MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 2

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

LE PYRRHONISME DE L’HISTOIRE.

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV.

 

 

De l’Histoire juive.

 

 

 

 

          C’est une grande question parmi plusieurs théologiens si les livres purement historiques des Juifs ont été inspirés ; car, pour les livres de préceptes et pour les prophéties, il n’est point de chrétien qui en doute, et les prophètes eux-mêmes disent tous qu’ils écrivent au nom de Dieu ; ainsi on ne peut s’empêcher de les croire sur leur parole sans une grande impiété : mais il s’agit de savoir si Dieu a été réellement dans tous les temps l’historien du peuple juif.

 

          Leclerc et d’autres théologiens de Hollande prétendent qu’il n’était pas même nécessaire que Dieu daignât dicter toutes les annales hébraïques, et qu’il abandonna cette partie à la science et à la foi humaine. Grotius, Simon, Dupin (1), ne s’éloignent pas de ce sentiment. Ils pensent que Dieu disposa seulement l’esprit des écrivains à n’annoncer que la vérité.

 

          On ne connaît point les auteurs du livre des Juges, ni de ceux des Rois, et des Paralipomènes. Les premiers écrivains hébreux citent d’ailleurs d’autres livres qui ont été perdus, comme celui des Guerres du Seigneur, le Droiturier ou le Livre des Justes, celui des Jours de Salomon, et ceux des Analyses des rois d’Israël et de Juda. Il y a surtout des textes qu’il est difficile de concilier : par exemple, on voit dans le Pentateuque que les Juifs sacrifièrent dans le désert au Seigneur, et que leur seule idolâtrie fut celle du veau d’or ; cependant il est dit dans Jérémie, dans Amos et dans les discours de saint Etienne, qu’ils adorèrent pendant quarante ans le dieu Moloch et le dieu Remphan, et qu’ils ne sacrifièrent point au Seigneur.

 

          Il n’est pas aisé de comprendre comment Dieu dicta l’histoire des rois de Juda et d’Israël, puisque les rois d’Israël étaient hérétiques, et que même, quand les Hébreux voulurent avoir des rois, Dieu leur déclara expressément, par la bouche de son prophète Samuel, que c’est rejeter Dieu que d’obéir à des monarques ; or plusieurs savants ont été étonnés que Dieu voulût être l’historien d’un peuple qui avait renoncé à être gouverné par lui.

 

          Quelques critiques trop hardis ont demandé si Dieu peut avoir dicté que le premier roi Saül remporta une victoire à la tête de trois cent trente mille hommes, puisqu’il y est dit qu’il n’y avait que deux épées dans toute la nation, et qu’ils étaient obligés d’aller chez les Philistins pour faire aiguiser leurs cognées et leurs serpettes ;

 

          Si Dieu peut avoir dicté que David, qui était selon son cœur, se mit à la tête de quatre cents brigands chargés de dettes ;

 

          Si David peut avoir commis tous les crimes que la raison, peu éclairée par la foi, ose lui reprocher ;

 

          Si Dieu a pu dicter les contradictions qui se trouvent entre l’histoire des Rois et les Paralipomènes.

 

          On a encore prétendu que l’histoire des Rois ne contenant que des événements sans aucune instruction, et même beaucoup de crimes, il ne paraissait pas digne de l’Etre éternel d’écrire ces événements et ces crimes. Mais nous sommes bien loin de vouloir descendre dans cet abîme théologique : nous respectons, comme nous le devons, sans examen, tout ce que la synagogue et l’Eglise chrétienne ont respecté.

 

          Qu’il nous soit seulement permis de demander pourquoi les Juifs, qui avaient une si grande horreur pour les Egyptiens, prirent pourtant toutes les coutumes égyptiennes ; la circoncision, les ablutions, les jeûnes, les robes de lin, le bouc émissaire, la vache rousse, le serpent d’airain, et cent autres usages.

 

          Quelle langue parlaient-ils dans le désert ? Il est dit au psaume LXXX qu’ils n’entendirent pas l’idiome qu’on parlait au-delà de la mer Rouge. Leur langage, au sortir de l’Egypte, était-il égyptien ? Mais pourquoi ne retrouve-t-on, dans les caractères dont ils se servent, aucune trace des caractères d’Egypte ? Pourquoi aucun mot égyptien dans leur patois mêlé de tyrien, d’azotien, et de syriaque corrompu ?

 

          Quel était le pharaon sous lequel ils s’enfuirent ? Etait-ce l’Ethiopien Actisan (2) dont il est dit dans Diodore de Sicile qu’il bannit une troupe de voleurs vers le mont Sina, après leur avoir fait couper le nez ?

 

          Quel prince régnait à Tyr lorsque les Juifs entrèrent dans le pays de Canaan ? le pays de Tyr et de Sidon était-il alors une république ou une monarchie ?

 

          D’où vient que Sanchoniathon, qui était de Phénicie, ne parle point des Hébreux ? S’il en avait parlé, Eusèbe, qui rapporte des pages entières de Sanchoniathon, n’aurait-il pas fait valoir un si glorieux témoignage en faveur de la nation hébraïque ?

 

          Pourquoi, ni dans les monuments qui nous restent de l’Egypte, ni dans le Shasta et dans le Veidam des Indiens, ni dans les Cinq Kings des Chinois, ni dans les lois de Zoroastre, ni dans aucun ancien auteur grec, ne trouve-t-on aucun des noms des premiers patriarches juifs, qui sont la source du genre humain ?

 

          Comment Noé, le restaurateur de la race des hommes dont les enfants se partagèrent tout l’hémisphère, a-t-il été absolument inconnu dans cet hémisphère ?

 

          Comment Enoch, Seth, Caïn, Abel, Eve, Adam, le premier homme, ont-ils été partout ignorés, excepté dans la nation juive ?

 

          On pourrait faire ces questions et mille autres encore plus embarrassantes, si les livres des Juifs étaient, comme les autres, un ouvrage des hommes ; mais étant d’une nature entièrement différente, ils exigent la vénération, et ne permettent aucune critique. Le champ du pyrrhonisme est ouvert pour tous les autres peuples, mais il est fermé pour les Juifs. Nous sommes à leur égard comme les Egyptiens qui étaient plongés dans les plus épaisses ténèbres de la nuit, tandis que les Juifs jouissaient du plus beau soleil dans la petite contrée de Gessen.

 

          Ainsi n’admettons nul doute sur l’histoire du peuple de Dieu ; tout y est mystère et prophétie parce que ce peuple est le précurseur des chrétiens. Tout y est prodige, parce que c’est Dieu qui est à la tête de cette nation sacrée : en un mot, l’histoire juive est celle de Dieu même, et n’a rien de commun avec la faible raison de tous les peuples de l’univers (3). Il faut, quand on lit l’ancien et le nouveau Testament, commencer par imiter le P. Canaye (4).

 

 

1 – Leclerc a commenté la Bible, ainsi que Grotius, Dupin a écrit des Prolégomènes sur le même livre, et Simon a écrit des remarques sur les Prolégomènes de Dupin. (G.A.)

2 – Actisanès, Diodore de Sicile. (G.A.)

3 – Ce chapitre fut reproduit jusqu’à cet alinéa dans les Questions sur l’Encyclopédie, avec ce titre : Des peuples nouveaux, et particulièrement des Juifs. (G.A.)

4 – « Point de raison, dit ce Père dans la Conversation du maréchal d’Hocquincourt ; c’est la vraie religion, cela ; point de raison. » Voyez les Œuvres de Saint-Evremond. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE V.

 

Des Egyptiens.

 

 

 

 

 

          Comme l’histoire des Egyptiens n’est pas celle de Dieu, il est permis de s’en moquer. On l’a déjà fait avec succès sur ses dix-huit mille villes, et sur Thèbes aux cent portes, par lesquelles sortait un million de soldats, ce qui supposait cinq millions d’habitants dans la ville, tandis que l’Egypte entière ne contient aujourd’hui que trois missions d’âmes.

 

          Presque tout ce qu’on raconte de l’ancienne Egypte a été écrit apparemment avec une plume tirée de l’aile du phénix, qui venait se brûler tous les cinq cents ans dans le temple d’Hiéropolis pour y renaître.

 

          Les Egyptiens adoraient-ils en effet des bœufs, des boucs, des crocodiles, des singes, des chats, et jusqu’à des oignons ? Il suffit qu’on l’ait dit une fois pour que mille copistes l’aient redit en vers et en prose. Le premier qui fit tomber tant de nations en erreur sur les Egyptiens est Sanchoniathon, le plus ancien auteur que nous ayons parmi ceux dont les Grecs nous ont conservé des fragments. Il était voisin des Hébreux, et incontestablement plus ancien que Moïse puisqu’il ne parle pas de ce Moïse, et qu’il aurait fait mention, sans doute, d’un si grand homme et de ses épouvantables prodiges, s’il fût venu après lui, ou s’il avait été son contemporain.

 

          Voici comme il s’exprime : « Ces choses sont écrites dans l’histoire du monde de Thaut et dans ses mémoires : mais ces premiers hommes consacrèrent des plantes et des productions de la terre ; ils leur attribuèrent la divinité ; ils révérèrent les choses qui les nourrissaient ; ils leur offrirent leur boire et leur manger, cette religion étant conforme à la faiblesse de leurs esprits. »

 

          Il est très remarquable que Sanchoniathon, qui vivait avant Moïse, cite les livres de Thaut, qui avaient huit cents ans d’antiquité, mais il est plus remarquable encore que Sanchoniathon s’est trompé, en disant que les Egyptiens adoraient des oignons : ils ne les adoraient certainement pas, puisqu’ils les mangeaient.

 

          Cicéron, qui vivait dans le temps où César conquit l’Egypte, dit dans son livre de la Divination, « qu’il n’y a point de superstition que les hommes n’aient embrassée, mais qu’il n’est encore aucune nation qui se soit avisée de manger ses dieux. »

 

          De quoi se seraient nourris les Egyptiens, s’ils avaient adoré tous les bœufs et tous les oignons ? L’auteur de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (Introd. & XXII, page 24), a dénoué le nœud de cette difficulté, en disant qu’il faut faire une grande différence entre un oignon consacré et un oignon dieu. Le bœuf Apis était consacré ; mais les autres bœufs étaient mangés par les prêtres et par tout le peuple.

 

          Une ville d’Egypte avait consacré un chat, pour remercier les dieux d’avoir fait naître des chats qui mangent les souris. Diodore de Sicile rapporte que les Egyptiens égorgèrent de son temps un Romain qui avait eu le malheur de tuer un chat par mégarde. Il est très vraisemblable que c’était le chat consacré. Je ne voudrais pas tuer une cigogne en Hollande. On y est persuadé qu’elles portent bonheur aux maisons sur le toit desquelles elles se perchent. Un Hollandais de mauvaise humeur me ferait payer cher sa cigogne.

 

          Dans un nome d’Egypte voisin du Nil il y avait un crocodile sacré. C’était pour obtenir des dieux que les crocodiles mangeassent moins de petits enfants. Origène, qui vivait dans Alexandrie, et qui devait être bien instruit de la religion du pays, s’exprime ainsi dans sa réponse à Celse, au liv. III : « Nous n’imitons point les Egyptiens dans le culte d’Isis et d’Osiris ; nous n’y joignons point Minerve comme ceux du nome de Saïs. » Il dit dans un autre endroit : « Ammon ne souffre pas que les habitants de la ville d’Apis vers la Libye mangent des vaches. » Il est clair, par ces passages, qu’on adorait Isis et Osiris.

 

          Il dit encore : « Il n’y aurait rien de mauvais à s’abstenir des animaux utiles aux hommes ; mais épargner un crocodile, l’estimer consacré à je ne sais quelle divinité, n’est-ce pas une extrême folie ? »

 

          Il est évident, par tous ces passages, que les prêtres, les schoens d’Egypte, adoraient des dieux et non pas des bêtes. Ce n’est pas que les manœuvres et les blanchisseuses ne pussent très bien prendre pour une divinité la bête consacrée. Il se peut même que des dévotes de cour, encouragées dans leur zèle par quelques théologiens d’Egypte, aient cru le bœuf Apis un dieu, lui aient fait des neuvaines (1) et qu’il y ait eu des hérésies.

 

          Voyez ce qu’en dit l’auteur de la Philosophie de l’Histoire (2).

 

          Le monde est vieux, mais l’histoire est d’hier. Celle que nous nommons ancienne, et qui est en effet très récente, ne remonte guère qu’à quatre ou cinq mille ans : nous n’avons, avant ce temps que quelques probabilités ; elles nous ont été transmises dans les annales des brachmanes, dans la chronique chinoise, dans l’histoire d’Hérodote. Les anciennes chroniques chinoises ne regardent que cet empire séparé du reste du monde. Hérodote, plus intéressant pour nous, parle de la terre alors connue. En récitant aux Grecs les neuf livres de son histoire, il les enchanta par la nouveauté de cette entreprise, par le charme de sa diction, et surtout par les fables (3)

 

 

1 – Tout ce chapitre fut reproduit jusque-là dans les Questions sur l’Encyclopédie, à l’article HISTOIRE. (G.A.)

2 – Rites égyptiens, Essai sur les mœurs, etc.

3 – Ce dernier alinéa avait paru en 1765 dans l’Encyclopédie de Diderot, article HISTOIRE. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Divers

Commenter cet article