CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
à M. de La Croix.
A Ferney, 21 Janvier 1775.
Il semble, monsieur, qu’en adoucissant les maux de ma vieillesse, et en consolant ma solitude par la lecture de vos agréables ouvrages, vous ayez voulu me priver du plaisir de vous en remercier. Vous ne m’avez point donné votre adresse. Il y a plusieurs personnes à Paris qui portent votre nom, quoiqu’il n’y ait que vous qui le rendiez célèbre.
Je hasarde mes remerciements chez votre libraire. Il a imprimé peu de mémoires aussi bien faits. Ceux pour la Rosière (1) sont les premiers, je crois, qui aient introduit les grâces dans l’éloquence du barreau. Celui de Delpech me semble discuter les probabilités avec beaucoup de vraisemblance ; car les hommes ne peuvent juger que par les probabilités. La certitude n’est guère faite pour eux, et voilà pourquoi j’ai toujours pensé que notre code criminel est aussi absurde que barbare. Il n’y a guère de tribunal en France qui n’ait rendu des jugements affreux et iniques, pour avoir mal raisonné, plutôt que pour avoir eu l’intention de condamner l’innocence. J’ai l’honneur d’être avec toute l’estime et la reconnaissance que je vous dois, monsieur, votre, etc.
1 – Mémoire pour la rosière de Salency. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
22 Janvier 1775.
Mon cher ange, quand vous m’aurez donné une adresse, je vous enverrai quelque chose pour vous amuser ou pour vous ennuyer. En attendant, voici le projet de la petite pancarte que nous demandons à M. de Vergennes. Nous ne voulons aucune autre grâce pour le présent. Nous vous supplions, avec la plus vive instance, de nous appuyer auprès de madame la duchesse d’Enville. Dites-lui, je vous en conjure, que nous n’aurions voulu implorer que ses bontés. Nous n’attendons rien que de la générosité de son cœur ; mais nous n’avons pu nous empêcher de donner part de nos demandes au ministre du roi de Prusse, parce qu’il a un ordre exprès du roi son maître de solliciter en faveur de notre infortuné jeune homme. Mais c’est sur madame d’Enville que nous fondons toutes nos espérances ; et c’est vous, mon cher ange, qui nous avez ouvert cette voie de salut. Consommez votre ouvrage ; tâchez de nous faire avoir un sauf-conduit bien honorable, et qui ne soit pas dans la forme commune. Puissé-je vous amener mon très estimable infortuné, qui est sans doute actuellement à Vesel, comme saint François-Xavier était en deux lieux à la fois, et comme cela est très commun parmi nous ! Après cela nous verrons à loisir s’il est permis à un juge de village de solliciter pendant trois mois de faux témoignages pour perdre des jeunes gens de seize à dix-sept ans, parce qu’ils étaient parents de madame de Brou, abbesse de Willoncourt, et que cette abbesse n’avait pas voulu donner une pensionnaire de son couvent, très riche, au fils de ce vilain juge, en mariage.
Nous verrons s’il est permis à ce détestable juge de choisir pour assesseur un marchand de bois reconnu pour fripon, condamné comme tel par des sentences des consuls, qui a été autrefois procureur, et qui n’a jamais été gradué.
Nous verrons s’il est loyal à trois misérables de cette espèce de faire à trois enfants un procès criminel de six mille pages, et de finir par donner la question ordinaire et extraordinaire à ces enfants, par leur arracher la langue avec des tenailles, par leur couper le poing sur un poteau, par les jeter tout vivants dans un bûcher composé de deux voies de bois de compte, et de deux voies de fagots à doubles liens.
Nous verrons si Pasquier, petit-fils d’un crieur du Châtelet, s’est immortalisé en rapportant au parlement ce procès de six mille pages, pendant que le premier président dormait.
Nous verrons si le bien jugé, qui n’a pas que de deux voix, n’est pas le plus infernalement mal jugé.
Nous aurons, je l’espère, des preuves évidentes de tout ce que je vous dis, et nous les mettrons sous les yeux du roi et de l’Europe entière ; mais commençons par notre sauf-conduit. Je ne puis rien, je ne veux rien, j’abandonne tout sans ce préalable ; je veux finir par là ma carrière. Ne croyez, ne consultez aucun bavard d’avocat, qui vous cite Papon et Loysel, comme si Papon et Loysel avaient été des rois législateurs. Ne consultez, mon cher ange, que votre raison et votre cœur.
Dites, je vous en conjure, à M. de Condorcet, tout ce qui est dans ma lettre. C’est pour le coup que je me mets à l’ombre de vos ailes, et que j’y veux mourir.
à M. le chevalier de Florian.
A Ferney, 22 Janvier 1775.
Le vieux malade de Ferney remercie bien sensiblement M. de Florianet ; il l’embrasse de tout son cœur ; il lui écrit sur ce petit papier imperceptible, pour épargner à un jeune officier, très médiocrement payé, un port de lettre considérable.
M. de Florianet a eu bien des tantes (1), mais il n’en a point eu de plus aimable que celle d’aujourd’hui (2). Il verra, quand il sera à Ferney, une sœur de sa nouvelle tante, âgée d’environ seize ans, et qui serait très digne de commettre un inceste avec M. de Florianet, si elle n’était pas retenue par son extrême pudeur. Il est vrai que cette pudibonde demoiselle va rarement à la messe, parce qu’elle s’y ennuie, et qu’elle n’entend pas encore le latin ; mais vous la corrigerez, et vous pourriez bien abandonner pour elle mademoiselle Dupuits (3), qui vous aimait si tendrement et si violemment. Le nez de mademoiselle Dupuits ne se réforme point encore, mais ses doigts acquièrent une souplesse merveilleuse au clavecin.
Voilà tout ce que je puis vous mander de votre famille, dont j’ai l’honneur d’être un peu par ricochet. Je vous donne ma bénédiction in quantum possum, et in quantum indiges…
1 – Les deux premières femmes du marquis de Florian, madame de Fontaine et madame Rilliet. (G.A.)
2 – Le marquis venait d’épouser mademoiselle Joly. (G.A.)
3 – Agée de onze ans. (G.A.)
à M. Turgot.
22 Janvier 1775 (1).
Mon vrai seigneur, malgré vous,
Souffrez que je vous présente mon vrai gendre, M. Dupuits, le mari de l’unique héritière du grand nom de Corneille, lieutenant-colonel de son métier, philosophe par sa raison, et le gentilhomme du détestable pays de Gex le plus persuadé par les faits du bien que vous avez fait à l’Etat, en rendant le commerce des grains libre.
S’il est à Paris dans le Ramazan (2), c’est à vous qu’il aura l’obligation de manger des poulardes. Je le crois digne de faire de près ce que je ne puis faire que de loin, de vous respecter, de vous admirer, de vous chérir. Daignez agréer le très respectueux et j’ose dire le très tendre hommage du très vieux hibou du mont Jura.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Turgot venait d’autoriser les bouchers de Paris à vendre de la viande pendant le carême. (G.A.)
à M. le baron de Constant de Rebecque.
25 Janvier 1775.
Le moribond de quatre-vingt et un ans est dans son lit, monsieur, tout comme vous l’avez vu ; mais, avant de mourir, il vous enverra ce Don Pèdre qui est d’un jeune homme : vous vous en apercevrez bien à son style, qui n’est pas encore formé.
J’ai eu le bonheur de voir au chevet de mon lit M. votre fils. Il me paraît plus formé que l’auteur de Don Pèdre ; il est très aimable, et digne de vous.
Je vous remercie infiniment des deux jeunes gens condamnés à rendre un crucifix de grand chemin pour en avoir brisé un autre ; rien n’est plus juste. Vous me donnez envie de connaître monsieur le bailli de Rue (1). On y va un peu plus vertement chez les Welches ; on inflige la peine des parricides. C’est une autre espèce de justice qui est toute divine : car un crucifix de bois étant Dieu, et Dieu étant notre père, il est clair que celui qui a cassé la tête au crucifix a cassé la tête à son père ; dont le supplice des parricides lui est dû très légitimement. Je mourrai en admirant cette jurisprudence, mais en vous aimant.
1 – M. d’Alt. (K.)
à Madame de Sauvigny.
A Ferney, 25 Janvier 1775.
Vous ne sauriez croire, madame, quel plaisir vous m’avez fait, en voulant bien m’envoyer le mémoire de M. Gerbier. Je m’intéresse à sa gloire, et je ne vois pas comment on pourrait l’attaquer après la lecture d’un tel écrit. Il est sage et vigoureux ; il ne court point après l’esprit, il ne court qu’après la vérité ; il la saisit avec la vraie éloquence, qui n’est pas celle des jeux de mots. J’ai été fort aise de ne point trouver là le verbiage éternel du barreau. La plupart des avocats parlent toujours comme l’Intimé.
Je viens de recevoir, madame, une lettre de M. le maréchal de Richelieu ; il n’est pas homme à verbiage. Il a la bonté de me promettre les petits paiements que ma situation très embarrassante me forçait de lui demander. Je me trouvais tellement pressé que j’avais osé vous importuner de mes misérables affaires ; j’en suis bien honteux : mais je me voyais noyé, et je m’adressais à sainte Geneviève. Je suis actuellement dans mon lit, pendant que M. et madame de Florian dînent chez votre ami M. Tronchin.
Madame de Florian est plus aimable que jamais. Elle soutient son état avec esprit, avec dignité, et avec grâce. Cabanis la dirige ; il est au fait des maladies des dames plus que personne. Elle s’est accoutumée à notre solitude philosophique et à notre vilain climat ; rien n’a paru la dégoûter ; cela est d’un bien bon esprit. On voit bien par qui elle a été élevée. Elle a une sœur de quinze à seize ans, dont je voudrais bien être le précepteur mais elle n’en a pas besoin, et on n’élève pas les filles quand on a quatre-vingt et un ans.
J’ai vu la comédie italienne du Conclave ; il n’y a ni gaieté ni esprit ; mais c’est toujours beaucoup qu’on se moque du conclave à Rome. Agréez toujours, madame, le tendre respect du vieux malade de Ferney.
à Madame la duchesse d’Enville.
Janvier 1775.
Madame, je me jette à vos pieds cette fois-ci bien sérieusement, et je vous conjure d’achever, par votre protection, de rendre la vie et l’honneur au plus innocent, au plus sage, au plus modeste et plus malheureux gentilhomme de France.
Il ne s’agit plus actuellement d’aucune formalité de loi, ni conduit d’une année, comme vous le verrez par les petits papiers ci-joints. Il lui faudra en effet une année entière au moins pour débrouiller tout le chaos de cette abominable aventure et le roi son maître voudra bien me le confier encore, supposé que je vive.
Ce n’est point à moi à prévoir s’il cherchera à entrer dans le service de France, ou s’il restera à celui du roi de Prusse. Tout ce que je sais, c’est qu’il est un très bon officier et un bon ingénieur. Il est supposé résider à Vesel, et il ne peut se montrer en France qu’avec un sauf-conduit. Nous en demandons un qui soit à peu près suivant le modèle que nous présentons.
Cette petite grâce, qui ne tire à aucune conséquence, dépend entièrement du ministre des affaires étrangères ; et je suis bien sûr que ce ministre fera tout ce que M. le comte de Maurepas voudra.
Daignez donc, madame, en parler à M. de Maurepas quand vous le verrez. Permettez qu’on mette cette bonne action dans la liste de celles que vous faites tous les jours, quoique cette liste soit un peu longue. J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance, madame, etc.
à M. de Trudaine.
… Janvier 1775 (1).
Monsieur, nous vous présentons nos très humbles et très sincères remerciements.
La ferme générale est en perte, chaque année, de sept à huit mille livres par la multitude inutile de leurs bureaux dans notre petite province. Leurs employés nous écrasent, sans produire jamais le moindre bénéfice pour sa majesté. Nous offrons, en nous conformant à vos vues, de verser immédiatement au trésor vingt mille francs par année, et vous pourrez ordonner qu’on remboursera aux fermiers-généraux, sur cette somme de vingt mille francs, les sept mille qu’ils ont perdus jusqu’ici par leur administration vicieuse. Quelque parti que vous preniez, il sera sage et juste ; Notre province se cotisera pour cette opération, comme pour la suppression des corvées, et nous bénirons à jamais votre justice, votre bonté et celle de M. Turgot. Nous sommes, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)