CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 56

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 56

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à M. le chevalier de Taulès.

 

A Ferney, 20 Novembre 1767.

 

 

          Le zèle de M. Barrau s’est bien ralenti  il m’avait instruit autrefois, et il m’avait promis de m’instruire encore. Faudra-t-il que je m’en tienne aux mémoires de Torcy sur ce singulier traité entre Louis XIV et Léopold, qui dut être déposé entre les mains du grand-duc ? M. de Barrau laissera-t-il son ouvrage imparfait ? Quand on a fait un enfant, il faut le nourrir et le vêtir. J’ai recours aux bontés de M. de Barrau, et je le somme de ses promesses.

 

          Les plates tracasseries de Genève peuvent bien être sacrifiées au cabinet de Louis XIV.

 

          C’est bien dommage que M. de Torcy n’ait pas écrit des mémoires sur tout son ministère ; c’est un homme plein de candeur.

 

          Si M. de Barrau veut, avec la même candeur, me continuer ses bontés, la vérité et moi nous lui en aurons grande obligation.

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 20 Novembre 1767.

 

 

          Vous êtes assurément un plus aimable enfant que je ne suis un aimable papa ; c’est ce que toutes les dames vous certifieront, depuis les portes de Genève jusqu’à Ferney. Vous allez faire à Paris de nouvelles conquêtes ; mais j’espère que vous n’abandonnerez pas l’empire romain et les Vandales.

 

          Je sais que le tripot de la comédie est tombé comme cet empire. Il n’y a plus ni acteurs ni actrices ; mais vous travaillez pour vous-même. Un bon ouvrage n’a pas besoin d’un tripot pour se soutenir, et vous le ferez jouer à votre loisir quand la scène sera un peu moins délabrée. Je voudrais être assez jeune pour jouer le rôle de l’ambassadeur vandale sur notre petit théâtre ; mais vous avez assez d’acteurs sans moi, car j’espère toujours vous revoir ici. Je suis comme toutes nos femmes ; elles n’ont qu’un cri après vous, et madame de La Harpe sera une très bonne Eudoxie. Mon cher confrère en tragédies, avez-vous vu M. de La Borde, votre confrère en musique ? Amphion (1) ne doit pas l’avoir découragé. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que dans sa Pandore il y a bien des morceaux qui vont à l’oreille et à l’âme. Ranimez, je vous prie, sa noble ardeur ; il ne faut pas qu’il enfouisse un si beau talent. Il me paraît surtout entendre à merveille ce que personne n’entend ; c’est l’art de dialoguer. Vous ferez quelque jour un bien joli opéra avec lui, mais je ne prétends pas que Pandore soit entièrement sacrifiée.

 

          Nos dames, sensibles à votre souvenir, vous écriront des lettres plus galantes ; mais je vous avertis que je suis aussi sensible qu’elles, tout vieux que je suis. Ma santé est détestable, mais je suis heureux autant qu’un vieux malade peut l’être. Votre façon d’être heureux est d’une espèce toute différente.

 

          Adieu ; je vous souhaite tous les genres de félicité, dont vous êtes très digne.

 

 

1 – Joué le 13 Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

23 Novembre 1767.

 

 

          Vous n’aviez pas besoin, mon cher ami, de la lettre de M. d’Alembert pour m’exciter. Vous savez bien que, sur un mot de vous, il n’y a rien que je ne hasarde pour vous servir.

 

          Je vous avais déjà prévenu en écrivant la lettre la plus forte à madame de Sauvigny. Je prendrai aussi, n’en doutez pas, le parti d’implorer la protection de M. le duc de Choiseul ; mais sachez qu’il est à présent très rare qu’un ministre demande des emplois à d’autres ministres. Il n’y a pas longtemps que j’obtins de M. le duc de Choiseul qu’il parlât à M. le vice-chancelier en faveur d’un ancien officier à qui nous avons donné la sœur de M. Dupuits en mariage. Cet officier, retiré du service avec la croix de Saint-Louis et une pension, avait été forcé, par des arrangements de famille, à prendre une charge de maître des comptes à Dôle ; il demandait la vétérance avant le temps prescrit : croiriez-vous bien que M. le vice-chancelier refusa net M. de Choiseul, et lui envoya un beau mémoire pour motiver ses refus ? Vous jugez bien que, depuis ce temps-là, le ministre n’est pas trop disposé à demander des choses qui ne dépendent pas de lui. Soyez sûr que je n’aurai réponse de trois mois.

 

          Il y a environ ce temps-là que j’en attends une de lui sur une affaire qui me regarde. Il m’a fait dire, par le commandant de notre petite province, qu’il n’avait pas le temps d’écrire, qu’il était accablé d’affaires : voilà où j’en suis.

 

          Il me paraît de la dernière importance d’apaiser M. de Sauvigny ; il faut l’entourer de tous côtés. M. de Montigny, trésorier de France, de l’Académie des sciences, est très à portée de lui parler avec vigueur. N’avez-vous point quelque ami auprès de M. d’Ormesson ? Heureusement la place qui vous est promise n’est point encore vacante ; on aura tout le temps de faire valoir vos droits si bien établis.

 

          La tracasserie qu’on vous fait est inouïe. Je me souviens d’un petit dévot, nommé Leleu (1), qui avait deux crucifix sur sa table : il débuta par me dire qu’il ne voulait pas transiger avec moi, parce que j’étais un impie, et il finit par me voler vingt mille francs. Il s’en faut beaucoup, mon cher ami, que les scènes du Tartufe soient outrées  la nature des dévots va beaucoup plus loin que le pinceau de Molière.

 

          J’aurai, dans le courant du mois de décembre, une occasion très favorable de prier M. le contrôleur général de vous rendre justice. Je ne saurais m’imaginer qu’on pût manquer à sa parole sur un prétexte aussi ridicule. Cela ressemblerait trop au marquis d’O qui prétendait que le prince Eugène et Marlborough ne nous avaient battus que parce que le duc de Vendôme n’allait pas assez souvent à la messe.

 

          Je vous prie de ne pas oublier le maréchal de Luxembourg (2), qui n’allait pas plus à la messe que le duc de Vendôme. Je suis obligé d’arrêter l’édition du Siècle de Louis XIV jusqu’à ce que j’aie vu ces Campagnes du maréchal, où l’on m’a dit qu’il y a des choses fort instructives.

 

          Le petit livre du Militaire philosophe vaut assurément mieux que toutes les campagnes. Il est très estimé en Europe de tous les gens éclairés. J’ai bien de la peine à croire qu’un militaire en soit l’auteur. Nous ne sommes pas comme les anciens Romains, qui étaient à la fois guerriers, jurisconsultes et philosophes.

 

          Vous ne me parlez plus de votre cou ; pour moi, je vous écris de mon lit, dont mes maux me permettent rarement de sortir. On ne peut s’intéresser à vos affaires, ni vous embrasser plus tendrement que je le fais.

 

 

1 – C’était un usurier. Il s’agit d’une aventure de la jeunesse de Voltaire Voyez l’ouvrage de M. Gustave Desnoiresterres. (G.A.)

2 – C’est-à-dire les Mémoires sur le maréchal. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

à M. le duc de Bouillon.

 

Ferney, 25 Décembre (1).

 

 

          Monseigneur, les bontés dont votre altesse m’a toujours honoré m’enhardissent à vous faire une prière. On fait actuellement une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. J’ai toujours pensé que la cause de la persécution soufferte par M. le cardinal de Bouillon lui était très honorable. Il défendit généreusement l’archevêque de Cambrai contre des ennemis acharnés, qui voulaient le perdre pour des billevesées mystiques. Je trouve la lettre qu’il écrivit à Louis XIV, en quittant la France, non seulement très noble, mais très justifiable, puisqu’il était né lorsque son père était souverain de droit et de fait.

 

          Je présume que votre altesse a des lettres de M. le cardinal de Bouillon sur cette affaire : si elle daigne me les confier, j’en ferai usage avec le zèle que j’ai pour sa maison, sans la compromettre, et en conciliant les devoirs d’un historien avec ceux d’un sujet.

 

          Si vous m’accordez, monseigneur, la grâce que je vous demande, vous pourrez aisément me faire tenir le paquet contre-signé par M. le prince de Soubise ou par quelque autre. Je joindrai ma reconnaissance à l’ancien attachement et au profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monseigneur, de votre altesse, le très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

27 Novembre 1767.

 

 

          Vous me demandez, mon cher monsieur, si je m’intéresse aux édits qui favorisent le commerce et les huguenots : je crois être de tous les catholiques celui qui s’y intéresse le plus. Je vous serai très obligé de me les envoyer. Il me semble que le conseil cherche réellement le bien de l’Etat : on n’en peut pas dire autant de messieurs de Sorbonne.

 

          J’ai lu les Lettres sur Rabelais (1) et autres grands personnages. Ce petit ouvrage n’est pas assurément fait à Genève ; il a été imprimé à Bâle, et non point en Hollande, chez Marc-Michel, comme le titre le porte. Il y a, en effet, des choses assez curieuses ; mais je voudrais que l’auteur ne fût point tombé quelquefois dans le défaut qu’il semble reprocher aux auteurs hardis dont il parle.

 

          Parmi une grande quantité de livres nouveaux qui paraissent sur cette matière, il y en a un surtout dont on fait un très grand cas. Il est intitulé le Militaire philosophe, et imprimé en effet chez Marc-Michel Rey. Ce sont des lettres écrites au P Malebranche, qui aurait été fort embarrassé d’y répondre.

 

          On a débité en Hollande, cette année, plus de vingt ouvrages dans ce goût. Je sais que la fréronaille m’impute toutes ces nouveautés  mais je m’enveloppe avec sécurité dans mon innocence et dans le Siècle de Louis XIV, que je fais réimprimer, augmenté de plus d’un tiers. Je profite de la permission que vous me donnez de vous adresser une copie de l’errata que l’exacte et avisée veuve Duchesne a perdu si à propos. Je mets tout cela sous l’enveloppe de M. de Sartines.

 

          Adieu, monsieur ; vous ne sauriez croire combien votre commerce m’enchante.

 

          Sera-t-il donc permis au sieur Coger, régent de collège, d’employer le nom du roi pour me calomnier ?

 

 

1 – Voyez les Lettres au prince de Brunswick. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

27 Novembre 1767.

 

 

          Je suppose pour ma consolation, mon cher ami, que les Campagnes du maréchal de Luxembourg (1) sont en chemin. Il faudra que j’arrête l’impression si elles ne viennent point ; car nous en sommes aux batailles de Steinkerque, de Fleurus et de Nerwinde, l’éternel honneur des armes françaises. Il se pourrait que le paquet étant trop gros, on l’eût laissé à la poste, ou qu’on l’eût ouvert.

 

          Toutes les fois que vous aurez la bonté de m’envoyer quelque gros paquet, donnez-m’en avis par une lettre séparée.

 

          Vous ne me parlez point des nouveaux édits en faveur des négociants et des artisans (2). Il me semble qu’ils font beaucoup d’honneur au ministère. C’est en quelque façon casser la révocation de l’édit de Nantes avec tous les ménagements possibles. Cette sage conduite me fait croire qu’en effet des ordres supérieurs ont empêché les sorboniqueurs d’écrire contre la tolérance. Tout cela me donne une bonne espérance de l’affaire Sirven, quoiqu’elle languisse beaucoup.

 

          Je n’ai point encore de réponse de M. Chardon. Votre affaire m’intéresse davantage. J’ai pris la liberté d’écrire, comme je vous l’avais mandé, et je fais présenter ma lettre par un homme à portée de la faire réussir. Cependant je me défie toujours de la cour.

 

          Bonsoir, mon cher ami ; mandez-moi des nouvelles de votre affaire et de votre santé.

 

 

1 – Les Mémoires déjà cités. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à Pomaret du 18 Décembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 28 Novembre 1767.

 

 

          Il y a environ quarante-cinq ans que monseigneur est en possession de se moquer de son humble serviteur. Il y a trois mois que je sors rarement de mon lit, tandis que monseigneur sort tous les jours de son bain pour aller dans le lit d’autrui, et vous êtes tout ébahi que je me sois habillé une fois pour assister à une petite fête. Puissiez-vous insulter encore quarante ans aux faiblesses humaines, en ne perdant jamais ni votre appétit, ni votre vigueur, ni vos grâces, ni vos railleries !

 

          Vous avez laissé choir le tripot de la Comédie de Paris. Je m’y intéresse fort médiocrement ; mais je suis fâché que tout tombe, excepté l’opéra-comique. J’ai peur d’avoir le défaut des vieillards, qui font toujours l’éloge du temps passé ; mais il me semble que le siècle de Louis XIV, dont on fait actuellement une édition nouvelle fort augmentée, était un peu supérieur à notre siècle.

 

          Comme cet ouvrage est suivi d’un petit abrégé qui va jusqu’à la dernière guerre je ne manquerai pas de parler de la belle action de M. le duc d’Aiguillon, qui a repoussé les Anglais. J’avais oublié cette consolation dans nos malheurs.

 

          Votre ancien serviteur se recommande toujours à votre bonté et loyauté, et vous présente son tendre et profond respect.

 

 

 

 

 

 

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