ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 9

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 9)

 

 

 

 

 

XI. DES BABYLONIENS DEVENUS PERSANS.

 

 

 

          A l’orient de Babylone étaient les Perses. Ceux-ci portèrent leurs armes et leur religion à Babylone, lorsque Koresh, que nous appelons Cyrus, prit cette ville avec le secours des Mèdes établis au nord de la Perse. Nous avons deux fables principales sur Cyrus, celle d’Hérodote, et celle de Xénophon, qui se contredisent en tout, et que mille écrivains ont copié indifféremment.

 

          Hérodote suppose un roi mède, c’est-à-dire un roi des pays voisins de l’Hyrcanie, qu’il appelle Astyage, d’un nom grec. Cet Hyrcanien Astyage commande de noyer son petit-fils Cyrus, au berceau, parce qu’il a vu en songe sa fille Mandane, mère de Cyrus, pisser si copieusement, qu’elle inonda toute l’Asie. Le reste de l’aventure est à peu près dans ce goût ; c’est une histoire de Gargantua écrite sérieusement.

 

          Xénophon fait de la vie de Cyrus un roman moral, à peu près semblable à notre Télémaque. Il commence par supposer, pour faire valoir l’éducation mâle et vigoureuse de son héros, que les Mèdes étaient des voluptueux, plongés dans la mollesse. Tous ces peuples voisins de l’Hyrcanie, que les Tartares, alors nommés Scythes, avaient ravagés pendant trente années, étaient-ils des Sybarites ?

 

          Tout ce qu’on peut assurer de Cyrus, c’est qu’il fut un grand conquérant, par conséquent un fléau de la terre. Le fond de son histoire est très vrai ; les épisodes sont fabuleux : il en est ainsi de toute histoire.

 

          Rome existait du temps de Cyrus : elle avait un territoire de quatre à cinq lieues, et pillait tant qu’elle pouvait ses voisins ; mais je ne voudrais pas garantir le combat des trois Horaces, et l’aventure de Lucrèce, et le bouclier descendu du ciel, et la pierre coupée avec un rasoir. Il y avait quelques Juifs esclaves dans la Babylonie et ailleurs ; mais, humainement parlant, on pourrait douter que l’ange Raphaël fût descendu du ciel pour conduire à pied le jeune Tobie vers l’Hyrcanie, afin de le faire payer de quelque argent, et de chasser le diable Asmodée avec la fumée du foie d’un brochet.

 

          Je me garderai bien d’examiner ici le roman d’Hérodote, ou le roman de Xénophon, concernant la vie et la mort de Cyrus ; mais je remarquerai que les Parsis, ou Perses, prétendaient avoir eu parmi eux, il y avait six mille ans, un ancien Zerdust, un prophète, qui leur avait appris à être justes et à révérer le soleil, comme les anciens Chaldéens avaient révéré les étoiles en les observant.

 

          Je me garderai bien d’affirmer que ces Perses et ces Chaldéens fussent si justes, et de déterminer précisément en quel temps vint leur second Zerdust, qui rectifia le culte du soleil, et leur apprit à n’adorer que le Dieu auteur du soleil et des étoiles. Il écrivit ou commenta, dit-on, le livre du Zend, que les Parsis, dispersés aujourd’hui dans l’Asie, révèrent comme leur Bible. Ce livre est très ancien, mais moins que ceux des Chinois et des brames ; on le croit même postérieur à ceux de Sanchoniathon et des cinq Kings des Chinois : il est écrit dans l’ancienne langue sacrée des Chaldéens ; et M. Hyde, qui nous a donné une traduction du Sadder, nous aurait procuré celle du Zend, qui est le catéchisme des Paris. J’y vois que ces Parsis croyaient depuis longtemps un dieu, un diable, une résurrection, un paradis, un enfer. Ils sont les premiers, sans contredit, qui ont établi ces idées ; c’est le système le plus antique, et qui ne fut adopté par les autres nations qu’après bien des siècles, puisque les pharisiens, chez les Juifs, ne soutinrent hautement l’immortalité de l’âme, et le dogme des peines et des récompenses après la mort, que vers le temps des Asmonéens.

 

          Voilà peut-être ce qu’il y a de plus important dans l’ancienne histoire du monde : voilà une religion utile, établie sur le dogme de l’immortalité de l’âme et sur la connaissance de l’Etre créateur. Ne cessons point de remarquer par combien de degrés il fallut que l’esprit humain passât pour concevoir un tel système. Remarquons encore que le baptême (l’immersion dans l’eau pour purifier l’âme par le corps) est un des préceptes du Send (pote 251). La source de tous les rites est venue peut-être des Persans et des Chaldéens, jusqu’aux extrémités de la terre (1).

 

          Je n’examine point ici pourquoi et comment les Babyloniens eurent des dieux secondaires en reconnaissant un dieu souverain. Ce système, ou plutôt ce chaos, fut celui de toutes les nations. Excepté dans les tribunaux de la Chine, on trouve presque partout l’extrême folie jointe à un peu de sagesse dans les lois, dans les cultes, dans les usages. L’instinct, plus que la raison, conduit le genre humain. On adore en tous lieux la Divinité, et on la déshonore. Les Perses révérèrent des statues dès qu’ils purent avoir des sculpteurs ; tout en est plein dans les ruines de Persépolis : mais aussi on voit dans ces figures les symboles de l’immortalité ; on y voit des têtes qui s’envolent au ciel avec des ailes, symboles de l’émigration d’une vie passagère à la vie immortelle.

 

          Passons aux usages purement humains. Je m’étonne qu’Hérodote ait dit devant toute la Grèce, dans son premier livre, que toutes les Babyloniennes étaient obligées par la loi de se prostituer, une fois dans leur vie, aux étrangers, dans le temple de Milita ou Vénus (2). Je m’étonne encore plus que, dans toutes les histoires faites pour l’instruction de la jeunesse, on renouvelle aujourd’hui ce conte. Certes, ce devait être une belle fête et une belle dévotion que de voir accourir dans une église des marchands de chameaux, de chevaux, de bœufs, et d’ânes, et de les voir descendre de leurs montures pour coucher devant l’autel avec les principales dames de la ville. De bonne foi, cette infamie peut-elle être dans le caractère d’un peuple policé ? Est-il possible que les magistrats d’une des plus grandes villes du monde aient établi une telle police ; que les maris aient consenti de prostituer leurs femmes ; que tous les pères aient abandonné leurs filles aux palefreniers de l’Asie ? Ce qui n’est pas dans la nature n’est jamais vrai. J’aimerais autant croire Dion Cassius, qui assure que les graves sénateurs de Rome proposèrent un décret par lequel César, âgé de cinquante-sept ans, aurait le droit de jouir de toutes les femmes qu’il voudrait.

 

          Ceux qui, en compilant aujourd’hui l’Histoire ancienne, copient tant d’auteurs sans en examiner aucun, n’auraient-ils pas dû s’apercevoir, ou qu’Hérodote a débité des fables ridicules, ou plutôt que son texte a été corrompu, et qu’il n’a voulu parler que des courtisanes établies dans toutes les grandes villes, et qui, peut-être alors, attendaient les passants sur les chemins ?

 

          Je ne croirai pas davantage Sextus Empiricus, qui prétend que chez les Perses la pédérastie était ordonnée. Quelle pitié ! comment imaginer que les hommes eussent fait une loi qui, si elle avait été exécutée, aurait détruit la race des hommes (3) ? La pédérastie, au contraire, était expressément défendue dans le livre du Zend ; et c’est ce qu’on voit dans l’abrégé du Zend, le Sadder, où il est dit (porte 9), qu’il n’y a point de plus grand péché (4).

 

          Strabon dit que les Perses épousaient leurs mères ; mais quels sont ses garants ? des ouï-dire, des bruits vagues. Cela put fournir une épigramme à Catulle :

 

Nam magus ex matre et nato nascatur oportet.

 

Tout mage doit naître de l’inceste d’une mère et d’un fils.

 

          Une telle loi n’est pas croyable ; une épigramme n’est pas une preuve. Si l’on n’avait pas trouvé de mères qui voulussent coucher avec leurs fils, il n’y aurait donc point eu de prêtres chez les Perses. La religion des mages, dont le grand objet était la population, devait plutôt permettre aux pères de s’unir à leurs filles, qu’aux mères de coucher avec leurs enfants, puisqu’un vieillard peut engendrer et qu’une vieille n’a pas cet avantage.

 

          Que de sottises n’avons-nous pas dites sur les Turcs ! les Romains en disaient davantage sur les Perses.

 

          En un mot, en lisant toute histoire, soyons en garde contre toute fable.

 

 

1 – Voir Renan. Langues sémitiques, page 245. (G.A.)

2 – De très profonds érudits ont prétendu que le marché se faisait bien dans le temple, mais qu’il ne se consommait que dehors. Strabon dit, en effet, qu’après s’être livrée à l’étranger, hors du temple, la femme retournait chez elle. Où donc se consommait cette cérémonie religieuse ? Ce n’était ni chez la femme, ni chez l’étranger, ni dans un lieu profane, où le mari, et peut-être un amant de la femme, qui auraient eu le malheur d’être philosophes et d’avoir des doutes sur la religion de Babylone, eussent pu troubler cet acte de piété. C’était donc dans quelque lieu voisin du temple destiné à cet usage et consacré à la déesse. Si ce n’était point dans l’église, c’était au moins dans la sacristie. (K.)

3 – Voyez la Défense de mon oncle, chap. V. Voyez aussi une note sur l’article AMOUR SOCRATIQUE, dans le Dictionnaire philosophique. (K.)

4- Voyez les réponses à celui qui a prétendu que la prostitution était une loi de l’empire des Babyloniens, et que la pédérastie était établie en Perse, dans le même pays. On ne peut guère pousser plus loin l’opprobre de la littérature, ni plus calomnier la nature humaine. (VOLTAIRE.)

 

 

 

 

 

XII. DE LA SYRIE.

 

 

 

          Je vois, par tous les monuments qui nous restent, que la contrée qui s’étend depuis Alexandrette, ou Scanderon, jusque auprès de Bagdad, fut toujours nommée Syrie ; que l’alphabet de ces peuples fut toujours syriaque ; que c’est là que furent les anciennes villes de Zobah, de Balbek, de Damas ; et depuis, celles d’Antioche, de Séleucie, de Palmyre. Balk était si ancienne, que les Perses prétendent que leur Bram, ou Abraham, était venu de Balk chez eux. Où pouvait donc être ce puissant empire d’Assyrie dont on a tant parlé ; si ce n’est dans le pays des fables ?

 

          Les Gaules, tantôt s’étendirent jusqu’au Rhin, tantôt furent plus resserrées ; mais qui jamais imagina de placer un vaste empire entre le Rhin et les Gaules ? Qu’on ait appelé les nations voisines de l’Euphrate assyriennes, quand elles se furent étendues vers Damas, et qu’on ait appelé Assyriens les peuples de Syrie, quand ils s’approchèrent de l’Euphrate ; c’est là où se peut réduire la difficulté. Toutes les nations voisines se sont mêlées, toutes ont été en guerre et ont changé de limites. Mais lorsqu’une fois il s’est élevé des villes capitales, ces villes établissent une différence marquée entre deux nations. Ainsi les Babyloniens, ou vainqueurs ou vaincus, furent toujours différents des peuples de Syrie. Les anciens caractères de la langue syriaque ne furent point ceux des anciens Chaldéens.

 

          Le culte, les superstitions, les lois bonnes ou mauvaises, les usages bizarres, ne furent point les mêmes. La déesse de Syrie, si ancienne, n’avait aucun rapport avec le culte des Chaldéens. Les mages chaldéens, babyloniens, persans, ne se firent jamais eunuques, comme les prêtres de la déesse de Syrie. Chose étrange ! les Syries révéraient la figure de ce que nous appelons Priape, et les prêtres se dépouillaient de leur virilité !

 

          Ce renoncement à la génération ne prouve-t-il pas une grande antiquité, une population considérable ? Il n’est pas possible qu’on eût voulu attenter ainsi contre la nature dans un pays où l’espèce aurait été rare.

 

          Les prêtres de Cybèle, en Phrygie, se rendaient eunuques comme ceux de Syrie. Encore une fois, peut-on douter que ce ne fût l’effet de l’ancienne coutume de sacrifier aux dieux ce qu’on avait de plus cher, et de ne se point exposer, devant des êtres qu’on croyait purs, aux accidents de ce qu’on croyait impureté ? Peut-on s’étonner, après de tels sacrifices, de celui que l’on faisait de son prépuce chez d’autres peuples, et de l’amputation d’un testicule chez des nations africaines ? Les fables d’Atis et de Combatus ne sont que des fables, comme celle de Jupiter, qui rendit eunuque Saturne son père. La superstition invente des usages ridicules, et l’esprit romanesque invente des raisons absurdes.

 

          Ce que je remarquerai encore des anciens Syriens ; c’est que la ville qui fut depuis nommée la Ville sainte, et Hiérapolis par les Grecs, était nommée les Syriens Magog. Ce mot mag a un grand rapport avec les anciens mages ; il semble commun à tous ceux qui, dans ces climats, étaient consacrés au service de la divinité. Chaque peuple eut une ville sainte. Nous savons que Thèbes, en Egypte, était la ville de Dieu ; Babylone, la ville de Dieu ; Apamée, en Phrygie, était aussi la ville de Dieu.

 

          Les Hébreux, longtemps après, parlent des peuples de Gog et de Magog , ils pouvaient entendre par ces noms les peuples de l’Euphrate et de l’Oronte ; ils pouvaient entendre aussi les Scythes, qui vinrent ravager l’Asie avant Cyrus, et qui dévastèrent a Phénicie ; mais il importe fort peu de savoir quelle idée passait par la tête d’un Juif quand il prononçait Magog ou Gog.

 

          Au reste, je ne balance pas à croire les Syriens beaucoup plus anciens que les Egyptiens, par la raison évidente que les pays les plus aisément cultivables sont nécessairement les premiers peuplés et les premiers florissants

 

 

 

 

 

XIII. DES PHÉNICIENS ET DE SANCHONIATHON.

 

 

 

          Les Phéniciens sont probablement rassemblés en corps de peuple aussi anciennement que les autres habitants de la Syrie. Ils peuvent être moins anciens que les Chaldéens, parce que leur pays est moins fertile. Sidon, Tyr, Joppé, Berith, Ascalon, sont des terrains ingrats. Le commerce maritime a toujours été la dernière ressource des peuples. On a commencé par cultiver sa terre avant de bâtir des vaisseaux pour en aller chercher de nouvelles au-delà des mers. Mais ceux qui sont forcés de s’adonner au commerce maritime ont bientôt cette industrie, fille du besoin, qui n’aiguillonne point les autres nations. Il n’est parlé d’aucune entreprise maritime, ni des Chaldéens, ni des Indiens. Les Egyptiens mêmes avaient la mer en horreur ; la mer était leur Typhon, un être malfaisant ; et c’est ce qui fait révoquer en doute les quatre cents vaisseaux équipés par Sésostris pour aller conquérir l’Inde. Mais les entreprises des Phéniciens sont réelles. Carthage et Cadix fondées par eux, l’Angleterre découverte, leur commerce aux Indes par Eziongaber, leurs manufactures d’étoffes précieuses, leur art de teindre en pourpre, sont des témoignages de leur habileté ; et cette habileté fit leur grandeur.

 

          Les Phéniciens furent dans l’antiquité ce qu’étaient les Vénitiens au quinzième siècle, et ce que sont devenus depuis les Hollandais, forcés de s’enrichir par leur industrie.

 

          Le commerce exigeait nécessairement qu’on eût des registres qui tinssent lieu de nos livres de compte, avec des signes aisés et durables pour établir ces registres. L’opinion qui fait les Phéniciens auteurs de l’écriture alphabétique est donc très vraisemblable. Je n’assurerais pas qu’ils aient inventé de tels caractères avant les Chaldéens ; mais leur alphabet fut certainement le plus complet et le plus utile, puisqu’ils peignirent les voyelles, que les Chaldéens n’exprimaient pas.

 

          Je ne vois pas que les Egyptiens aient jamais communiqué leurs lettres, leur langue, à aucun peuple : au contraire, les Phéniciens transmirent leur langue et leur alphabet aux Carthaginois, qui les altérèrent depuis ; leurs lettres devinrent celles des Grecs. Quel préjugé pour l’antiquité des Phéniciens (1).

 

          Sanchoniathon, Phénicien, qui écrivit longtemps avant la guerre de Troie l’histoire des premiers âges, et dont Eusèbe nous a conservé quelques fragments traduits par Philon de Biblos ; Sanchoniathon, dis-je, nous apprend que les Phéniciens avaient, de temps immémorial, sacrifié aux éléments et aux vents ; ce qui convient en effet à un peuple navigateur. Il voulut, dans son histoire, s’élever jusqu’à l’origine des choses, comme tous les premiers écrivains ; il eut la même ambition que les auteurs du Zend et du Veidam ; la même qu’eurent Manéthon en Egypte, et Hésiode en Grèce.

 

          On ne pourrait douter de la prodigieuse antiquité du livre de Sanchoniathon, s’il était vrai, comme Warburton le prétend, qu’on en fût les premières lignes dans les mystères d’Isis et de Cérès ; hommage que les Egyptiens et les Grecs n’eussent pas rendu à un auteur étranger, s’il n’avait pas été regardé comme une des premières sources des connaissances humaines.

 

          Sanchoniathon n’écrivit rien de lui-même ; il consulta toutes les archives anciennes, et surtout le prêtre Jérombal. Le nom de Sanchoniathon signifie, en ancien phénicien, amateur de la vérité. Porphyre le dit, Théodoret et Bochart l’avouent. La Phénicie était appelée le pays des lettres. Kirjath sepher. Quand les Hébreux vinrent s’établir dans une partie de cette contrée, ils brûlèrent la ville des lettres, comme on le voit dans Josué et dans les Juges.

 

          Jérombal, consulté par Sanchoniathon, était prêtre du dieu suprême, que les Phéniciens nommaient Iao, Jeova, nom réputé sacré, adopté chez les Egyptiens et ensuite chez les Juifs. On voit, par les fragments de ce monument si antique, que Tyr existait depuis très longtemps, quoiqu’elle ne fût pas encore parvenue à être une ville puissante.

 

          Ce mot El, qui désignait Dieu chez les premiers Phéniciens, a quelque rapport à l’Alla des Arabes ; et il est probable que de ce monosyllabe El les Grecs composèrent leur Elios. Mais ce qui est plus remarquable, c’est qu’on trouve chez les anciens Phéniciens le mot Eloa, Eloim, dont les Hébreux se servirent très longtemps après, quand ils s’établirent dans le Canaan.

 

          C’est de la Phénicie que les Juifs prirent tous les noms qu’ils donnèrent à Dieu, Eloa, Iao, Adonaï ; cela ne peut être autrement, puisque les Juifs ne parlèrent longtemps en Canaan que la langue phénicienne.

 

          Ce mot Iao, ce nom ineffable chez les Juifs, et qu’ils ne prononçaient jamais, était si commun dans l’Orient, que Diodore, dans son livre second, en parlant de ceux qui feignirent des entretiens avec les dieux, dit que « Minos se vantait d’avoir communiqué avec le Dieu Zeus ; Zamolxis avec la déesse Vesta ; et le Juif Moïse avec le dieu Iao, etc. »

 

          Ce qui mérite surtout d’être observé, c’est que Sanchoniathon, en rapportant l’ancienne cosmologie de son pays, parle d’abord du chaos d’un air ténébreux, Chautereb. L’Erèbe, la nuit d’Hésiode, est prise du mot phénicien qui s’est conservé chez les Grecs. Du chaos sortit Mot, qui signifie la matière. Or, qui arrangea la matière ? C’est colpi Iao, l’esprit de Dieu, le vent de Dieu, ou plutôt la voix de la bouche de Dieu. C’est à la voix de Dieu que naquirent les animaux et les hommes (2).

 

          Il est aisé de se convaincre que cette cosmogonie est l’origine de presque toutes les autres. Le peuple le plus ancien est toujours imité par ceux qui viennent après lui ; ils apprennent sa langue, ils suivent une partie de ses rites, ils s’approprient ses antiquités et ses fables. Je sais combien toutes les origines chaldéennes, syriennes, phéniciennes, égyptiennes, et grecques, sont obscures. Quelle origine ne l’est pas ? Nous ne pouvons avoir rien de certain sur la formation du monde, que ce que le créateur du monde aurait daigné nous apprendre lui-même. Nous marchons avec sûreté jusqu’à certaines bornes : nous savons que Babylone existait avant Rome ; que les villes de Syrie étaient puissantes avant qu’on connût Jérusalem ; qu’il y avait des rois d’Egypte avant Jacob, avant Abraham : nous savons quelles sociétés se sont établies les dernières ; mais pour savoir précisément quel fut le premier peuple, il faut une révélation.

 

          Au moins nous est-il permis de peser les probabilités, et de nous servir de notre raison dans ce qui n’intéresse point nos dogmes sacrés, supérieurs à toute raison, et qui ne cèdent qu’à la morale.

 

          Il est très avéré que les Phéniciens occupaient leur pays longtemps avant que les Hébreux s’y présentassent. Les Hébreux purent-ils apprendre la langue phénicienne quand ils erraient, loin de la Phénicie, dans le désert, au milieu de quelques hordes d’Arabes ?

 

          La langue phénicienne put-elle devenir le langage ordinaire des Hébreux ? et purent-ils écrire dans cette langue du temps de Josué, parmi des dévastations et des massacres continuels ? Les Hébreux après Josué, longtemps esclaves dans ce même pays qu’ils avaient mis à feu et à sang, n’apprirent-ils pas alors un peu de langue de leurs maîtres, comme depuis ils apprirent un peu de chaldéen quand ils furent esclaves à Babylone ?

 

          N’est-il pas de la plus grande vraisemblable qu’un peuple commerçant, industrieux, savant, établi de temps immémorial, et qui passe pour l’inventeur des lettres, écrivit longtemps avant un peuple errant, nouvellement établi dans son voisinage, sans aucune science, sans aucune industrie, sans aucun commerce, et subsistant uniquement de rapines ?

 

          Peut-on nier sérieusement l’authenticité des fragments de Sanchoniathon conservés par Eusèbe ? ou peut-on imaginer, avec le savant Huet, que Sanchoniathon ait puisé chez Moïse, quand tout ce qui reste de monuments antiques nous avertit que Sanchoniathon vivait avant Moïse ? Nous ne décidons rien ; c’est au lecteur éclairé et judicieux à décider entre Huet et Van-Dale qui l’a réfuté. Nous cherchons la vérité et non la dispute (3).

 

 

1 – Comparez chap. II, livre II, de l’Histoire des langues sémiliques. (G.A.)

2 – Cette manière d’entendre Sanchoniathon est très naturelle ; elle est appuyée sur l’autorité de Bochart. Ceux qui l’ont critiquée savent sûrement très bien la langue grecque ; mais ils ont prouvé que cela ne suffit pas toujours pour entendre les livres grecs. (K.)

3 – M. Renan pense comme Huet. L’écrit attribué à Sanchoniathon est relativement moderne. L’auteur paraît avoir donné pour phéniciennes des idées hébraïques. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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