environ quatre pouces cubes. Mon cerveau, monsieur, est le très humble serviteur du vôtre.

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

16 Auguste 1776.

 

 

          On dit, monsieur, que vous êtes l’un des soixante (1). Je vous crois plus fait pour être l’un des quarante. Je crois que je viendrais à Paris exprès pour vous donner mon suffrage. En attendant, je vous supplie de vouloir bien m’envoyer la nouvelle pièce d’éloquence sur les jurandes et maîtrises. On dit qu’on va faire un recueil des édits de M. Turgot. Cela restera à la postérité.

 

 

1 – Fermiers généraux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Bure Père.

 

A Ferney, 19 Auguste 1776.

 

 

          A mon âge, monsieur, on n’est pas bon juge. Le ressort de l’âme est un peu faible à quatre-vingt-deux-ans. Je crois pourtant avoir senti le mérite de votre ouvrage (1). Celui que vous combattez m’a paru plein de déclamations rebattues, et de lieux communs d’athéisme ; mais à présent tout est lieu commun. La plupart des auteurs modernes ne sont que les fripiers des siècles passés. Tout l’athéisme est dans Lucrèce, et tout ce qu’on peut dire sur la divinité est dans Cicéron, qui n’était que le disciple de Platon.

 

          Quant à la lettre du feu lord Bolingbroke (2), qui dit qu’il n’y avait que lui, Pouilly, et Pope, qui fussent dignes de régner, je ne crois pas qu’il ait jamais dit une telle folie, et, s’il l’a dite, il ne faut pas l’imprimer.

 

          J’aime mieux ce que disait à ses compagnes la plus fameuse catin de Londres : « Mes sœurs, Bolingbroke est déclaré aujourd’hui secrétaire d’Etat ; sept mille guinées de rente, mes sœurs, et tout pour nous ! » J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que vous méritez, etc. LE VIEUX MALADE.

 

 

1 – C’étaient des observations sur le système de la nature, signées de B.., et imprimées chez de Bure. Voltaire crut que le libraire était l’auteur du livre ; il se trompait : c’était Nouel de Buzonière. (G.A.)

 

2 – Dans la Théorie des Sentiments agréables, par Lévesque de Puilly. (K.)

 

 

 

 

 

 

 

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