CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 15

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à M. Hennin.

 

A Ferney, 19 Mai 1770.

 

 

          Je suis fâché de troubler vos fêtes par des plaintes. Le sieur Pierre Dufour-Vincent, domicilié à Ferney, sous la protection du roi, allant aujourd’hui à Genève pour les affaires de son commerce, a été insulté assez près de la porte, et battu outrageusement par le nommé Lalime fils, dit Vernion, à la tête de quelques séditieux. Il n’a pu pénétrer chez vous, craignant d’être massacré dans la rue.

 

          De pareils excès arriveront fréquemment si on n’y met pas ordre. Les sujets du roi sont tous les jours insultés dans Genève, tandis que les Génevois sont reçus avec la plus grande honnêteté dans tout le pays de Gex.

 

          Je vous supplie d’envoyer ma lettre au ministère, m’en rapportant d’ailleurs à votre prudence et à votre zèle.

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

21 Mai 1770 (1).

 

 

          Mon cher petit philosophe saura que M. le duc de Praslin, l’un des juges, a été très content du mémoire (2), et qu’il est disposé comme nous désirons qu’il le soit. Nous avons tout lieu d’espérer que les autres juges penseront de même. Tous ceux qui ont lu ce factum, ont la même indignation que nous contre les chanoines. Toutes les vraisemblances sont que mon cher petit philosophe gagnera sa cause, et sera regardé comme le défenseur de la liberté publique. On lui fait mille tendres compliments.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Pour les serfs de Saint-Claude. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

21 Mai 1770.

 

 

          Mon cher ange, les bonnes actions ne sont jamais sans récompense, car Dieu est juste. On ne peut vous donner un prix qui soit plus suivant votre goût qu’une tragédie : en voici une qui m’est tombée entre les mains, et dont je viens de corriger moi-même toutes les fautes typographiques. C’est à vous à juger si M. Lantin (1) était aussi bon réparateur de Sophonisbe que M. Marmontel l’a été de Venceslas. Il y aura des mains qui diront que M. Lantin se moque du monde, et qu’il n’y a pas un mot dans Sophonisbe qui ressemble à celle de Mairet ; mais il faut laisser dire ces gens-là et ne pas s’en embarrasser.

 

          Au reste, je serais au désespoir qu’on pût m’accuser d’avoir la moindre correspondance avec les héritiers de M. Lantin. M. Marin, qui a fait imprimer cette pièce, dont l’original est chez M. le duc de La Vallière, peut me rendre la justice qui m’est due ; mais, si on fait une sottise dans Paris, tout aussitôt on me l’attribue. Je ne doute pas que votre amitié et votre zèle pour la vérité ne s’opposent à ce torrent de calomnies.

 

          On a bien eu la cruauté de m’imputer le Dépositaire. Il faut que ce soit l’abbé Grizel qui ait débité cette imposture, et c’est ce qui m’empêche de donner la pièce. Je ferai écrouer l’abbé Grizel comme calomniateur impudent. Il avait volé cinquante mille francs à madame d’Egmont, fille de M. le duc de Villars, lorsqu’il la convertit. Je ne sais pas au juste ce qu’il a volé depuis, pour la plus grande gloire de Dieu ; mais je le tiens pour damné, s’il dit que le Dépositaire est de moi.

 

          Voici un tarif très honnête des montres que M. le duc de Praslin a bien voulu demander. On ne peut mieux faire que de s’adresser à nous, nous sommes bons ouvriers et très fidèles. Si quelqu’un de vos ministres étrangers veut des montres à bon marché, qu’il s’adresse à Ferney. Secourez notre entreprise, mes chers anges ; nous avons vingt familles à nourrir.

 

          A l’égard des humeurs scorbutiques, je plains bien madame d’Argental si son état approche de mon état. Portez-vous bien tous deux, jouissez d’une vie douce, conservez-nous vos bontés, protégez nos manufactures ; mais protégez aussi celle de feu M. Lantin. Nous vous présentons nos cœurs, madame Denis et moi.

 

 

1 – Pseudonyme de Voltaire pour la tragédie de Sophonisbe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Necker.

 

21 Mai 1770.

 

 

          Ma juste modestie, madame, et ma raison me faisaient croire d’abord que l’idée d’une statue était une bonne plaisanterie ; mais, puisque la chose est sérieuse, souffrez que je vous parle sérieusement.

 

          J’ai soixante-seize ans, et je sors à peine d’une grande maladie qui a traité fort mal mon corps et mon âme pendant six semaines. M. Pigalle doit, dit-on, venir modeler mon visage, mais madame, il faudrait que j’eusse un visage ; on en devinerait à peine la place. Mes yeux sont enfoncés de trois pouces, mes joues sont du vieux parchemin mal collé sur des os qui ne tiennent à rien. Le peu de dents que j’avais est parti. Ce que je vous dis là n’est point coquetterie : c’est la pure vérité. On n’a jamais sculpté un pauvre homme dans cet état ; M. Pigalle croirait qu’on s’est moqué de lui ; et, pour moi, j’ai tant d’amour-propre, que je n’oserais jamais paraître en sa présence. Je lui conseillerais, s’il veut mettre fin à cette étrange aventure, de prendre à peu près son modèle sur la petite figure en porcelaine de Sèvres. Qu’importe après tout, à la postérité, qu’un bloc de marbre ressemble à un tel homme ou à un autre ? Je me tiens très philosophe sur cette affaire. Mais, comme je suis encore plus reconnaissant que philosophe, je vous donne, sur ce qui me reste de corps, le même pouvoir que vous avez sur ce qui me reste est à vous, madame, comme si j’avais vingt-cinq ans, et le tout avec un très sincère respect. Mes obéissances, je vous en supplie, à M. Necker.

 

 

 

 

 

à M. de la Harpe.

 

23 Mai 1770.

 

 

          Le capucin attaché à la paroisse du curé de Mélanie prie toujours Dieu, mon cher enfant, pour vos affaires temporelles ; car, pour les spirituelles, elles vont très bien, Dieu merci.

 

          Il est bien plaisant, bien digne des Welches, qu’un Fréron ait le droit exclusif de dire son avis grossièrement sur les welcheries nouvelles, et qu’on vous conteste celui de dire le vôtre (1) avec finesse et agrément. Il me semble qu’il n’y a jamais eu d’injustice plus ridicule, et que c’est le dernier degré d’ignominie dans laquelle les lettres sont tombées en France. Il est bien honteux qu’un misérable comme lui, chargé de crimes et d’opprobres, trouve de la protection. La lettre de son beau-frère Royou, dont vous avez, je pense, un extrait, suffirait seule pour le faire enfermer à Bicêtre ; mais parce qu’il s’est fait hypocrite,

 

Fruiturdîs

Iratis.

 

JUVÉN., sat. I.

 

          Les anecdotes sur ce coquin m’intéressent moins que celles de Suétone sur ces coquins d’empereurs romains, qui ne valaient guère mieux.

 

          Quand aurons-nous donc votre Suétone ? Si vous l’enrichissez de remarques historiques et philosophiques, ce sera un livre dont aucun homme de lettres ne pourra se passer. Je l’attends avec le plus grande empressement ; car, tout vieux et tout malade que je suis, j’ai encore les passions vives, surtout quand il s’agit de votre gloire.

 

 

1 – Dans le Mercure. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

25 Mai 1770.

 

 

          Je soupçonne, madame, que vous vous souciez peu de la métaphysique ; cependant il est assez curieux de chercher si on a une âme ou non, et de voir tous les rêves qu’on a faits sur cet être incompréhensible. Nous ressemblons tous au capitaine suisse qui priait dans un buisson avant une bataille, et qui disait : « Mon Dieu, s’il y en a un, ayez pitié de mon âme, si j’en ai une. » Vous me paraissez fort indifférente sur ces bagatelles ; on s’endurcit en vivant dans le monde.

 

          Vous avez voulu absolument que je vous envoyasse quelques chapitres ; mais j’ai peur qu’ayant beaucoup lu et beaucoup réfléchi, vous ne soyez plus amusable, et que je ne sois point du tout amusant. Vous en savez trop pour que je vous donne du plaisir.

 

          Voyez si les articles ALCHIMISTE, ALCORAN, ALEXANDRE, qui sont remplis d’historiettes, pourront vous désennuyer un moment. Je suis avec vous comme Arlequin, à qui on disait (1) : Fais-moi rire, et qui ne pouvait en venir à bout.

 

          J’imagine que votre grand’maman est une vraie philosophe ; elle s’en va voir sa colonie, que vous appelez si bien Salente. Elle va faire le bonheur de ses vassaux, au lieu d’avoir la tête étourdie du fracas des fêtes, dont il ne reste que la lassitude quand elles sont passées. Je crois le fond de son caractère un peu sérieux, d’une couleur très douce, toute brodée de fleurs naturelles. Je me figure qu’elle a une âme égale et constante, sans ostentation ; qu’elle n’aime point à se prodiguer dans le monde ; que chaque jour elle aimera davantage la retraite ; qu’en connaissant les hommes par la supériorité de sa raison, elle aime à répandre des bienfaits par instinct ; qu’elle est très instruite, et ne veut point le paraître : voilà le portrait que je me fais de la souveraine d’Amboise, au pied de mes Alpes, où j’ai encore de la neige.

 

          J’ai pris avec elle une étrange liberté ; j’ai mis sous sa protection des essais de ma manufacture de montres : que ne suis-je un de ses vassaux d’Amboise ! On dit que le blé a manqué, jusque dans ses Etats ; nous n’en avons point dans notre pays barbare.

 

          Je crois que les Russes mangeront bientôt celui des Turcs. Il me semble que voilà une révolution qui se prépare, et à laquelle personne ne s’attendait : c’est de quoi exercer la philosophie de votre grand’maman.

 

          La mienne consiste à souffrir patiemment, ce qui coûte un peu, et à vous être attaché, madame, avec le plus tendre respect. Il ne faut assurément nul effort pour vous aimer.

 

          Voulez-vous bien, madame, avoir la bonté de me mettre aux pieds de votre grand’maman ?

 

 

1 – Dans la Vie est un songe, comédie de Boissy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Samedi au soir (1).

 

 

Je crois que le bon homme Homère

Eût été très flatté de dîner avec vous ;

Mon destin n’est pas fait pour des plaisirs si doux :

Hélas ! je ne suis que Voltaire.

 

          J’ai voulu m’essayer. J’ai été chez mes enfants (2) à Maxonex aujourd’hui, en robe de chambre ; cela ne m’a pas réussi. Je ne puis mettre un justaucorps. Le canon me tuerait ; le dîner encore plus. Ma faiblesse augmente d’heure en heure. Je dînerai bientôt avec Homère dans les Champs-Elysées. Je présente ma misère et mon respect à madame votre sœur et à M. votre beau-frère (3).

 

 

1 – Hennin lui avait écrit un billet commençant par ces deux vers :

                                   Aux noces des enfants des dieux

Je voudrais inviter Homère.

 

(G.A.)

 

2 – M. et madame Dupuits. (G.A.)

3 – M. et madame Legendre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schomberg.

 

A Ferney, 28 Mai 1770.

 

 

          Monsieur, je persiste à croire que les philosophes m’ont daigné prendre pour leur représentant, comme une compagnie fait souvent signer pour elle le moindre de ses associés. Je consens de signer, quoique j’aie la main fort tremblante.

 

          Vous avez donc la bonté, monsieur, d’être un des protecteurs de la statue. M. le duc de Choiseul y a de plus grands droits qu’on ne pense ; il fait des vers plus jolis que ceux de nous autres faiseurs, et tient le cas secret ; j’en ai de lui qui sont charmants.

 

          Je ne sais comment reconnaître ses bontés : il protège une manufacture de montres que les émigrants de Genève ont établie dans mon hameau ; il a bien voulu descendre jusqu’à leur faciliter le débit. Je ne verrai pas la ville qu’il va bâtir dans mon voisinage ; mais je jouis déjà de tout le bien qu’il veut faire.

 

          Je goûte à présent, malgré tous mes maux, le plus grand des plaisirs ; je vois les fruits de la philosophie éclore. Soixante artistes huguenots, répandus tout d’un coup dans ma paroisse, vivent avec les catholiques comme des frères ; il serait impossible à un étranger de deviner qu’il y a deux religions dans ce petit canton-là. En conscience, messieurs les moines, monsieur Rose, évêque de Senlis, messieurs les curés Aubry et Guincestre, cela ne vaut-il pas mieux que vos Saint-Barthélemy.

 

          Peut-être l’impératrice de Russie opère-t-elle à présent une grande révolution chez les Turcs ; mais j’aime mieux celle dont je suis témoin, et j’ai la mine de mourir content. Je crois que ces nouvelles ne déplairont pas au respectable M. d’Alembert, l’appui de la tolérance et de la vertu, et si digne d’être votre ami.

 

          Conservez vos bontés, monsieur, à votre très humble, et très obéissant, et très reconnaissant serviteur, le languissant frère François, plus humain que tous les capucins du monde.

 

 

 

 

 

 

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