CRITIQUE HISTORIQUE - La Défense de mon oncle - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

CRITIQUE HISTORIQUE - La Défense de mon oncle - Partie 9

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CRITIQUE HISTORIQUE.

 

 

LA DÉFENSE DE MON ONCLE.

 

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QUATRIÈME DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.

 

Sur un peuple à qui on a coupé le nez et laissé les oreilles.

 

 

 

          Il y a bien des sortes de fables ; quelques-unes ne sont que l’histoire défigurée, comme tous les anciens récits de batailles, et les faits gigantesques dont il a plu à presque tous les historiens d’embellir leurs chroniques. D’autres fables sont des allégories ingénieuses. Ainsi Janus a un double visage qui représente l’année passée et l’année commençante. Saturne, qui dévore ses enfants, est le temps qui détruit tout ce qu’il a fait naître. Les Muses, filles de la Mémoire, vous enseignent que sans mémoire on n’a point d’esprit, et que, pour combiner des idées, il faut commencer par retenir des idées. Minerve, formée dans le cerveau du maître des dieux, n’a pas besoin d’explication. Vénus, la déesse de la beauté, accompagnée des Grâces, et mère de l’Amour, la ceinture de la mère, les flèches et le bandeau du fils, tout cela parle assez de soi-même.

 

          Des fables qui ne disent rien du tout, comme Barbe bleue et les contes d’Hérodote, sont le fruit d’une imagination grossière et déréglée qui veut amuser des enfants, et même malheureusement des hommes : l’Histoire des deux voleurs qui venaient toutes les nuits prendre l’argent du roi Rampsinitus, et de la fille du roi, qui épousa un des deux voleurs, l’Anneau de Gygès, et cent autres facéties, sont indignes d’une attention sérieuse.

 

          Mais il faut avouer qu’on trouve dans l’ancienne histoire des traits assez vraisemblables qui ont été négligés dans la foule, et dont on pourrait tirer quelques lumières. Diodore de Sicile, qui avait consulté les anciens historiens d’Egypte, nous rapporte que ce pays fut conquis par des Ethiopiens : je n’ai pas de peine à le croire ; car j’ai déjà remarqué (1) que quiconque s’est présenté pour conquérir l’Egypte en est venu à bout en une campagne ; excepté nos extravagants croisés, qui y furent tous tués ou réduits en captivité, parce qu’ils avaient affaire, non aux Egyptiens, qui n’ont jamais su se battre, mais aux mamelucs, vainqueurs de l’Egypte, et meilleurs soldats que les croisés. Je n’ai donc nulle répugnance à croire qu’un roi d’Egypte, nommé par les Grecs Amasis, cruel et efféminé, fut vaincu, lui, et ses ridicules prêtres, par un chef éthiopien nommé Actisanes, qui avait apparemment de l’esprit et du courage.

 

          Les Egyptiens étaient de grands voleurs ; tout le monde en convient. Il est fort naturel que le nombre des voleurs ait augmenté dans le temps de la guerre d’Actisanes et d’Amasis. Diodore rapporte, d’après les historiens du pays, que le vainqueur voulut purger l’Egypte de ces brigands, et qu’il les envoya vers les déserts de Sinaï et d’Oreb, après leur avoir préalablement fait couper le bout du nez, afin qu’on les reconnût aisément, s’ils s’avisaient de venir encore voler en Egypte. Tout cela est très probable.

 

          Diodore remarque avec raison que le pays où on les envoya ne fournit aucune des commodités de la vie, et qu’il est très difficile d’y trouver de l’eau et de la nourriture. Telle est en effet cette malheureuse contrée depuis le désert de Pharam jusque auprès d’Eber.

 

          Les nez coupés purent se procurer, à force de soins, quelques eaux de citerne, ou se servir de quelques puits qui fournissaient de l’eau saumâtre et malsaine, laquelle donne communément une espèce de scorbut et de lèpre. Ils purent encore, ainsi que le dit Diodore, se faire des filets avec lesquels ils prirent des cailles. On remarque en effet que tous les ans des troupes innombrables de cailles passent au-dessus de la mer Rouge, et viennent dans ce désert. Jusque-là cette histoire n’a rien qui révolte l’esprit, rien qui ne soit vraisemblable.

 

          Mais si on veut en inférer que ces nez coupés sont les pères des Juifs, et que leurs enfants, accoutumés au brigandage, s’avancèrent peu à peu dans la Palestine, et en conquirent une partie, c’est ce qui n’est pas permis à des chrétiens. Je sais que c’est le sentiment du consul Maillet, du savant Fréret, de Boulanger, des Herbert, des Bolingbroke, des Toland. Mais quoique leurs conjectures soient dans l’ordre commun des choses de ce monde, nos livres sacrés donnent une tout autre origine aux Juifs, et les font descendre des Chaldéens par Abraham, Tharé, Nachor, Saruf, Rehu, et Phaleg.

 

          Il est bien vrai que l’Exode nous apprend que les Israélites, avant d’avoir habité ce désert, avaient emporté les robes et les ustensiles des Egyptiens, et qu’ils se nourrirent de cailles dans le désert ; mais cette légère ressemblance avec le rapport de Diodore de Sicile, tiré des livres d’Egypte, ne nous mettra jamais en droit d’assurer que les Juifs descendent d’une horde de voleurs à qui on avait coupé le nez. Plusieurs auteurs ont en vain tâché d’appuyer cette profane conjecture sur le psaume LXXX, où il est dit « que la fête des trompettes a été instituée pour faire souvenir le peuple saint du temps où il sortit de l’Egypte, et où il entendit alors parler une langue qui lui était inconnue. »

 

          Ces Juifs, dit-on, étaient donc des Egyptiens qui furent étonnés d’entendre parler au-delà de la mer Rouge un langage qui n’était pas celui d’Egypte ; et de là on conclut qu’il n’est pas hors de vraisemblance que les Juifs soient les descendants de ces brigands que le roi Actisanes avait chassés.

 

          Un tel soupçon n’est pas admissible. Premièrement parce que, s’il est dit dans l’Exode que les Juifs enlevèrent les ustensiles des Egyptiens avant d’aller dans le désert, il n’est point dit qu’ils y aient été relégués pour avoir volé. Secondement, soit qu’ils fussent des voleurs ou non, soit qu’ils fussent Egyptiens ou Juifs, ils ne pouvaient guère entendre la langue des petites hordes d’Arabes bédouins qui erraient dans l’Arabie Déserte au nord de la mer Rouge  et on ne peut tirer aucune induction du psaume LXXX, ni en faveur des Juifs, ni contre eux. Toutes les conjectures d’Hérodote, de Diodore de Sicile, de Manéthon, d’Eratosthène sur les Juifs, doivent céder sans contredit aux vérités qui sont consacrées dans les livres saints. Si ces vérités, qui sont d’un ordre supérieur, ont de grandes difficultés, si elles atterrent nos esprits, c’est précisément parce qu’elles sont d’un ordre supérieur. Moins nous pouvons y atteindre, plus nous devons les respecter.

 

          Quelques écrivains ont soupçonné que ces voleurs chassés sont les mêmes que les Juifs qui errèrent dans le désert, parce que le lieu où ils restèrent quelque temps s’appela depuis Rhinocolure, nez coupé, et qu’il n’est pas fort éloigné du mont Carmel, des déserts de Sur, d’Ethan, de Sin, d’Oreb, et de Cadès-Barné.

 

          On croit encore que les Juifs étaient ces mêmes brigands, parce qu’ils n’avaient pas de religion fixe, ce qui convient très bien, dit-on, à des voleurs ; et on croit prouver qu’ils n’avaient pas de religion fixe, par plusieurs passages de l’Ecriture même.

 

          L’abbé de Tilladet, dans sa dissertation sur les Juifs, prétend que la religion juive ne fut établie que très longtemps après. Examinons ses raisons.

 

          1° Selon l’Exode, Moïse épousa la fille d’un prêtre de Madian, nommé Jéthro ; et il n’est point dit que les Madianites reconnussent le même dieu qui apparut ensuite à Moïse dans un buisson vers le mont Oreb.

 

          2° Josué, qui fut le chef des fugitifs d’Egypte après Moïse, et sous lequel ils mirent à feu et à sang une partie du petit pays qui est entre le Jourdain et la mer, leur dit, chap. XXIV : « Otez du milieu de vous les dieux que vos pères ont adorés dans la Mésopotamie et dans l’Egypte, et servez Adonaï… Choisissez ce qu’il vous plaira d’adorer, ou les dieux qu’ont servis vos pères dans la Mésopotamie, ou des lieux des Amorrhéens dans la terre desquels vous habitez. »

 

          3° Une autre preuve, ajoute-t-on, que leur religion n’était pas encore fixée, c’est qu’il est dit au livre des Juges, chap. Ier : « Anonaï (le Seigneur) conduisit Juda, et se rendit maître des montagnes : mais il ne put se rendre maître des vallées. »

 

          L’abbé de Tilladet et Boulanger infèrent de là que ces brigands, dont les repaires étaient dans les creux des rochers dont la Palestine est pleine, reconnaissaient un dieu des rochers et un des vallées.

 

          4° Ils ajoutent à ces prétendues preuves ce que Jephté dit aux chefs des Ammonites, chap. II : « Ce que Chamos votre dieu possède ne vous est-il pas dû de droit ? de même ce que notre dieu vainqueur a obtenu doit être en notre possession. « 

 

          M. Fréret infère de ces paroles que les Juifs reconnaissaient Chamos pour dieu aussi bien qu’Adonaï, et qu’ils pensaient que chaque nation avait sa divinité locale.

 

          5° On fortifie encore cette opinion dangereuse par de discours de Jérémie, au commencement du chap. XLIX : « Pourquoi le dieu Melchom s’est-il emparé du pays de Gad ? » et on en conclut que les Juifs avouaient la divinité du dieu Melchom.

 

          Le même Jérémie dit au chap. VII, en faisant parler Dieu aux Juifs : « Je n’ai point ordonné à vos pères, au jour que je les tirai d’Egypte, de m’offrir des holocaustes et des victimes. »

 

          6° Isaïe se plaint, au chap. XLVII, que les Juifs adoraient plusieurs dieux. « Vous cherchez votre consolation dans vos dieux au milieu des bocages ; vous leur sacrifiez de petits enfants dans des torrents sous de grandes pierres. » Il n’est pas vraisemblable, dit-on, que les Juifs eussent immolé leurs enfants à des dieux dans des torrents sous de grandes pierres, s’ils avaient eu alors leur loi, qui leur défend de sacrifier aux dieux.

 

          7° On cite encore en preuve le prophète Amos, qui assure, au chapitre V, que jamais les Juifs n’ont sacrifié au Seigneur pendant quarante ans dans le désert ; « au contraire, dit Amos, vous y avez porté le tabernacle de votre dieu Moloch, les images de vos idoles, et l’étoile de votre Dieu (Remphan). »

 

          8° C’était, dit-on, une opinion si constante, que saint Etienne, le premier martyr, dit au chap. VII des Actes des Apôtres, que les Juifs, dans le désert, adoraient la milice du ciel, c’est-à-dire les étoiles, et qu’ils portèrent le tabernacle de Moloch et l’astre du dieu Remphan pour les adorer.

 

          Des savants, tels que MM. Maillet et Dumarsais (2), ont conclu des recherches de l’abbé de Tilladet, que les Juifs ne commencèrent à former leur religion, telle qu’ils l’ont encore aujourd’hui, qu’au retour de la captivité de Babylone. Ils s’obstinent dans l’idée que ces Juifs, si longtemps esclaves, et si longtemps privés d’une religion bien nettement reconnue, ne pouvaient être que les descendants d’une troupe de voleurs sans mœurs et sans lois Cette opinion paraît d’autant plus vraisemblable que le temps auquel le roi d’Ethiopie et d’Egypte Actisanes bannit dans le désert une troupe de brigands qu’il avait fait mutiler, se rapporte au temps auquel on place la fuite des Israélites conduits par Moïse ; car Flavien Josèphe appelle guerre pouvait très bien être réputé brigandage par les historiens d’Egypte.

 

          Ce qui achève d’éblouir ces savants, c’est la conformité qu’ils trouvent entre les mœurs des Israélites et celles d’un peuple de voleurs ; ne se souvenant pas assez que Dieu lui-même dirigeait ces Israélites, et qu’il punit par leurs mains les peuples de Canaan. Il paraît à ces critiques que les Hébreux n’avaient aucun droit sur ce pays de Canaan, et que, s’ils en avaient, ils n’auraient pas dû mettre à feu et à sang un pays qu’ils auraient cru leur héritage.

 

          Ces audacieux critiques supposent donc que les Hébreux firent toujours leur premier métier de brigands. Ils pensent trouver des témoignages de l’origine de ce peuple dans sa haine constante pour l’Egypte, où l’on avait coupé le nez de ses pères, et dans la conformité de plusieurs pratiques égyptiennes qu’il retint, comme le sacrifice de la vache rousse, le bouc émissaire les ablutions, les habillements des prêtres, la circoncision, l’abstinence du porc, les viandes pures et impures. Il n’est pas rare, disent-ils, qu’une nation haïsse un peuple voisin dont elle a imité les coutumes et les lois. La populace d’Angleterre et de France en est un exemple frappant.

 

          Enfin ces doctes, trop confiants en leurs propres lumières, dont il faut toujours se défier, ont prétendu que l’origine qu’ils attribuent aux Hébreux est plus vraisemblable que celle dont les Hébreux se glorifient.

 

          « Vous convenez avec nous, leur dit M. Toland, que vous avez volé les Egyptiens en vous enfuyant de l’Egypte, que vous leur avez pris des vases d’or et d’argent, et des habits. Toute la différence entre votre aveu et notre opinion, c’est que vous prétendez n’avoir commis ce larcin que par ordre de Dieu. Mais à ne juger que par la raison, il n’y a point de voleur qui n’en puisse dire autant. Est-il bien ordinaire que Dieu fasse tant de miracles en faveur d’une troupe de fuyards qui avoue qu’elle a volé ses maîtres ? dans quel pays de la terre laisserait-on une telle rapine impunie ? Supposons que les Grecs de Constantinople prennent toutes les garde-robes des Turcs et toute leur vaisselle pour aller dire la messe dans un désert ; en bonne foi, croirez-vous que Dieu noiera tous les Turcs dans la Propontide pour favoriser ce vol, quoiqu’il soit fait à bonne intention ? »

 

          Ces détracteurs ne se contentent pas de ces assertions, auxquelles il est aisé de répondre ; ils vont jusqu’à dire que le Pentateuque n’a pu être écrit que dans le temps où les Juifs commencèrent à fixer leur culte, qui avait été jusque-là fort incertain Ce fut, disent-ils, au temps d’Esdras et de Néhémie. Ils apportent pour preuve le quatrième livre d’Esdras, longtemps reçu pour canonique ; mais ils oublient que ce livre a été rejeté par le concile de Trente. Ils s’appuient du sentiment d’Aben-Esra, et d’une foule de théologiens tous hérétiques ; ils s’appuient enfin de la décision de Newton lui-même. Mais que peuvent tous ces cris de l’hérésie et de l’infidélité contre un concile œcuménique ?

 

          De plus, ils se trompent en croyant que Newton attribue le Pentateuque à Esdras : Newton croit que Samuel en fut l’auteur, ou plutôt le rédacteur.

 

          C’est encore un grand blasphème de dire avec quelques savants que Moïse, tel qu’on nous le dépeint, n’a jamais existé ; que toute sa vie est fabuleuse depuis son berceau jusqu’à sa mort ; que ce n’est qu’une imitation de l’ancienne fable arabe de Bacchus, transmise aux Grecs, et ensuite adoptée par les Hébreux. Bacchus, disent-ils, avait été sauvé des eaux ; Bacchus avait passé la mer Rouge à pied sec ; une colonne de feu conduisait son armée  il écrivit ses lois sur deux tables de pierre ; des rayons sortaient de sa tête. Ces conformités leur font soupçonner que les Juifs attribuèrent cette ancienne tradition de Bacchus à leur Moïse. Les écrits des Grecs étaient connus dans toute l’Asie, et les écrits des Juifs étaient soigneusement cachés aux autres nations. Il est vraisemblable selon ces téméraires, que la métamorphose d’Edith, femme de Loth, en statue de sel, est prise de la fable d’Eurydice ; que Samson est la copie d’Hercule, et le sacrifice de la fille de Jephté imité de celui d’Iphigénie. Ils prétendent que le peuple grossier qui n’a jamais inventé aucun art doit avoir tout puisé chez les peuples inventeurs.

 

          Il est aisé de ruiner tous ces systèmes en montrant seulement que les auteurs grecs, excepté Homère, sont postérieurs à Esdras, qui rassembla et restaura les livres canoniques.

 

          Dès que ces livres sont restaurés du temps de Cyrus et d’Artaxerce, ils ont précédé Hérodote, le premier historien des Grecs. Non-seulement ils sont antérieurs à Hérodote, mais le Pentateuque est beaucoup plus ancien qu’Homère.

 

          Si on demande pourquoi ces livres si anciens et si divins ont été inconnus aux nations jusqu’au temps où les premiers chrétiens répandirent la traduction faite en grec sous Ptolémée Philadelphe, je répondrai qu’il ne nous appartient pas d’interroger la Providence. Elle a voulu que ces anciens monuments, reconnus pour authentiques, annonçassent des merveilles, et que ces merveilles fussent ignorées de tous les peuples, jusqu’au temps où une nouvelle lumière vînt se manifester. Le christianisme a rendu témoignage à la loi mosaïque au-dessus de laquelle il s’est élevé, et par laquelle il fut prédit. Soumettons-nous, prions, adorons, et ne disputons pas.

 

 

1 – Voyez le Traité sur la tolérance. (G.A.)

2 – Voltaire cite Dumarsais, parce qu’on avait signé de son nom l’Analyse de la religion chrétienne. (G.A.)

 

 

 

 

Publié dans Critique historique

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