CRITIQUE HISTORIQUE - Lettres chinoises, indiennes... - Partie 8
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LETTRES CHINOISES,
INDIENNES ET TARTARES,
A M. PAW, PAR UN BÉNÉDICTIN.
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LETTRE XII.
Sur le Dante, et sur un pauvre homme nommé Martinelli.
J’entretenais mon ami Gervais de toutes ces choses curieuses, et je lui faisais lire les lettres que j’avais écrites à M. Pax, à condition que M. Paw me donnerait ensuite la permission de montrer les siennes à M. Gervais, lorsqu’il arriva deux savants d’Italie, à pied, qui venaient par la route de Nevers.
L’un était M. Vincenzo Martinelli, maître de langues, qui avait dédié une édition du Dante à milord Oxford ; l’autre était un bon violon. Per tutt i santi ! dit le signor Martinelli, on est bien barbare dans la ville de Nevers par où j’ai passé : on n’y fait que des colifichets de verre, et personne n’a voulu imprimer mon Dante et mes préfaces, qui sont autant de diamants.
Vous voilà bien à plaindre ! lui dit M. Gervais ; il y a quatre ans que je n’ai pu débiter, dans Romorantin, un exemplaire des vers d’un empereur chinois ; et vous, qui n’êtes qu’un pauvre Italien, vous osez trouver mauvais qu’on n’imprime pas votre Dante et vos préfaces à Nevers ! Qu’est-ce donc que ce Dante ? C’est, dit Martinelli, le divin Dante qui manquait de chausses au treizième siècle, comme moi au dix-huitième. J’ai prouvé que Bayle, qui était un ignorant sans esprit, n’avait dit que des sottises sur le Dante dans les dernières éditions de son grand dictionnaire, notizie spurie deformi. J’ai relancé vigoureusement un autre cioso (1), homme de lettres, qui s’est avisé de donner à ses compatriotes français une idée des poètes italiens et anglais, en traduisant quelques morceaux librement et sottement en vers d’un style de Polichinelle (2), comme je le dis expressément. En un mot, je viens apprendre aux Français à vivre, à lire, et à écrire.
Le stupide orgueil d’un mercenaire, qui se croyait un homme considérable pour avoir imprimé le Dante, me causa d’abord une vive indignation. Mais j’eus bientôt quelque pitié du signor Martinelli ; je me mêlai de la conversation, et je lui dis : Monsieur le maître de langues, vous ne me paraissez maître de goût ni de politesse. J’ai lu autrefois votre divin Dante ; c’est un poème très curieux en Italie pour son antiquité. Il est le premier qui ait eu des beautés et du succès dans une langue moderne. Il y a même dans cet énorme ouvrage une trentaine de vers qui ne dépareraient pas l’Arioste : mais M. Gervais sera fort étonné quand il saura que ce poème est un voyage en enfer, en purgatoire et en paradis. M. Gervais recula de deux pas, et trouva le chemin un peu long.
Sachez, dis-je à mon ami Gervais, que le Dante, ayant perdu par la mort sa maîtresse Béatrice Portinari, rencontre un jour à la porte de l’enfer Virgile et cette Béatrice auprès d’une lionne et d’une louve. Il demande à Virgile qui il est ; Virgile lui répond que son père et sa mère sont de Lombardie, et qu’il le mènera dans l’enfer, dans le purgatoire, et au paradis, si le Dante veut le suivre. Je te suivrai lui dit le Dante ; mène-moi où tu dis, et que je voie la porte de saint Pierre.
Che tu mi meni là dov’ or dicesti,
Si ch’ i’ vegga la porta di san Pietro.
DANT., Inf., I.
Béatrice est du voyage. Le Dante, qui avait été chassé de Florence par ses ennemis, ne manque pas de les voir en enfer, et de se moquer de leur damnation. C’est ce qui a rendu son ouvrage intéressant pour la Toscane. L’éloignement du temps a nui à la clarté ; et on est même obligé d’expliquer aujourd’hui son Enfer comme un livre classique. Les personnages ne sont pas si attachants pour le reste de l’Europe. Je ne sais comment il est arrivé qu’Agamemnon fils d’Atrée, Achille aux pieds légers, le pieux Hector, le beau Pâris, ont toujours plus de réputation que le comte de Montefeltro, Guido da Polenta, et Paolo Lacilotto.
Pour embellir son enfer, l’auteur joint les anciens païens aux chrétiens de son temps. Cet assemblage et cette comparaison de nos damnés avec ceux de l’antiquité pourrait avoir quelque chose de piquant, si cette bigarrure était amenée avec art, s’il était possible de mettre de la vraisemblance dans ce mélange bizarre de christianisme et de paganisme, et surtout si l’auteur avait su ourdir la trame d’une fable, et y introduire des héros intéressants, comme on fait depuis l’Arioste et le Tasse. Mais Virgile doit être si étonné de se trouver entre Cerbère et Belzébuth, et de voir passer en revue une foule de gens inconnus, qu’il peut en être fatigué, et le lecteur encore davantage.
M. Gervais sentit la vérité de ce que je lui disais, et renvoya M. Martinelli avec ses commentaires. Nous nous avouâmes l’un à l’autre que ce qui peut convenir à une nation est souvent fort insipide pour le reste des hommes. Il faut même être très réservé à reproduire les anciens ouvrages de son pays. On croit rendre service aux lettres en commentant Coquillart (3) et le roman de la Rose. C’est un travail aussi ingrat que bizarre de rechercher curieusement des cailloux dans de vieilles ruines, quand on a des palais modernes.
Je me suis avisé d’être libraire, me disait M. Gervais ; je quitterai bientôt le métier il y a trop de livres, et trop eu de lecteurs. Je m’en tiendrai à tenir café. Tous ceux qui viennent en prendre chez moi disent continuellement : J’ai bien affaire du roman de mademoiselle Lucie, des mémoires de M. le marquis de trois étoiles, de la nouvelle histoire de César et d’Auguste, dans laquelle il n’y a rien de nouveau ; et d’un dictionnaire des grands hommes, dans lequel ils sont tous si petits et de tant de pièces de théâtres qu’on ne voit jamais au théâtre ; et de cette foule de vers où l’on fait tant d’efforts pour être naturel, et où l’on est de si mauvaise compagnie en cherchant le ton de la bonne compagnie. Tout cela rebute les honnêtes gens ; ils aiment mieux lire la gazette.
Ils ont raison, lui dis-je ; il y a longtemps qu’on se plaint de la multitude des livres. Voyez l’Ecclésiaste, il vous dit tout net qu’on ne cesse d’écrire, scribendi nullus est finis (4). Tant de méditation n’est qu’une affliction de la chair, frequens meditatio afflictio est carnis. Ce n’est pas que je croie que du temps du roi Salomon ou Soleïman il y eût autant de livres qu’il y en eut dans Alexandrie, dont la bibliothèque royale possédait sept cent mille volumes, dont César brûla la moitié.
Beaucoup de savants ont prétendu, et peut-être avec témérité, que cet Ecclésiaste ne pouvait être du troisième roi de la Judée, et qu’il fut composé sous les Ptolémées par un Juif d’Alexandrie, homme d’esprit et philosophe (5). Mais le fait est que la multitude de livres inlisibles dégoûte. Il n’y a plus moyen de rien apprendre, parce qu’il y a trop de choses à apprendre. Je suis occupé d’un problème de géométrie ; vient un roman de Clarisse en six volumes (6), que des anglomanes me vantent comme le seul roman digne d’être lu d’un homme sage : je suis assez fou pour le lire ; je perds mon temps, et le fil de mes études. Puis, lorsqu’il m’a fallu lire dix gros volumes du président de Thou, et dix autres de Daniel, et quinze de Rapin-Thoyras, et autant de Mariana, arrive encore un Martinelli, qui veut que je le suive en enfer, en purgatoire, et en paradis, et qui me dit des injures parce que je ne veux pas y aller ! cela désespère. La vue d’une bibliothèque me fait tomber en syncope.
Mais, me dit M. Gervais, pensez-vous qu’on se mette plus en peine dans ce pays-ci de vos Chinois et de vos Indiens, que vous ne vous souciez des préfaces du signor Martinelli ? Eh bien ! monsieur Gervais, n’imprimez pas mes Chinois et mes Indiens.
M. Gervais les imprima.
1 – Quelques gens de lettres italiens, qui se savent pas vivre appellent un Français un Cioso.
2 – Préface du Dante par le signor Martinelli. – C’est de Voltaire qu’il parle. (L.) – Voyez les traductions de Voltaire, Lettre à M. de ***, professeur en histoire ; et l’article DANTE (le) du Dictionnaire philosophique. (G.A.)
3 – Poète français du quinzième siècle dont Coustelier donna une édition en 1723 (G.A.)
4 – Ou plutôt, Faciendi plure libros nullus est finis. (G.A.)
5 – Selon Eichhorn, l’Ecclésiaste remonte tout au plus à l’époque persane. (G.A.)
6 – La traduction de l’abbé Prévost a sept volumes. (G.A.)