TRAITÉ DE MÉTAPHYSIQUE - Partie 6

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TRAITÉ DE MÉTAPHYSIQUE - Partie 6

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TRAITÉ DE MÉTAPHYSIQUE

 

 

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CHAPITRE IV.

 

 

 

Qu’il y a en effet des objets extérieurs.

 

 

 

 

          On n’aurait point songé à traiter cette question si les philosophes n’avaient cherché à douter des choses les plus claires, comme ils se sont flattés de connaître les plus douteuses.

 

          Nos sens nous font avoir des idées, disent-ils ; mais peut-être que notre entendement reçoit ces perceptions sans qu’il y ait aucun objet au dehors. Nous savons que, pendant le sommeil, nous voyons et nous sentons des choses qui n’existent pas : peut-être notre vie est-elle un songe continuel, et la mort sera le moment de notre réveil, ou la fin d’un songe auquel nul réveil ne succédera.

 

          Nos sens nous trompent dans la veille même ; la moindre altération dans nos organes nous fait voir quelquefois des objets et entendre des sons dont la cause n’est que dans le dérangement de notre corps : il est donc très possible qu’il nous arrive toujours ce qui nous arrive quelquefois.

 

          Ils ajoutent que quand nous voyons un objet, nous apercevons une couleur, une figure ; nous entendons des sons, et il nous a plu de nommer tout cela les modes de cet objet ; mais la substance de cet objet, quelle est-elle ? C’est là en effet que l’objet échappe à notre imagination : ce que nous nommons si hardiment la substance n’est en effet que l’assemblage de ces modes. Dépouillez cet arbre de cette couleur, de cette configuration qui vous donnait l’idée d’un arbre, que lui restera-t-il ? Or, ce que j’ai appelé modes, ce n’est autre chose que mes perceptions. Je puis bien dire : J’ai idée de la couleur verte et d’un corps tellement configuré ; mais je n’ai aucune preuve que ce corps et cette couleur existent : voilà ce que dit Sextus Empiricus (1), et à quoi il ne peut trouver de réponse.

 

          Accordons pour un moment à ces messieurs encore plus qu’ils ne demandent ; ils prétendent qu’on ne peut leur prouver qu’il y a des corps ; passons-leur qu’ils prouvent eux-mêmes qu’il n’y a point de corps. Que s’ensuivra-t-il de là ? nous conduirons-nous autrement dans notre vie ? aurons-nous des idées différentes sur rien ? Il faudra seulement changer un mot dans ses discours. Lorsque, par exemple, on aura donné quelque bataille, il faudra dire que dix mille hommes ont paru être tués, qu’un tel officier semble avoir la jambe cassée, et qu’un chirurgien paraîtra la lui couper. De même, quand nous aurons faim, nous demanderons l’apparence d’un morceau de pain pour faire semblant de digérer.

 

          Mais voici ce que l’on pourrait leur répondre plus sérieusement :

 

          1°/ Vous ne pouvez pas en rigueur comparer la vie à l’état des songes, parce que vous ne songez jamais en dormant qu’aux choses dont vous avez eu l’idée étant éveillés ; vous êtes sûrs que vos songes ne sont autre chose qu’une faible réminiscence. Au contraire, pendant la veille, lorsque nous avons une sensation, nous ne pouvons jamais conclure que ce soit par réminiscence. Si, par exemple, une pierre en tombant nous casse l’épaule, il paraît assez difficile que cela se fasse par un effort de mémoire.

 

          2°/ Il est très vrai que nos sens sont souvent trompés ; mais qu’entend-on par là ? nous n’avons qu’un sens, à proprement parler, qui est celui du toucher ; la vue, le son, l’odorat, ne sont que le tact des corps intermédiaires qui partent d’un corps éloigné. Je n’ai l’idée des étoiles que par l’attouchement ; et comme cet attouchement de la lumière qui vient frapper mon œil de mille millions de lieues n’est point palpable comme l’attouchement de mes mains, et qu’il dépend du milieu que ces corps ont traversé, cet attouchement est ce qu’on nomme improprement trompeur ; il ne me fait point voir les objets à leur véritable place ; il ne me donne point d’idée de leur grosseur ; aucun même de ces attouchements, qui ne sont point palpables, ne me donne l’idée positive des corps. La première fois que je sens une odeur sans voir l’objet dont elle vient, mon esprit ne trouve aucune relation entre un corps et cette odeur ; mais l’attouchement proprement dit, l’approche de mon corps à un autre, indépendamment de mes autres sens, me donne l’idée de la matière ; car, lorsque je touche un rocher, je sens bien que je ne puis me mettre à sa place, et que par conséquent il y a là quelque chose d’étendu et d’impénétrable. Ainsi supposé (car que ne suppose-t-on pas) qu’un homme eût tous les sens, hors celui du toucher proprement dit, cet homme pourrait fort bien douter de l’existence des objets extérieurs, et peut-être même serait-il longtemps sans en avoir d’idée ; mais celui qui serait sourd et aveugle, et qui aurait le toucher, ne pourrait douter de l’existence des choses qui lui feraient éprouver de la dureté ; et cela parce qu’il n’est point de l’essence de la matière qu’un corps soit coloré ou sonore, mais qu’il soit étendu et impénétrable.

 

          Mais que répondront les sceptiques outrés à ces deux questions-ci :

 

          1°/ S’il n’y a point d’objets extérieurs, et si mon imagination fait tout, pourquoi suis-je brûlé en touchant du feu, et ne suis-je point brûlé quand, dans un rêve, je crois toucher du feu ?

 

          2°/ Quand j’écris mes idées sur ce papier, et qu’un autre homme vient me lire ce que j’écris, comment puis-je entendre les propres paroles que j’ai écrites et pensées si cet autre homme ne me les lit pas effectivement ? comment puis-je même les retrouver si elles n’y sont pas ? Enfin, quelque effort que je fasse pour douter, je suis plus convaincu de l’existence des corps que je ne le suis de plusieurs vérités géométriques. Ceci paraîtra étonnant, mais je n’y puis que faire ; j’ai beau manquer de démonstrations géométriques pour prouver que j’ai un père et une mère, et j’ai beau m’avoir démontré, c’est-à-dire n’avoir pu répondre à l’argument qui me prouve qu’une infinité de lignes courbes peuvent passer entre un cercle et sa tangente, je sens bien que si un être tout-puissant me venait dire de ces deux propositions : Il y a des corps, et une infinité de courbes passant entre le cercle et sa tangente, il y a une proposition qui est fausse, devinez laquelle ? je devinerais que c’est la dernière ; car sachant bien que j’ai ignoré longtemps cette proposition, que j’ai eu besoin d’une attention suivie pour en entendre la démonstration, que j’ai cru y trouver des difficultés, qu’enfin les vérités géométriques n’ont de réalité que dans mon esprit, je pourrais soupçonner que mon esprit s’est trompé.

 

          Quoi qu’il en soit, comme mon principal but est ici d’examiner l’homme sociable, et que je ne puis être sociable s’il n’y a une société, et par conséquent des objets hors de nous, les pyrrhoniens me permettront de commencer par croire fermement qu’il y a des corps, sans quoi il faudrait que je refusasse l’existence à ces messieurs (2).

 

         

 

 

1 –Dans ses Hypotyposes, qui ont été traduites en français par Huart, en 1725. (G.A.)

2 – Voyez l’article EXISTENCE, par le chevalier de Jaucourt, dans l’Encyclopédie ; c’est le seul ouvrage où cette question de l’existence des corps ait été jusqu’ici bien traitée, et elle y est complètement résolue. (K.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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