CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 14

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 14

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à M. Uriot.

 

Au château de Ferney, 7 mai 1770.

 

 

          Il y a deux ans, monsieur, que je passe ma vie dans mon lit. Si ma vieillesse et mes maladies ne me retenaient pas dans cette triste situation, je viendrais remercier monseigneur de Wurtemberg de tout le bien qu’il fait à ses sujets. Vous en avez rendu un compte si vrai et si touchant, que le voyage serait aussi pour vous.

 

          Je ne puis vous dire à quel point je vous suis obligé de m’avoir gratifié d’un ouvrage (1) si intéressant, puisque c’est la vérité qui l’a dicté ; il fait autant d’honneur au panégyriste qu’au prince.

 

          Je vous prie de me mettre aux pieds de son altesse sérénissime. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que vous méritez, etc.

 

 

1 – Discours sur la richesse et les avantages du duché de Wurtemberg. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vernes.

 

7 Mai 1770.

 

 

          Mon cher prêtre philosophe, je ne connais point du tout le Système de la Nature (1). On a tant dit de sottises sur la nature, que je ne lis plus aucun de ces livres-là. C’est apparemment quelque livre impie contre ma chère religion catholique, apostolique, et romaine. Il faudrait que je demandasse permission de le lire à mon gardien, selon les règles de notre patriarche François, et on ne l’accorderait pas ; ainsi je ne pourrais le lire sans péché mortel.

 

          A l’égard de la nature de mon individu, elle est toute délabrée, et s’en va à tous les diables  ce climat-ci me tue. Je veux aller passer l’hiver en Grèce, où Catherine II me donnera une bonne habitation. Je vous souhaite joie et santé. Frère FRANÇOIS, capucin indigne.

 

 

1 – Par d’Holbach. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Ferney, 7 Mai 1770.

 

 

          Je suis beaucoup plus malade, monsieur, que je ne l’étais lorsque j’ai eu la consolation de vous voir avec M. d’Osterwald. Si je reviens au monde, ce sera pour m’occuper de tout ce qui pourra servir à votre entreprise  elle m’est plus chère que la manufacture de montres que j’ai établie dans mon village, et qui prospère plus que je ne l’osais espérer.

 

          Vous me ferez un extrême plaisir de m’envoyer la Primauté du Pape, la Législation du Divorce, et le Traité de l’amitié perpétuelle entre la Pologne et Catherine.

 

          J’ai reçu ce que vous avez bien voulu m’envoyer par le coche. Vous me paraissez bien mieux fourni que les libraires de Genève, qui ne vendent que des romans de France et des opéras-comiques.

 

          Je vous demande en grâce, monsieur, de ne vous point constituer en frais pour m’envoyer les livres dont vous me gratifier. Permettez que je vous les rembourse, et envoyez-moi tout ce que vous croirez pouvoir contribuer à la petite Encyclopédie à laquelle j’aurais bien voulu travailler avec vous. J’attends surtout, avec impatience, le Traité de l’amitié perpétuelle ; mais comme il est fait par un ennemi, je crois qu’il faut s’en défier : audi et alteram partem. Tout ce que je sais bien positivement, c’est que le prince Repnin lui-même a fourni tous les mémoires à M. Bourdillon (1), et qu’il a fait imprimer deux mille Bourdillons à La Haye.

 

          Ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès de M. d’Osterwald.

 

          Votre très fidèle ami V. sans cérémonie.

 

 

1 – Voyez, l’Essai historique et critique sur les dissensions des Eglises de Pologne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schomberg.

 

8 Mai 1770.

 

 

          Frère François, monsieur, est pénétré de la bonté que vous avez de mettre dans le tronc pour faire placer son image dans une niche ; il vous supplie de ne pas oublier l’auréole.

 

          Comme il sait qu’on ne canonise les gens qu’après leur mort, il se dispose à cette cérémonie. Une fluxion très violente sur la poitrine le tient au lit depuis un mois. Il tombe encore de la neige au 8 de mai, et il n’y a pas un arbre qui ait des feuilles. Si j’étais moins vieux et plus alerte, je crois que j’irais passer la fin de mes jours en Grèce, dans le pays de mes maîtres Homère, Sophocle, Euripide, et Hérodote. Je me flatte qu’à présent Catherine II est maîtresse de ce pays-là. Les Lacédémoniens et les Athéniens reprennent courage sous ses ordres. Nous touchons au moment d’une grande révolution dont l’Opéra-Comique de Paris ne se doute pas. Saint Nicolas va chasser Mahomet de l’Europe ; je dois en bénir Dieu en qualité de capucin.

 

          On dit que frère Ganganelli a supprimé la belle bulle In cœna Domini, le dernier jeudi de l’absoute ; cela est d’un homme sage.

 

          Si vous voyez mon cher commandant, je vous prie, monsieur, de vouloir bien entretenir la bienveillance qu’il veut avoir pour moi, et de me conserver la vôtre ; elle fait ma consolation dans le triste état où je suis. Agréez mon tendre respect et ma bénédiction. Frère FRANÇOIS, capucin indigne.

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Choiseul.

 

A Ferney, faubourg de Versoix, 9 mai (1).

 

 

          Mademoiselle, nous autres capucins, nous ressemblons aux amoureux dans les comédies ; ils s’adressent toujours aux demoiselles suivantes pour s’introduire auprès de la maîtresse du logis. Je prends donc la liberté de vous importuner par ces lignes, pour vous demander si nous pourrions prendre l’extrême liberté d’envoyer de notre couvent à madame la duchesse de Choiseul les six montres que nous venons de faire à Ferney. Nous les croyons très jolies et très bonnes ; mais tous les auteurs ont cette opinion de leurs ouvrages.

 

          Nous avons pensé que, dans le temps du mariage et des fêtes, ces productions de notre manufacture pourraient être donnée en présent, soit à des artistes qui auraient servi à ces fêtes, soit à des personnes attachées à madame la dauphine. Le bon marché plaira sans doute à M. l’abbé Terray, puisqu’il y a des montres qui ne coûteront que onze louis chacune, et que la plus chère, garnie de diamants, n’est mise qu’à quarante-sept louis. Celle où est le portrait du roi en émail, avec des diamants, n’est que de vingt-cinq louis ; et celle où est le portrait de monseigneur le dauphin, avec une aiguille en diamants, n’est que de dix-sept. Tout cela coûterait à Paris un grand tiers de plus. Nous servons avec la plus grande économie, et par là nous méritons la protection du ministère.

 

          Des gens, qui sont au fait du secret de la cour, nous assurent que le ministre des affaires étrangères et le premier gentilhomme de la chambre font des présents, au nom du roi, dans l’occasion présente ; mais nous ne savons comment nous y prendre pour obtenir la protection de votre bienfaisante maîtresse ; nous craignons qu’elle ne nous prenne pour des impertinents qui ne savent pas leur monde. Cependant la charité nous oblige de représenter qu’il faut aider notre colonie naissante de Ferney, qui n’est composée, jusqu’à présent, que de soixante personnes, lesquelles n’ont chacune que leurs dix doigts pour vivre.

 

          C’est une terrible chose, mademoiselle, qu’une colonie et une manufacture. Nous espérons que votre maîtresse indulgente aura pitié de nous, malgré les injures que nous lui avons dites. Nous sommes importuns, il est vrai ; mais nous savons qu’il faut faire violence au royaume des cieux, comme dit l’autre. Ainsi, mademoiselle, nous demandons votre puissante protection auprès de madame la duchesse, et nous prierons Dieu pour elle et pour vous, ce qui vous fera grand bien. Je vous supplie en mon particulier, mademoiselle, de me mettre à ses pieds, longs de quatorze pouces de roi.

 

          J’ai l’honneur de demeurer en Christ, mademoiselle, votre très cher frère François, capucin indigne.

 

          Permettez-moi, mademoiselle, d’ajouter à ma lettre que, si monseigneur le duc ou madame la duchesse montrait au roi la montre en diamants avec trois fleurs de lys, et celle où est son portrait, il serait émerveillé qu’on ait fait cette chose dans notre village.

 

 

1 – Cette lettre est censée être adressée à la première ou à la seconde de ses femmes de chambre.

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

A Ferney, le 11 Mai 1770.

 

 

          Quoique je sois, monseigneur, fort près d’aller voir saint François d’Assise, le patron du pape et le mien, il faut pourtant que je prenne la liberté de vous proposer une négociation mondaine, et que je vous demande votre protection.

 

          Je ne sais si votre éminence est informée que M. le duc de Choiseul établit une ville nouvelle à deux pas de mon hameau. On a déjà construit sur le lac de Genève un port qui coûte cent mille écus. Les bourgeois de Genève, gens un peu difficiles à vivre, ont conçu une grande jalousie de cette ville, qui sera commerçante ; et, depuis que je suis capucin, ils ont craint que je ne convertisse leurs meilleurs ouvriers huguenots, et que je ne transplantasse leurs ouailles dans un nouveau bercail, comme de fait, grâce à saint François, la chose est arrivée.

 

          Vous n’ignorez pas qu’il y eut beaucoup de tumulte à Genève il y a trois mois. Les bourgeois, qui se disent nobles et seigneurs, assassinent quelques Génevois qui ne sont que natifs : les confrères des assassinés, ne pouvant se réfugier dans la ville de M. le duc de Choiseul, parce qu’elle n’est pas bâtie, choisirent mon village de Ferney pour le lieu de leur transmigration ; ils se sont répandus aussi dans les villages d’alentour. Je les ai convertis à moitié, car ils ne vont plus au prêche : il est vrai qu’ils ne vont pas non plus à la messe ; mais on ne peut pas venir à bout de tout en un jour, et il faut laisser à la grâce le temps d’opérer. Ce sont tous d’excellents horlogers ; ils se sont mis à travailler dès que je les ai eu logés.

 

          J’ai pris la liberté d’envoyer au roi de leurs ouvrages ; il en a été très content, et il leur accorde sa protection. M. le duc de Choiseul a poussé la bonté jusqu’à se charger de faire passer leurs ouvrages à Rome. Notre dessein est de ruiner saintement le commerce de Genève, et d’établir celui de Ferney.

 

          Nos montres sont très bien faites, très jolies, très bonnes et à bon marché.

 

          La bonne œuvre que je supplie votre éminence de faire est seulement de daigner faire chercher par un de vos valets de chambre, ou par quelque personne en qui vous aurez confiance, un honnête marchand, établi à Rome, qui veuille se charger d’être notre correspondant. Je vous réponds qu’il y trouvera son avantage.

 

          Les entrepreneurs de la manufacture lui feront un envoi, dès que vous nous aurez accordé la grâce que nous vous demandons.

 

          Je suis enchanté de mes nouveaux hôtes ; ils sont tous d’origine française. Ce sont des citoyens que je rends à la patrie, et le roi a daigné m’en savoir gré. C’est cela seul qui excuse la liberté que je prends avec vous. Cette négociation devient digne de vous, dès qu’il s’agit de faire du bien. La plupart de ces familles sont languedochiennes ; c’est encore une raison de plus pour toucher votre cœur (1).

 

          Si Catherine II prend Constantinople, nous comptons bien fournir des montres à l’Eglise grecque : mais nous donnons de grand cœur la préférence à la vôtre, qui est incomparablement la meilleure, puisque vous en êtes cardinal. La triomphante Catherine m’a donné rendez-vous à Athènes, et je n’y trouverai personne que je vous puisse comparer, quand il descendrait d’Homère ou d’Hésiode en droite ligne. Mais en trouverais-je beaucoup à Rome ?

 

          Que votre éminence conserve ses bontés à frère FRANÇOIS, capucin indigne.

 

 

1 – Albi, dont Bernis était archevêque, appartenait au Languedoc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

16 Mai 1770.

 

 

          Mon cher ange, je me hâte de vous remercier de votre lettre du 10 de mai. Je vous enverrai la copie de la lettre du beau-frère de Martin Fréron, dès que je l’aurai retrouvée dans le tas de paperasses que je mets en ordre ; cela vous mettra entièrement au fait. Il est bon de rendre justice aux gens qui honorent le siècle et l’humanité.

 

          Je suis bien fâché que les prémices de ma manufacture ne puissent être acceptées. J’avais envoyé à madame la duchesse de Choiseul une petite boite de six montres charmantes, et qui coûtent très peu ; ce serait d’assez jolis présents à faire à des artistes qui auraient servi aux fêtes. La plus chère est de quarante-six louis, et la moindre est de douze ; tout cela coûterait le double à Paris. J’aurais voulu surtout que le roi eût vu les montres qui sont ornées de son portrait en émail, et de celui de monseigneur le dauphin. Je suis persuadé qu’il aurait été surpris et bien aise de voir que, dans un de ses plus chétifs villages, on eût pu faire, en aussi peu de temps, des ouvrages si parfaits ; mais le voyage de madame la duchesse de Choiseul à Chanteloup dérange toutes mes idées. Elle va aussi prendre soin de ses manufactures. C’est une philosophe pas plus haute qu’une pinte, et dont l’esprit me paraît furieusement au-dessus de sa taille.

 

          Je songe comme vous à mademoiselle Lecouvreur-Daudet (1), je frémis de l’envoyer en Russie : mais qu’en faire ? a-t-elle au moins quatre ou cinq cents livres de rente ? voilà ce que je voudrais savoir. J’aimerais mieux établir une manufacture de filles qu’une de montres ; mais la chose est faite, je suis embarqué. Votre prince (2) donne un plus bel exemple ; il établit une manufacture de comédies. Il faut que M. le duc d’Aumont en fasse une d’acteurs ; cela devient impossible, on ne joue plus que des opéras-comiques dans les provinces. Il faut que tout tombe, quand tout s’est élevé ; c’est la loi de la nature.

 

          Vous êtes tout étonné, mon cher ange, que je me vante de soixante-dix-sept ans, au lieu de soixante-seize : est-ce que vous ne voyez pas que, parmi les fanatiques mêmes, il y a des gens qui ne persécuteront pas un octogénaire, et qui pilleraient, s’ils pouvaient, un septuagénaire dans un bénitier ?

 

          J’ai pensé comme vous sur frère Ganganelli, dès que j’ai vu qu’il ne faisait point de sottises.

 

          N’allez-vous pas à Compiègne ? attendez-vous à faire vos compliments à Versailles ?

 

          Voudriez-vous bien faire parvenir à M. le duc d’Aumont ma respectueuse reconnaissance de toutes les bontés qu’il me témoigne ?

 

          Je me doutais bien que madame d’Argental se porterait mieux au mois de mai ; mais c’est l’hiver, le fatal hiver qui me désespère. J’en éprouve encore d’horribles coups de queue. Une maudite montagne couverte de neige fait le malheur de ma vie.

 

          Madame Denis et moi nous vous renouvelons à tous deux le plus tendre attachement qui fut jamais.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Argental du 18 Mars. (G.A.)

2 - Le duc de Parme. (G.A.)

 

 

 

 

 

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