CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 54

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 54

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DE VOLTAIRE.

 

4 de Septembre 1769.

 

 

          Martin était un cultivateur établi à Bleurville, village du Barrois, bailliage de la Marche, chargé d’une nombreuse famille. On assassina, il y a deux ans et huit mois, un homme sur le grand chemin auprès du village de Bleurville. Un praticien ayant remarqué sur le même chemin, entre la maison de Martin et le lieu où s’était commis le meurtre, une empreinte de soulier, on saisit Martin sur cet indice, on lui confronta ses souliers, qui cadraient assez avec les traces, et on lui donna la question. Après ce préliminaire, il parut un témoin qui avait vu le meurtrier s’enfuir ; le témoin dépose, on lui amène Martin ; il dit qu’il ne reconnaît pas Martin pour le meurtrier ; Martin s’écrie : « Dieu soit béni ! en voilà un qui ne m’a pas reconnu. »

 

          Le juge, fort mauvais logicien, interprète ainsi ces paroles : « Dieu soit béni ! j’ai commis l’assassinat, et je n’ai pas été reconnu par le témoin. »

 

          Le juge, assisté de quelques gradués du village, condamne Martin à la roue, sur une amphibologie. Le procès est envoyé à la Tournelle de Paris ; le jugement est confirmé ; Martin est exécuté dans son village. Quand on l’étendit sur la croix de Saint-André, il demanda permission au bailli et au bourreau de lever les bras au ciel pour l’attester de son innocence, ne pouvant se faire entendre de la multitude. On lui fit cette grâce, après quoi on lui brisa les bras, les cuisses, et les jambes, et on le laissa expirer sur la roue.

 

          Le 26 juillet de cette année, un scélérat ayant été exécuté dans le voisinage, déclara juridiquement, avant de mourir, que c’était lui qui avait commis l’assassinat pour lequel Martin avait été roué. Cependant le petit bien de ce père de famille innocent est confisqué et détruit ; la famille est dispersée depuis trois ans, et ne sait peut-être pas que l’on a reconnu enfin l’innocence de son père.

 

          Voilà ce qu’on mande de Neufchâteau en Lorraine ; deux lettres consécutives confirment cet événement.

 

          Que voulez-vous que je fasse, mon cher philosophe ? Villars ne peut pas être partout. Je ne peux que lever les mains au ciel, comme Martin, et prendre Dieu à témoin de toutes les horreurs qui se passent dans son œuvre de la création. Je suis assez embarrassé avec la famille Sirven. Les filles sont encore dans mon voisinage. J’ai envoyé le père à Toulouse ; son innocence est démontrée comme une proposition d’Euclide. La crasse ignorance d’un médecin de village, et l’ignorance encore plus crasse d’un juge subalterne, jointe à la crasse du fanatisme, ont fait condamner la famille entière, errante depuis six ans, ruinée, et vivant d’aumônes.

 

          Enfin, j’espère que le parlement de Toulouse se fera un honneur et un devoir de montrer à l’Europe qu’il n’est pas toujours séduit par les apparences, et qu’il est digne du ministère dont il est chargé. Cette affaire me donne plus de soins et d’inquiétudes que n’en peut supporter un vieux malade ; mais je ne lâcherai prise que quand je serai mort, car je suis têtu.

 

          Heureusement on a fait, depuis environ dix ans, dans ce parlement, des recrues de jeunes gens qui ont beaucoup d’esprit, qui ont bien lu, et qui pensent comme vous.

 

          Je ne suis pas étonné que votre projet sur les progrès de la raison ait échoué. Croyez-vous que les rivaux du maréchal de Saxe eussent trouvé bon qu’il eût fait soutenir une thèse en leur présence sur les progrès de son art militaire ?

 

Dignus, dignus est intrare

In nostro philosophico corpore.

 

          Je viens de retrouver dans mes paperasses une lettre de la main de Locke, écrite la veille de sa mort à milady Péterborough ; elle est d’un philosophe aimable.

 

          Les affaires des Turcs vont mal. Je voudrais bien que ces marauds-là fussent chassés du pays de Périclès et de Platon : il est vrai qu’ils ne sont pas persécuteurs, mais ils sont abrutisseurs. Dieu nous défasse des uns et des autres !

 

          Tandis que je suis en train de faire des souhaits, je demande la permission au révérend père Hayer (1) de faire des vœux pour qu’il n’y ait plus de récollets au Capitole. Les Scipion et les Cicéron y figureraient un peu mieux, à mon avis. Tantôt je pleure, tantôt je ris sur le genre humain. Pour vous, mon cher ami, vous riez toujours, par conséquent vous êtes plus sage que moi.

 

          A propos, savez-vous que l’aventure du chevalier de La Barre a été jugée abominable par les cent quarante députés de la Russie (2) pour la confection des lois ? Je crois qu’on en parlera dans le code comme d’un monument de la plus horrible barbarie, et qu’elle sera longtemps citée dans toute l’Europe, à la honte éternelle de notre nation.

 

 

1 – Auteur, avec l’avocat Soret, de la Religion vengée, écrit périodique. (G.A.)

2 – Réunis à Moscou. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, le 15 Octobre 1769.

 

          J’ai reçu, mon cher et illustre confrère, en arrivant de la campagne, les tristes éclaircissements que vous m’avez envoyés sur l’aventure abominable du pauvre Martin. Ses juges, dignes de martin-bâton, sont actuellement allés voir leurs dindons, auxquels ils ressemblent. Dès que la Saint-Martin, qui fait égorger tant de dindons à deux pieds avec plumes, aura ramené les dindons à deux pieds sans plumes, je vous promets de tirer cette affaire au clair, et de couvrir ces marauds de l’opprobre qu’ils méritent.  J’en ai déjà parlé à quelques-uns de messieurs, qui sont actuellement de la chambre des vacations ; ils prétendent qu’ils ne savent ce que c’est, car ils n’enragent point pour mentir. Ils viennent de condamner un assassin de Mont-Rouge à être roué dans la place la plus convenable du village ; cela rappelle le bourreau d’armée qui était de Beauvais, et qui faisait des excuses à un maraudeur pendu, son compatriote, de ce qu’il n’aurait pas autant de commodités, étant pendu à un arbre, qu’à une potence. Cette place, la plus convenable pour rouer un homme, doit être mise à côté des coups de bâton donnés à un crucifix, dont il était parlé dans le bel arrêt du malheureux chevalier de La Barre. Je suis charmé que cette canaille parlementaire soit traitée comme elle le mérite dans le code de lois de la Russie, et que les Tartares apprennent aux Welches à être humains.

 

          Avez-vous entendu parler d’une petite drôlerie sur nosseigneurs du parlement, intitulée Michaut et Michel (1) ? Je ne sais qui en est l’auteur, ni s’il est à Paris ; mais s’il avait envie d’y venir, je lui dirais en ami :

 

Occursare capro, cornu ferit ille, caveto.

 

VIRG., Egl . IX.

 

          Je ne sais pas si le parlement de Toulouse rendra justice au pauvre Sirven ; je le souhaite pour son honneur (j’entends pour celui du parlement). A propos de Sirven, Damilaville avait un pauvre domestique qui l’a logé pendant longtemps, et à qui son maître avait promis de lui procurer pour cette bonne œuvre quelque gratification dont il a besoin, étant chargé de famille. Madame Denis m’a promis de vous en parler (2). Elle vous dira d’ailleurs que nous continuons, comme de raison, à la cour et à la ville, à dire et à faire beaucoup de sottises ; mais elle ne vous dira sûrement pas assez combien je vous aime et vous regrette, et combien j’aurais de désir de vous embrasser encore une fois. En attendant, je vous embrasse en esprit et en âme, de toutes mes forces et de tout mon cœur.

 

P.S. – J’espérais un peu de l’infant duc de Parme, attendu la bonne éducation qu’il a eue (3) ; mais où il n’y a point d’âme, l’éducation n’a rien à faire. J’apprends que ce prince passe la journée à voir des moines, et que sa femme, Autrichienne et superstitieuse, sera la maîtresse. O pauvre philosophie ! que deviendrez-vous ! Il faut cependant tenir bon et combattre jusqu’à la fin.

 

Faisons notre devoir et laissons faire aux dieux (4) !

 

 

1 – Poème satirique de Turgot, qu’on attribuait à Voltaire. Voyez plus loin la lettre de d’Alembert du 9 novembre. (G.A.)

2 – Madame Denis, un moment éloignée de Ferney, retournait vers son oncle. (G.A.)

3 – Condillac avait été son précepteur. (G.A.)

4 – Voyez Corneille, Horace, acte II. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

28 d’Octobre 1769.

 

 

          Madame Denis, mon très cher et très grand philosophe, m’apporte votre lettre du 15. J’aurais encore mieux aimé causer avec vous à Paris ; mais le triste état où je suis ne m’a pas permis de voyager, et je crois entre nous que ni messieurs ni les révérends Pères n’auront plus désormais de querelle avec moi.

 

          Soyez très sûr que l’histoire de Martin est dans la plus exacte vérité. Martin fut condamné, il y a environ trois ans, à Paris, comme je vous l’ai mandé. Les annales du pays ne m’ont point encore annoncé la date de sa mort, mais je vous ai mandé celle de la déclaration que fit le coupable de l’innocence de Martin. On a rassemblé la pauvre famille dispersée. On fait un mémoire actuellement en sa faveur. Je suis bien sûr que vous ne me citerez pas ; mais il est bien étrange qu’on craigne d’être cité quad il s’agit de secourir une malheureuse famille qui demande justice de la mort abominable de son père.

 

          Madame Denis m’a parlé d’une pièce de vers intitulée Michaut, ou Michon et Michelle ; elle dit que c’est une pièce satirique contre des conseillers au parlement, mais qu’elle ne l’a pas vue. Elle ajoute qu’on a la fureur de me l’attribuer. Je suis si malade que je ne puis me livrer à une juste colère ; ces infâmes calomnies m’empêcheraient de venir à Paris, quand même j’aurais la force de soutenir la vie qu’on y mène et qui ne me plaît point du tout.

 

          Vous savez peut-être que Panckoucke m’a proposé de travailler à la partie littéraire du Supplément de l’Encyclopédie. Je m’en chargerai avec un grand plaisir, si la nature m’en donne le temps et la force ; j’ai même des matériaux assez curieux. Il se vante que vous travaillez à tout ce qui regarde les mathématiques et la physique. Comment ferez-vous quand il faudra combattre les molécules organiques, les générations sans germe, et les anguilles de blé ergoté ? Laissera-t-on subsister dans l’Encyclopédie les exclamations mon cher ami Rousseau (1) ? déshonorera-t-on un livre utile, par de pareilles pauvretés ? laissera-t-on subsister cent articles qui ne sont que des déclamations insipides ? et n’êtes-vous pas honteux de voir tant de fange à côté de votre or pur ?

 

          Je vous demanderais aussi de retrancher un petit mot, à la fin d’un article concernant Maupertuis (2). Il n’est pas bien sûr qu’il eût raison, mais il est très sûr qu’il a été fou et persécuteur. Madame Denis m’a bien étonné en m’apprenant le déplorable état où se sont trouvées les affaires de Damilaville à sa mort. Je plains beaucoup son pauvre domestique. Permettez que je vous adresse ce petit billet (3) qui me coûte beaucoup plus de peine à écrire qu’il ne coûte d’argent ; car à peine puis-je à présent me servir de ma main.

 

          Si je puis travailler à la partie littéraire, il faudra toujours que je dicte.

 

          Vous m’avez fait un vrai plaisir en réduisant dans plus d’un article l’infini à sa juste valeur.

 

          Je vous prie, mon cher philosophe, de me mander si, dans mille cas, les diagonales des rectangles ne sont pas aussi incommensurables que les diagonales des carrés. C’est une fantaisie de malade.

 

          Voici une chose plus intéressante. Grimm assure que l’empereur (4) est des nôtres ; cela est heureux, car la duchesse de Parme, sa sœur, est contre nous.

 

Sæpr, premente deo, fert deus alter opem.

 

OVID., Trist.

 

          Fers mihî opem, quand vous m’écrivez. Ce n’est pas seulement parce que je vous regarde comme le premier écrivain du siècle, mais parce que je vous aime de tout mon cœur.

 

 

1 – A l’article ENCYCLOPÉDIE, de Diderot. (G.A.)

2 – Voyez, dans l’Encyclopédie, l’article COSMOLOGIE. (G.A.)

3 – Mandat d’une somme d’argent pour le pauvre domestique. (G.A.)

4 – Joseph II. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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