CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 54

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 54

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à M. Élie de Beaumont.

 

28 Octobre 1767.

 

 

          Non, mon cher défenseur de l’innocence des autres et des droits de madame votre femme, non, mon cher Cicéron, ne m’envoyez pas votre factum pour les Sirven : ce serait perdre un temps précieux. Je m’en rapporte à vous ; je ne veux voir votre mémoire qu’imprimé. Vous n’avez pas besoin de mes faibles conseils, et les malheureux Sirven ont besoin que leur mémoire paraisse incessamment, signé de plusieurs avocats. Je vais écrire à M. Chardon, puisque vous l’ordonnez ; mais il me semble qu’aucun maître des requêtes ne demande jamais d’être rapporteur d’une affaire. Ils attendent tous que M. le vice chancelier les nomme. J’aurai du moins le plaisir de dire à M. Chardon tout ce que je pense de vous.

 

          M. de La Borde, premier valet de chambre du roi, en revenant de Ferney, rencontra M. le vice-chancelier dans la chambre de sa majesté : il lui dit que M. le duc de Choiseul devait lui demander M. Chardon pour rapporteur dans l’affaire des Sirven : M. le vice-chancelier répondit qu’il le nommerait de tout son cœur. Je m’attends donc que votre mémoire pourra faire parler M. le duc de Choiseul, qui aura cette bonté.

 

          Quand vous serez à Paris, pourrez-vous m’envoyer par M. Damilaville vos mémoires contre madame de Roncherolles ? Tout ce qui vous concerne m’intéresse. Ne doutez pas que M. d’Argental ne parle et ne fasse parler M. le duc de Praslin à M. Chardon. J’aurai même l’insolence de demander la protection de M le duc de Choiseul : il a déjà eu la bonté de m’écrire qu’il est depuis longtemps l’ami de M. Chardon, et qu’il l’avait envoyé dans une île (1) toute pleine de serpents, de laquelle il était revenu le plus tôt qu’il avait pu.

 

          Vous avez donc trouvé d’autres serpents en Normandie ? M. Ducelier siffle donc toujours contre vous, et tâche de vous mordre au talon ? Mais il paraît que vous lui écraserez la tête.

 

          Voilà bien des affaires : vous faites la guerre de tous côtés ; mais la grande guerre, celle qui m’intéresse le plus, est celle de qui dépend la fortune de madame de Beaumont. Je vous ai déjà dit que j’ai lu avec beaucoup d’attention vos factums. Je vois que vous demandez à rentrer dans une terre de sa famille, vendue à vil prix ; je vois que la raison et les lois sont pour vous : je veux absolument le factum de votre adverse partie. Je sais qu’elle a soulevé contre vous beaucoup de protestants ; je puis en ramener quelques-uns qui ne laissent pas d’avoir du crédit. Ce que je vous dis est plus essentiel que vous ne pensez. Je vous demande en grâce de m’envoyer ce mémoire de votre adversaire avec celui des Sirven. Depuis votre triomphe dans l’affaire des Calas, toutes vos affaires sont devenues les miennes. Adieu, mon cher Cicéron : mille respects à madame Terentia (2).

 

 

1 – Sainte-Lucie. (G.A.)

2 – Madame de Beaumont. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

30 Octobre 1767.

 

 

          Mon cher ami, je reçois votre lettre du 20 d’octobre, car il faut que je sois exact sur les dates : on dit qu’il y a quelquefois des lettres qui se perdent.

 

          J’écris à M. Chardon, à tout hasard, pour l’affaire des Sirven, quoique je ne croie pas le moment favorable. On vient de condamner à être pendu un pauvre diable de Gascon qui avait prêché la parole de Dieu dans une grange auprès de Bordeaux. Le Gascon, maître de la grange, est condamné aux galères, et la plupart des auditeurs gascons sont bannis du pays ; mais quand on appesantit une main, l’autre peut devenir plus légère. On peut en même temps exécuter les lois sévères qui défendent de prêcher la parole de Dieu dans des granges, et venger les lois qui défendent aux juges de rouer de pendre les pères et les mères sans preuves.

 

          Ne pourriez-vous point m’envoyer cette Honnêteté théologique (1) dont on parle tant, et qu’on m’impute à cause du titre, et parce que l’on sait que je suis très honnête avec ces messieurs de la théologie ? Je ne l’ai point vue, et je meurs d’envie de la lire. On ne pourra pas empêcher que cette Sorbonne fasse du mal. Le ridicule et la honte dont elle vient de se couvrir dureront longtemps. Il faut espérer que tant de voix, qui s’élèvent d’un bout de l’Europe à l’autre, imposeront enfin silence aux théologiens, et que le monde ne sera plus bouleversé par des arguments, comme il l’a été tant de fois.

 

          Pourquoi donc ne pas donner vos observations sur l’Ordre essentiel des Sociétés ? mais il n’y a pas moyen de dire tout ce qu’on devrait et qu’on voudrait dire.

 

          Adieu, mon très cher ami ; tâchez donc de venir à bout de cette enflure au cou ; pour moi, je suis bien loin d’avoir des enflures, je diminue à vue d’œil, et je serai bientôt réduit à rien.

 

 

1 – Second cahier des Pièces relatives à Bélisaire. Cette pièce est de Damilaville. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Ferney, 31 Octobre 1767.

 

 

          Mon cher ami, je reçois votre lettre, et celle du procureur que vous avez choisi ; je vous demande en grâce d’exiger de lui qu’il fasse sur-le-champ une opposition entre les mains des régisseurs de Richwir et des fermiers du Martinet. Il est essentiel que mes démarches soient faites en même temps en Alsace et en Franche-Comté ; je crois qu’on peut toujours faire une opposition sans avoir la grosse en main, sauf à la produire ensuite : tout mon but est de forcer M. le duc de Wurtemberg de mettre de l’ordre dans ses affaires, à ne se pas ruiner, et à ne pas ruiner ses créanciers. Quand il verra qu’on fait des saisies en France, tandis que la commission impériale lui impose des lois en Souabe, il faudra bien qu’il prenne un parti raisonnable, dans la crainte de se voir en tutelle ; il aurait même la douleur de ne pouvoir s’opposer à la vente de ses terres, s’il ne prenait incessamment une résolution digne de son rang. Il est fort mal à M. Jean Maire de ne m’avoir point averti du désordre des affaires, et de m’avoir toujours donné des paroles qu’il savait bien ne pouvoir tenir. Il m’a envoyé, en dernier lieu, quatre mille cinq cents livres, au lieu de soixante-deux mille qu’il m’avait promises  ce n’est pas (1) sa faute de promettre ce qu’il ne peut exécuter ; M. de Montmartin a été plus sincère que lui. En un mot, mon cher ami, je compte sur vous comme sur ma seule ressource : je vous embrasse du meilleur de mon cœur. VOLTAIRE.

 

          Je vous prie de me mander à quoi se monte la créance du baron banquier Dietrich, et celle des marchands de Lyon qui ont fourni de belles étoffes à des filles.

 

 

1 – Ou plutôt « n’est-ce pas. » (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

2 Novembre 1767.

 

 

          Mon corps, qui n’en peut plus, fait ses compliments à votre cou, qui n’est pas en trop bon ordre, mon cher ami. J’arrange mes petites affaires, et voici un papier que je vous prie de faire parvenir à M. Delaleu.

 

          Au reste, plus la raison est persécutée, plus elle fait de progrès. Puissent les braves combattre toujours, et les tièdes se réchauffer !

 

          Je reçois une lettre d’un des nôtres, nommé M. Dupont, avocat au conseil souverain d’Alsace, qui me mande vous avoir adressé des papiers très importants pour moi. Il faut bien, quelque philosophe que l’on soit, ne pas négliger absolument ses affaires temporelles ; ces papiers me seront très utiles dans le délabrement des affaires de M. le duc de Wurtemberg. Personne ne me paie, et j’ai, depuis six semaines, le régiment de Conti, auquel il faut faire les honneurs du pays. Je suis plus embarrassé que la Sorbonne ne l’est avec M. Marmontel.

 

          Je viens d’apprendre qu’il y a des mémoires imprimés du maréchal de Luxembourg (1), et je suis honteux de l’avoir ignoré. Ils me seront très utiles pour la nouvelle édition que l’on fait du Siècle de Louis XIV, et je vous prie instamment, mon cher ami, de me les faire venir par Briasson, ou de quelque autre manière.

 

          Connaîtriez-vous un petit écrit sur la population d’une partie de la Normandie et de deux ou trois autres provinces de France (2) ? On dit que l’intendant, M. de La Michodière, a part à cet ouvrage, qui est, dit-on, très exact et très bien fait.

 

          Mandez-moi surtout des nouvelles de votre cou  je m’y intéresse plus qu’à tous les dénombrements de la France. Vous ne m’avez point parlé de l’opéra (3) de M. Thomas et de M. de La Borde. Je crois que vous vous souciez plus d’un bon raisonnement que d’une double croche.

 

          Portez-vous bien, mon cher ami, et aimez un homme qui vous chérira jusqu’au dernier moment de sa vie.

 

 

1 – Mémoires pour servir à l’histoire du maréchal duc de Luxembourg depuis sa naissance, en 1628, jusqu’à sa mort, en 1695, contenant des anecdotes très curieuses et sa détention à la Bastille, écrite par lui-même ; La Haye (Paris), 1758. (G.A.)

2 – Recherches sur la population des généralités d’Auvergne, de Lyon, de Rouen, et de quelques provinces et villes du royaume, 1766. (G.A.)

3 – Amphion. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Moreau.

 

A Ferney, 3 Novembre 1767.

 

 

          Les arbres dont vous me gratifiez, monsieur, sont heureusement arrivés à Lyon. Je vais les envoyer chercher. La saison est encore favorable. Je sens également l’excès de vos bontés, et le ridicule de planter à mon âge ; mais ce ridicule est bien compensé par l’utilité dont il sera à mes successeurs, et au petit pays inconnu que j’ai tâché de tirer de la barbarie et de la misère.

 

          J’ai eu dans mes terres, en dernier lieu, la moitié du régiment de Conti et de la légion de Flandre ; ils auraient été obligés de coucher à la belle étoile il y a dix ans. Les officiers et les soldats ont été fort à leur aise. Je suis toujours très convaincu que la France en vaudrait mieux d’un tiers, si les possesseurs des terres voulaient bien en prendre soin eux-mêmes ; mais je gémis toujours sur les déprédations des forêts.

 

          Je ne pense pas du tout que la France soit aussi dépeuplée qu’on le dit. Je vois, par le dénombrement exact des feux, fait en 1753, qu’il y a environ vingt millions de personnes dans le royaume, en comptant les soldats, les moines et les vagabonds. Je vois que l’industrie se perfectionne tous les jours, et qu’au fond la France est un corps robuste qui se rétablit aisément en peu d’années par du régime, après ses maladies et ses saignées.

 

          Je ne suis point du nombre des gens de lettres qui gouvernent l’Etat du fond de leur grenier, et qui prouvent que la France n’a jamais été si malheureuse ; mais je suis du petit nombre de ceux qui défrichent en silence des terres abandonnées, et qui améliorent leur terrain et celui de leurs vassaux.

 

          Je vous dois bien des remerciements, monsieur, de m’avoir aidé dans mon petit travail. Je dois payer au moins la peine de vos enfants trouvés (1), qui ont arraché les arbres, et qui les ont fait transporter à Chailli. Je vous supplie de vouloir bien me dire à qui et comment je puis faire tenir une petite lettre de change.

 

          Continuez, monsieur, à être utile à l’Etat, par le bel établissement à la tête duquel vous êtes. Jouissez de vos heureux succès ; comptez-moi parmi ceux qui en sentent tout le prix, et qui sont véritablement sensibles au bien public.

 

          J’ai l’honneur d’être avec autant de respect que d’estime, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre à Moreau du 12 juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Novembre 1767.

 

 

          Vraiment, mon divin ange, je ne savais pas que vous eussiez enterré votre médecin (1). Je ne sais rien de si ridicule qu’un médecin qui ne meurt pas de vieillesse ; et je ne conçois guère comment on attend sa santé de gens qui ne savent pas se guérir : cependant il est bon de leur demander quelquefois conseil, pourvu qu’on ne les croie pas aveuglément. Mais comment pouvez-vous prendre les mêmes remèdes, madame d’Argental et vous, puisque vous n’avez pas la même maladie ? c’est une énigme pour moi. Tout ce que je puis faire, c’est de lever les mains au ciel, et de le prier de vous accorder une vie très longue, très saine, avec très peu de médecins.

 

          J’avais déjà écrit un petit mot à M. de Thibouville pour vous être montré. Votre lettre du 28 d’octobre ne m’a été rendue qu’après. Vous ne doutez pas que je ne sois bien curieux de voir ma lettre à la belle mademoiselle Dubois. Vous avez vu les raisons que j’ai de me tenir un peu clos et couvert jusqu’à ce que j’aie reçu des nouvelles de M. le maréchal de Richelieu. Il me semble qu’il y a dans cette affaire je ne sais quelle conspiration pour m’embarrasser et se moquer de moi. Mais comment M. le duc de Duras n’a-t-il pas eu la curiosité de voir cette lettre, qui est devenue la pomme de discorde chez les déesses du tripot ? Rien n’est, ce me semble, si facile ; tout serait alors tiré au clair, sans que des personnes qui peuvent beaucoup me nuire eussent le moindre prétexte contre moi.

 

          Je vous avouerai grossièrement, mon cher ange, que je me trouve dans une situation bien gênante, et que je crains l’éclat d’une brouillerie qui me mettrait dans l’alternative de perdre une partie de mon bien, ou de le redemander par les voies du monde les plus tristes, et peut-être les plus inutiles. On me mande des choses si extraordinaires, que je ne sais plus où j’en suis ; ma santé d’ailleurs est absolument ruinée. Je dois plutôt songer à vivre que songer à la singulière tracasserie qu’on m’a faite. Je n’ose même écrire à Lekain, de peur de l’exposer.

 

          Vous verrez incessamment M. de Chabanon et M. de La Harpe. J’ai donné une lettre à M. de La Harpe pour vous. Adieu, mon divin ange ; maman (2) et moi nous nous mettons au bout de vos ailes plus que jamais.

 

          Vous savez quel est pour vous mon culte d’hyperdulie.

 

 

1 – Fournier. (G.A.)

2 – Madame Denis. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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