CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 51

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 51

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à M. le marquis de Villette.

 

A Ferney, 4 Octobre 1767.

 

 

 

Votre sage héros (1), si peu terrible en guerre,

Jamais dans les périls ne voulut s’engager :

Il ne ravagea point la terre,

Mais il la fit bien ravager.

 

          Il doit tout à son Bertrand. Ce bon connétable, le meilleur des hommes, tailla en pièces nombre de ses ennemis. Il fut comparé, dans le temps, à Ituriel l’exterminateur, qui, de son épée flamboyante, chassa les anges rebelles.

 

          Vous mettez sur la même ligne du Guesclin et Turenne. Mais quelle prodigieuse différence pour les mœurs ! Le premier recevait des balafres dans les tournois, et voyait jouer les Mystères, le second assistait aux carrousels de Louis XIV et aux représentations d’Athalie et de Cinna.

 

          Pourquoi ne dites-vous pas que votre paisible monarque avait une fort belle marine royale sans sortir de chez lui ? Il prit dans les mers de La Rochelle neuf mille Anglais, avec le comte de Pembrock leur amiral !

 

          Pourquoi ne dites-vous pas que le fastueux empereur des Germains, ce roi des rois, qui se faisait servir par sept souverains dans une cour plénière, vint abaisser son orgueil devant la sagesse de Charles ? Il fit le pèlerinage de Prague à Paris, pour le visiter, comme la reine de Saba était venue voir Salomon.

 

          Vous pouviez aussi rappeler ce trait si touchant : Le jour de sa mort, il supprima la plupart des impôts ; et quelques heures avant d’expirer, comme un bon père de famille il fit ouvrir les portes de sa chambre, afin de voir encore une fois son peuple, et de le bénir.

 

          Votre amitié, monsieur, pour M. de La Harpe vous a empêché de composer pour l’Académie ; mais vous avez travaillé pour le public, pour votre gloire, et pour mon plaisir. Je vous ai deux grandes obligations, celle de m’avoir témoigné publiquement l’amitié dont vous m’honorez, et celle de m’avoir fait passer une heure délicieuse en vous lisant. Puissiez-vous être aussi heureux que vous êtes éloquent ! Puissiez-vous mépriser et fuir ce même public pour lequel vous avez écrit !

 

          M. de La Harpe reviendra bientôt vous voir ; il a été un an chez moi : s’il avait autant de fortune que de talents et d’esprit, il serait plus riche que feu Montmartel. Il lui sera plus aisé d’avoir des prix de l’Académie que des pensions du roi. Lui et sa femme jouent ici la comédie parfaitement ; M. de Chabanon aussi. Notre petit théâtre a mieux valu que celui du faubourg Saint-Germain. On a joué Zaïre avec une grande perfection. Pour moi, je vous avoue que j’aime mieux une scène de César ou de Cicéron que toute cette intrigue d’amour que je filai il y a trente-cinq ans. Mais le parterre de Paris et les loges sont plus galants que moi : ils donnent la préférence à ma Quinauderie. Vous nous avez bien manqué. Vous devez être un excellent acteur, car, sans rire, vous jouez tous vos contes à faire mourir de rire.

 

          Me voilà bloqué par mon grand ennemi, qui est l’hiver. On me fait peur ici d’une fièvre qui court. On me tourmente pour aller passer six mois à Lyon : toute la maisonnée en brûle d’envie. Mais je resterai où je suis bien calfeutré. J’ai plus de courage que de force. Je sens bien que cette expédition est impossible. Je ne suis pas comme Frédéric, un héros de toutes les saisons.

 

          Conservez vos bontés pour un vieillard dont elles feront la consolation, et qui vous sera véritablement attaché jusqu’au dernier moment de sa vie.

 

 

1 – Charles V, dont Villette avait composé l’Eloge. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. d’Etallonde de Morival.

 

6 Octobre 1767.

 

 

          Celui à qui vous avez écrit, monsieur, du 23 de septembre, prendra toujours un intérêt très vif à tout ce qui vous regarde. Le roi que vous servez l’honore quelquefois de ses lettres. Il prendra toujours la liberté de vous recommander à ses bontés, et il fera agir ses amis en votre faveur. Il vous supplie de penser qu’il n’y a d’opprobre que pour les Busiris en robe noire, et pour ceux qui assassinent juridiquement l’innocence. Tous les hommes qui pensent sont indignés contre ces monstres, et contre la détestable superstition qui les anime. La moitié de votre nation est composée de petits singes qui dansent, et l’autre de tigres qui déchirent. Il y a des philosophes ; le nombre en est petit : mais à la longue leur voix se fait entendre. Il viendra un temps où votre procès sera revu par la raison, et où vos infâmes juges seront condamnés avec horreur à son tribunal.

 

          Consolez-vous ; attendez le temps de la lumière ; elle viendra : on rougira à la fin de sa sottise et de sa barbarie. Si vous avez quelque ami à peu près dans le même cas que vous ayez la bonté, monsieur, d’en donner avis par la même adresse.

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

8 Octobre 1767 (1).

 

 

          On ne peut certainement entendre qu’un homme fasse mieux une chose que ceux qui ne la font pas. On ne peut entendre qu’une pièce soit mieux représentée par ceux qui y jouent que par ceux qui n’y jouent pas. On doit encore moins entendre que des personnes du monde, qui jouent la comédie pour leur plaisir (2), aient des talents supérieurs à ceux des plus grands acteurs de Paris.

 

          Ce qu’il faut encore moins entendre, c’est qu’on ait prétendu comparer personne à mademoiselle Clairon.

 

          Ce qu’il faut surtout entendre, et ce qui est d’une vérité incontestable, c’est qu’on a pour mademoiselle Clairon tous les sentiments qu’elle mérite et qu’on ne démentira jamais. Le pauvre vieillard lui sera toujours attaché avec des sentiments aussi vifs que s’il était jeune ; il admirera ses talents, et il admirera encore la force qu’elle eut d’en priver un public ingrat  il aimera sa personne jusqu’au dernier moment de sa vie.

 

 

1 – Ce fragment de lettre, mis quelquefois au nom de mademoiselle Clairon, a toujours été classé non moins mal à propos à l’année 1760. (G.A.)

2 – Il s’agit des éloges que Voltaire prodiguait à madame La Harpe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

9 Octobre 1767.

 

 

          Mon cher ami, je n’ai point encore de nouvelles de Marmontel. Je m’imagine qu’il est occupé de son triomphe (1) ; mais le pauvre Bret, son approbateur, reste toujours interdit. On commença donc par en croire les Ribalier et les Coger, et on finit par bafouer la Sorbonne et les pédants du collège Mazarin, sans pourtant rendre justice à M. Marmontel ni à l’approbateur. Ainsi les gens de lettres sont toujours écrasés, soit qu’ils aient tort, soit qu’ils aient raison.

 

          Voici la réponse que j’ai jugé à propos de faire à ce Coger, qui m’impute le Dictionnaire philosophique ; il m’est important de détromper certaines personnes. Vous ne savez pas ce qui se passe dans les bureaux des ministres, et même dans le cabinet du roi, et je sais ce qui s’y est passé à mon égard.

 

          Tandis que vous imprimez l’Eloge de Henri IV, sous le nom de Charlot, on l’a rejoué à Ferney mieux qu’on ne le jouera jamais à la Comédie. Madame Denis m’a donné, en présence du régiment de Conti et de toute la province, la plus agréable fête que j’aie jamais vue. Les princes peuvent en donner de plus magnifiques, mais il n’y a pas de souverain qui en puisse donner de plus ingénieuse.

 

          Je vous supplie, mon cher ami, de donner à Thieriot les rogatons de vers (2) qui sont dans le paquet : cela peut servir à sa correspondance.

 

          Va-t-on entamer l’affaire des Sirven à Fontainebleau ? puis-je en être sûr ? car je ne voudrais pas fatiguer M. Chardon d’une lettre inutile.

 

          Ma santé va toujours en empirant, et je suis bien inquiet de la vôtre. Adieu, mon cher ami ; nous savons tous deux combien la vie est peu de chose, et combien les hommes sont méchants.

 

 

1 – Le gouvernement venait d’arrêter la censure de la Sorbonne et le mandement de l’archevêque de Paris contre Bélisaire. (Beuchot.)

2 – Voyez aux POÉSIES MÊLÉES, la Prophétie de la Sorbonne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise de Florian.

 

A Ferney, le 12 Octobre 1767.

 

 

          Il n’y a pas moyen, ma chère nièce, que je vous blâme de penser comme moi. Je vous sais très bon gré de passer votre hiver à la campagne  on n’est bien que dans son château. Consultez le roi ; c’est ainsi qu’il en use. Il ne passe jamais ses hivers à Paris. Le fracas des villes n’est fait que pour ceux qui ne peuvent s’occuper. Ma santé a été si mauvaise que je n’ai pu aller à Montbéliard, quoique ce voyage fût indispensable. Il y a un mois que je ne sors presque pas de mon lit. Je ne me suis habillé que pour aller voir une petite fête que votre sœur m’a donnée. Vous jugerez si la fête a été agréable, par les petites bagatelles ci-jointes. On vous enverra bientôt de Paris la petite comédie qu’on a jouée. M. de La Harpe et M. de Chabanon n’ont pas encore fini leurs pièces ; et quand elles seraient achevées, je ne vois pas quel usage ils en pourraient faire dans le délabrement horrible où le théâtre est tombé.

 

          Ferney est toujours le quartier-général. Nous avons le colonel du régiment de Conti dans la maison, et trois compagnies dans le village. Les soldats nous font des chemins, les grenadiers me plantent des arbres. Madame Denis, qui a été accoutumée à tout ce fracas à Landau et à Lille (1), s’en accommode à merveille. Je suis trop malade pour faire les honneurs du château. Je ne mange jamais au grand couvert. Je serais mort en quatre jours, s’il me fallait vivre en homme du monde : je suis tranquille au milieu du tintamarre, et solitaire dans la cohue.

 

          S’il me tombe quelque chose de nouveau entre les mains, je ne manquerai pas de vous l’envoyer à l’adresse que vous m’avez donnée. Je m’imagine que M. de Florian ne perd pas son temps cet automne ; il aligne sans doute des allées ; il fait des pièces d’eau et des avenues. Les pauvres Parisiens ne savent pas quel est le plaisir de cultiver son jardin : il n’y a que Candide et nous qui ayons raison.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Feu son mari était commissaire des guerres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Ferney, 13 Octobre 1767.

 

 

          Depuis ma dernière lettre, mon cher ami, j’ai reçu de nouveaux éclaircissements touchant les terres dépendantes du comté de Montbéliard, situées en France. Les tristes connaissances que j’ai acquises me mettent dans la nécessité indispensable d’assurer mes droits et mon revenu par des actes juridiques ; j’ai besoin même de la plus grande célérité. Je suis comptable à ma famille de ce bien qui est presque la seule chose qui me reste. Je vous prie donc de faire agir sans délai mon fondé de procuration, de m’envoyer son nom et d’avoir l’œil sur lui.

 

          Je vous prie aussi très instamment de me faire avoir une copie authentique des anciens actes de M. le duc de Wurtemberg, énoncés dans les contrats que vous avez passés en mon nom. Ces anciens actes sans doute doivent tenir lieu de contrats, et vous n’aurez pas manqué de les faire homologuer au conseil d’Alsace. Je m’en rapporte à vous pour assurer mes droits et ceux de ma famille ; je vous demande en grâce d’envoyer la copie de ces contrats bien conditionnée à l’adresse de M. Damilaville, premier commis des bureaux du vingtième, quai Saint-Bernard, à Paris, avec une double enveloppe, l’une à moi, l’autre à lui.

 

          En même temps, ayez la bonté de m’écrire ce que vous aurez fait. Vous m’avez mandé que vous aviez bien voulu solliciter en ma faveur la chambre des finances de Montbéliard ; mais sachez que cette chambre des finances est la chambre de la confusion et de la pauvreté ; M. de Montmartin m’a fait cet aveu ; c’est un naufrage, il me faut une planche pour me sauver, et je ne puis trouver ma sûreté que par la voie de la justice. Je ne prétends point en cela manquer de respect à M. le duc de Wurtemberg ; je ne m’attaque qu’à ses fermiers et à ses régisseurs ; on plaide tous les jours en France contre le roi ; je ne dois point trahir les intérêts de ma famille par une vaine considération ; en un mot, je vous prie d’agir sans délai. Madame Denis joint ses remerciements aux miens ; je vous embrasse bien tendrement, et je fais mes compliments à toute votre famille.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 14 Octobre 1767.

 

 

          Mon cher ange, j’apprends qu’on vous a saigné trois fois : voilà ce que c’est que d’être gras et dodu. Si on m’avait saigné deux fois, j’en serais mort. On dit que vous vous en êtes tiré à merveille. J’apprends en même temps votre maladie et votre convalescence ; tout notre petit ermitage aurait été alarmé, si on ne nous avait pas rassurés. Vous voilà donc au régime avec madame d’Argental, et sous la direction de Fournier. Pour moi, je suis dans mon lit depuis un mois ; je suis plus vieux et plus faible que vous ; il faut que je me prépare au grand voyage après un petit séjour assez ridicule sur ce globe.

 

          La comédie française me paraît aussi malade que moi. Je me flatte qu’après les saignées qu’on vous a faites, votre sang n’est plus aigri contre votre ancien et fidèle serviteur. Vous avez dû voir combien on a abusé de ma lettre (1) à mademoiselle Dubois, qui n’était qu’un compliment et une plaisanterie, mas dans laquelle je lui disais très nettement que j’avais partagé mes rôles entre elle et mademoiselle Durancy. Il y avait longtemps qu’on vous préparait ce tour ; on (2) aurait beaucoup mieux fait de me payer beaucoup d’argent qu’on me doit. Je suis vexé de tous côtés ; c’est la destinée des gens de lettres. Ce sont des oiseaux que chacun tire en volant, et qui ont bien de la peine à regagner leur trou avec l’aile cassée.

 

          Je vous embrasse du fond de mon trou, avec une tendresse qui ne finira qu’avec moi, mais qui finira bientôt.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

2 – Richelieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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